Desjeux D., 2013, « Avant Propos », in Mobilités et modes de vie, PUR, pp. 7-11
2013, Mobilités et modes de vie, vers une recomposition de l’habiter
sous la direction de Philippe Gerber et Samuel Carpentier, Presses Universitaires de Rennes (PUR)
Post face de Gabriel Dupuy
Avec la participation de nombreux auteurs dont Vincent Kaufmann, Joël Meissonier, Magali Pierre
Avant propos de Dominique Desjeux
La mobilité est une activité tellement quotidienne que l’on peut en oublier qu’elle est aussi un analyseur de la vie en société, pour faire référence aux travaux de Vincent Kaufmann sur les liens entre mobilité et mode de vie.
Depuis toujours la mobilité est un phénomène ambivalent fait de fluidité quand elle participe à l’amélioration de la circulation et de pesanteur quand elle concerne la sécurité dans les aéroports ou les visas pour limiter les flux migratoires. Elle garantit l’origine autant qu’elle concourt au contrôle des biens et des personnes à travers les nouvelles technologies de traçabilité comme les puces RFID (Radio fréquence comme la carte Navigo à Paris) ou la lecture des prix des marchandises à la sortie des grandes surfaces américaines en Arizona. Elle permet autant la libération que la contrainte. Elle structure depuis la Thora la relation complexe entre « nomades » et « sédentaires » en milieu agraire, en milieu urbain et en entreprise. C’est dire la richesse de la mobilité dont ce livre, introduit par Philippe Gerber et Philippe Carpentier, rend compte. Il le fait grâce à la présentation d’une série d’enquêtes empiriques qualitatives et quantitatives en Suisse, en France et aussi en Turquie, grâce à un travail de Joël Meissonnier sur Istanbul.
La crise actuelle change en partie la donne sur l’analyse de la mobilité mais la question de la mobilité reste encore plus centrale. Entre septembre 2008 et fin 2009 les compagnies de transport de marchandises par avion, par chemin de fer, par route ou par containers par bateau ont vu leur chiffre d’affaire s’affaisser du fait de la crise et de la baisse du trafic sur les matières premières nécessaire à la production des biens de consommation.
Ceci veut dire que les sources du développement ou du ralentissement de la mobilité peuvent venir de n’importe quel endroit du monde. Cette variabilité de la mobilité relève de trois grandes dimensions matérielles, sociales et symbolique dont le contenu varie lui-même en fonction de l’échelle d’observation choisie (cf. D. Desjeux, 2004, Les sciences sociales, Que sais-je ? PUF).
Au niveau matériel la mobilité renvoie d’abord au temps. Il suffit de rappeler qu’un temps court pour faire ses courses ne signifie pas forcément aujourd’hui une distance spatiale plus courte. Mais le temps d’accès aux services de proximité s’est fortement réduit grâce à la voiture, au vélo ou aux transports en commun. La mobilité renvoie aussi à l’espace qui est organisés en France à partir du lieu de résidence autour de quatre grandes pratiques : aller au travail, faire ses courses, pratiquer des loisirs, avoir des activités les à la sociabilité. La mobilité varie aussi en fonction de son coût, et notamment du coût de l’énergie nécessaire à son fonctionnement, notamment le pétrole et encore pour longtemps. La nature de l’énergie est la condition matérielle qui organise le plus fortement les formes de la mobilité que cette énergie soit humaine, animale, ou liée au pétrole. Cette énergie peut varier en fonction des effets de cycle de vie ou d’appartenance sociale. Une énergie humaine limitée par l’âge, le handicap, la maladie ou une grossesse limite fortement le rayon de déplacement de la mobilité. Avec une mobilité réduite, la proximité devient une contrainte forte. La mobilité renvoie enfin, au niveau matériel, aux objets de la mobilité que ce soit les voiture et les parkings, les services de mobilité comme les transports en commun ou les services d’aides à la mobilité comme les GPS ou les téléphones mobiles. Les objets matériels forment donc un système de mobilité concret matériel associé au temps, à l’espace, au coût et à la nature de l’énergie.
Au niveau social la mobilité renvoie aux interactions entre acteur de la famille au sein du système d’action domestiques à l’échelle micro-sociale, aux rapports de pouvoir entre groupes de pression d’usagers, les opérateurs, les médias et le système politico-administratif, et aux effets d’appartenance à l’échelle macro-sociale, celle des périurbains notamment dont une part de la population représente les plus démunis en termes de revenu parce qu’ils appartiennent à des catégories défavorisées ou parce qu’ils sont jeunes. Ils sont directement touchés par l’augmentation des couts de l’énergie pétrolière. En juillet 2008 le baril de pétrole était à 150$ sur le marché de New York. Le niveau social est aussi celui de la sécurité ou de l’insécurité liée à la mobilité. Au niveau géopolitique, à une échelle macro-sociale, la sortie du canal de Suez dans l’océan indien est un lieu important piraterie ce qui fait que pour sécuriser ses approvisionnements et ses exportations maritimes la Chine participent depuis 2008 aux patrouilles de sécurité.
Au niveau symbolique la mobilité renvoie à un imaginaire riche et ambivalent. Il s’exprime autant à travers un imaginaire messianique de liberté, d’indépendance ou d’autonomie sans contrainte qu’à travers un imaginaire apocalyptique d’insécurité, de peur face aux migrations de populations étrangères. Partout dans le monde les populations nomades produisent un imaginaire d’inquiétude souvent puissant, que celui-ci soit ou non justifié par l’histoire. Le mythe de Caïn et Abel symbolise cette tension universelle que Merton, puis Francis Pavé ont repris pour traiter des tensions et de la coopération entre « local » et « cosmopolite », les acteurs mobiles, dans les grandes organisations. A l’échelle micro-sociale, le déménagement est un moment privilégié d’observation de la dynamique de l’imaginaire de la mobilité. Il suit une série d’étapes qui passe successivement par l’espoir d’un changement idéalisé au moment de la décision de bouger, la peur de voir son intimité violé au moment du déménagement, jusqu’au sentiment de vivre un renouveau sans nuage au moment de l’installation (D. Desjeux et alii, 1998, Quand les français déménagent, PUF). On retrouve ce même imaginaire ambivalent autour de la menace qui pèse sur la privacy associée aux objets de la communication et de la mobilité, comme l’a montré Bénédicte Rey en 2007 (consommations-et-societes.fr).
Les déclencheurs de la mobilité varient en fonction des échelles d’observations lesquelles peuvent se décliner en échelles d’observation liée à l’espace, aux temps ou à l’action en société (cf. M. Bonnet et D. Desjeux et la participation de Sophie Alami (éds), 2000, Les territoires de la mobilité, PUF).
Par exemple on peut distinguer la mobilité sur la longue durée qui correspond à des fréquences de une ou plusieurs années et/ou à des effets de cycles de vie c’est-à-dire des mobilités exceptionnelles comme les déménagements, les migrations humaines, les délocalisations d’entreprise et les enterrements auxquels on ne pense pas comme une des formes de la mobilité, du fait de son caractère unique. Il y a aussi la mobilité de durée moyenne, avec des fréquences annuelles ou mensuelles comme les voyages ou les loisirs. Ce sont des mobilités occasionnelles mais récurrentes. Et enfin il y a l’échelle de durée courte avec les mobilités quotidiennes, de week-end ou par semaine, comme les trajets résidence-travail, résidence-courses, résidence-loisir.
Un autre exemple nous ait donné par l’histoire avec le commerce, les guerres ou les mariages comme sources de la mobilité internationale des produits culinaire. Au XVème siècle, la cuisine italienne (fromage, oignon, ail) entre en Hongrie par le mariage de Béatrice d’Aragon avec le roi Mathias Corvin. Au 16ème siècle, le cas le plus connu est celui de Catherine de Médicis, qui, à la suite de son mariage avec Henri II, introduit la cuisine italienne en France. En 1518, la princesse italienne Bona Sforza épouse le roi polonais Sigismond 1er, à l’époque de la puissance politique polonaise. Elle jouera un rôle similaire, bien que moins important, que celui joué par Catherine de Médicis en France quelques années plus tard. M. et F. FIELD en retrouvent des traces dans le parlé polonais au début des années soixante dix : makaron pour pâtes alimentaires, pomidor pour tomate (pomodoro en Italien), kalafior pour chou-fleur (cavolfiore en Italien), les légumes verts, qui sont plutôt la marque du sud de l’Europe, s’appelle en Polonais wloszaz yzna qui signifie mot-à-mot « produits italiens ». Ou encore les merguez apportées par les pieds noirs et diffusées à travers les fêtes de l’Humanité (D. Desjeux, 1991, Les comportements alimentaires en Europe, consommations-et-societes.fr).
On peut aussi distinguer les échelles spatiales de la mobilité avec la petite échelle des géographes (l’échelle macro des sociologues) qui concerne la mobilité des grands espaces vers l’étranger, au niveau national ou régional et les espaces de transit comme les aéroports ; puis la moyenne échelle qui concerne les espaces urbains ou périurbains, par exemple, vers les centres commerciaux, les parc de loisirs, etc. ; et enfin la grande échelle des géographes pour les espaces de proximité, comme le quartier, la résidence, le voisinage, etc.
La crise des subprimes a entrainé en 2009 une baisse de l’activité économique et par là de la mobilité dans l’espace des biens par bateau, train ou avion. En effet en 2008, on assiste à une baisse brutale de la consommation aux USA. Wal Mart le premier importateur américain de produit chinois à bas prix pour ses consommateurs le plus souvent d’origine populaire baisse ses achats en Chine. Cela entraine une baisse de la production en Chine puis des exportations chinoises qui entraine une baisse du PIB de 11% à 7% en un an. La baisse de la production entraine une baisse de la demande mondiale en matières premières et énergétique d’où la baisse des prix mais aussi du trafic ferroviaire et postale en Allemagne. En même temps en 2009 on assiste à une remonté du pouvoir d’achat en Europe par baisse de l’inflation mais comme la crainte du chômage dans le monde est forte on assiste à une remonté de l’épargne des ménages et donc potentiellement à une baisse de la consommation et donc à une moindre mobilité des marchandises. En mars 2009 tous les signes vont dans le sens d’une forte récession et d’une diminution des flux de la mobilité, ce qui est plutôt favorable en terme écologique par rapport à l’émission des gaz à effets de serre qui ont baissé de 3% à mi 2009, mais défavorable en terme d’emploi puisque le nombre de chômeur est en forte augmentation début 2010. La mobilité spatiale des marchandises est bien analyseur du fonctionnement en société notamment à travers la consommation.
Pour finir cet avant propos d’un livre qui va traiter autant de la mobilité résidentielle, que de la vulnérabilité liée aux pratiques de mobilité et des contraintes qui lui sont associées, je voudrais rappeler le côté multidimensionnelle de la mobilité. Au final, la mobilité renvoie à 4 grandes échelles d’observation. L’échelle macro-sociale, est celle des effets d’appartenance sociale en terme de strate ou de classe sociale, d’âge ou de génération, de sexe ou de genre et de culture ethnico-religieuse ou politique. C’est à cette échelle que se situe de concept de « motilité » de Vincent Kaufmann qui lui permet de faire ressortir l’inégale distribution de la mobilité potentielle entre groupes sociaux. C’est aussi l’échelle de la géopolitique. L’échelle méso-sociale est celle des transactions et des tensions entre les acteurs du système d’action politique, social et économique, entre transporteurs, élus locaux, groupes de pression d’usagers, médias, etc.
A l’autre extrême se trouve l’échelle micro-individuelle est celle des intentions, de la cognition, du calcul ou des motivations inconscientes des sujets ou individus par rapport aux pratiques de mobilité. Ce n’est pas l’échelle la plus fréquemment utilisée dans le champ de la mobilité.
Par contre, l’échelle micro-sociale est celle des interactions entre les acteurs du système d’action domestique comme je l’ai évoqué avec le déménagement. C’est à cette échelle que les objets de la mobilité comme la voiture, le tramway, les rollers, la valise ou l’ordinateur, le téléphone mobile sont le plus visibles alors qu’ils sont souvent invisibles à l’échelle macro-sociale. Ces objets apparaissent souvent comme des marqueurs de passage, et d’appartenance, d’une étape à une autre tout au long du cycle de vie. Ils signifient à la fois un gain d’autonomie, comme avec la voiture pour les jeunes qui remplace les bus collectifs dans le cas étudié à Rouen [Durand et alii, CNRS, Rouen] et l’entrée dans un nouveau système de contrôle social que ce soit celui des pairs, de la vie professionnelles, avec la généralisation de l’informatique dans les processus de production, comme le montre Jean Pierre Durand dans La Chaine invisible, et la demande de conformité corporelle, de coiffure et vestimentaire, ou de la vie en société, avec la multiplication des caméras dans les lieux publiques par exemple. La mobilité est un vrai analyseur de la diversité des dimensions sociétales qui structure notre quotidien, la résultante d’un effet de construction sociale et un enjeu dans l’avenir de la géopolitique mondiale.
Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à la Sorbonne (université Paris Descartes), directeur du Diplôme Doctoral Professionnel en SHS.
Sommaire
Les mobilités quotidiennes et résidentielles
Des pratiques sociales à la (re)construction des modes d’habiter
Avant-propos
Dominique DESJEUX
Introduction
Du système de mobilité locale à la reconfiguration des espaces de la vie quotidienne
Philippe GERBER et Samuel CARPENTIER
Première partie
Modes de vie et construction de l’habiter
Modes de vie, mobilité et organisation quotidienne des familles : quelles relations avec les choix résidentiels ?
Marie-Paule THOMAS, Luca PATTARONI et Vincent KAUFMANN
Mobilités résidentielles, parcours professionnels et déplacements quotidiens : spatialités emboîtées et construction de l’habiter
Denis MARTOUZET
Deuxième partie
Pratiques de mobilités et vulnérabilité sociale
Les mobilités sous contraintes des mères seules avec enfant(s)
Analyse dans le cadre de la Bretagne (France)
Frédéric LERAY et Raymonde SÉCHET
Pratiques de l’espace urbain par les jeunes en situation de précarité dans trois « quartiers » d’Istanbul
Un « repli » à considérer selon l’histoire résidentielle ?
Joël MEISSONNIER
Des modes d’habiter propres à la ségrégation résidentielle ?
Le cas des adolescents de zones urbaines sensibles franciliennes
Nicolas OPPENCHAIM
Troisième partie
L’éloignement résidentiel : entre désirs et contraintes
Devenir propriétaire loin des métropoles : entre contraintes de mobilité et choix de vie1
Sonia CHARDONNEL, Sylvie DUVILLARD, Anne SGARD, Laure CHARLEUX et Gilles DEBIZET
Le double habitat, une solution résidentielle sous contraintes matérielles
Magali PIERRE
L’énergie : une menace pour la vie périurbaine ?
Une enquête dans les périphéries de l’Île-de-France1
Xavier DESJARDINS
Conclusion
Vincent KAUFMANN et Bertrand MONTULET