1999, D. Desjeux, Comportements alimentaires au cours des voyages :
L’expérience de l’altérité, entre minimisation des risques et maximisation de la découverte
Colloque du collège international du voyage : l’alimentation du voyageur
Paris, 10 décembre 1999
J’aimerais montrer comment les comportements alimentaires du voyageur peuvent relever d’une double approche, stratégique, en terme de gestion de l’incertitude, et culturelle, en terme de différences, que celles-ci soient vécues positivement ou négativement.
Pour faire bref, les voyageurs, qu’ils soient hommes d’affaire ou touristes, ont a gérer une incertitude de fond, si je peux m’exprimer ainsi, avoir ou ne pas avoir la diarrhée du voyageur suite à une prise alimentaire dans un pays étranger. L’origine de la diarrhée est souvent mécanique : elle exprime une rupture des routines alimentaires autour desquelles est organisée notre vie quotidienne. Aussi implicitement ou explicitement le voyageur mobilise une stratégie de minimisation ou de maximisation des risques en fonction des objectifs qu’il s’est fixé, favoriser ou limiter ses expériences de l’altérité alimentaire. Stratégiquement il choisira d’optimiser la combinatoire risque alimentaire/altérité culturelle en fonction des enjeux et de la durée du voyage.
Un voyage d’affaire court, de quelques jours, dont l’objectif est de signer un contrat conduira plutôt à une pratique de minimisation des risques de diarrhée et donc à minimiser les expériences d’altérité alimentaire. Ceci se traduit par une sorte de cuisine internationale, que l’on peut retrouver dans la plupart des restaurants d’hôtels, symbolisé par le « breakfast buffet », avec jus de fruit, œufs divers, bacon, céréales, fruits, café ou thé, pains ronds ou toast, et ceci de Hong Kong à Chicago et de Kopenhagen à Yaoundé. Le « breakfast buffet » permet de minimiser les risques de diarrhée mais ne permet pas de maximiser les expériences de découverte de l’autre à travers des cuisines plus « dangereuses ».
En fonction des hôtels il sera toujours possible d’expérimenter une « cuisine locale », notamment pour dîner, mais dont les éléments dangereux auront été en grande partie expurgés ou « occidentalisés ». Je pense aux plats pimentés de la cuisine chinoise du Sichuan, une des meilleure du monde, peut-être, qui même à Beijing sont supportables pour un estomac européen. Il existe comme une sorte de cuisine exotique standardisée pour la « jet society » qui permet d’expérimenter l’inconnu sans trop de risque.
L’homogénéisation de la nourriture dans les grands hôtels me paraît donc autant relever d’une stratégie de sécurité alimentaire liée aux voyages d’affaire et aux risques de diarrhée que d’un effet de « mondialisation », laquelle mondialisation a toujours existé et est de toute façon limitée soit à certaines professions soit à certaines classes sociales. L’effet de standardisation peut aussi relever d’un autre phénomène, le néotaylorisme adopté pour le nouveau management des services.
A l’inverse, pour un voyage de vacance, de plus longues durées, il est possible de prendre plus de risques alimentaires et d’essayer les plats pimentés, les nourritures inconnues aux formes bizarres ou aux odeurs curieuses. Il est possible d’essayer de transgresser les interdits alimentaires, comme les termites au Congo, les serpents en Chine, voir les hamburgers de chez Macdonald aux USA. L’hypothèse est que si les enjeux économiques ne sont pas trop importants, si l’objectif est de maximiser la découverte de l’autre culture et si la durée du voyage le permet, certains voyageurs vont pouvoir choisir de maximiser les risques tout en maximisant l’altérité.
Un seul élément semble marquer les limites à ne pas dépasser, c’est l’eau non potable. Ne pas boire de l’eau dont l’origine est inconnue, c’est minimiser les risques de diarrhée. Mais c’est aussi risquer de menacer la qualité de l’interaction sociale en fonction des règles locales de l’hospitalité, au même titre que de refuser de boire de l’alcool, au-delà d’une certaine limite dans certains pays comme la Chine pendant les repas d’affaires.
Tout ceci n’est pas mécanique. Une partie des voyages organisés ne semble pas organisés justement autour de la maximisation du risque alimentaire et de l’altérité. Ils permettent une expérimentation limitée et sous contrôle de l’altérité alimentaire. En fonction des situations, les voyageurs vont adopter des stratégies diversifiées, suivant que c’est le matin ou le soir et donc que le contrat est signé ou non ou en fonction de leur habitus culturel alimentaire et qu’en dehors du steak, des frites et du pain il n’y a point de salut, etc…
Mais malgré toutes ces stratégies il n’est pas toujours possible d’éviter la diarrhée et de toute façon il faut bien aller aux toilettes. Et là le voyageur se trouve confronté à une double expérience interculturelle, celle qui touche aux frontières que chaque culture s’est fixée entre l’intime, le privé et le publique pour l’usage des toilettes, et celle qui touche à la diversité des technologies de fabrication de ces mêmes toilettes : avec ou sans siège, nettoyage à l’eau ou au papier toilette, séparé ou intégrer à la salle de bain, etc.
Aux USA, par exemple, vous découvrez, que les toilettes publiques ne sont pas des lieux privées au sens culturel français du terme : il reste le plus souvent un espace entre le bas de la porte et des cloisons et le sol, ce qui pour un français, à l’étonnement des américains, ne signifie pas vraiment l’intimité.
En Chine, une partie de l’usage des toilettes relèvent d’une activité publique, notamment dans des espaces comme les musées ou dans la rue. Elles sont faites d’une longue canalisation cimentée dans le sol, chacun étant installé l’un derrière l’autre dans des petits boxes dont la hauteur ne dépasse pas un mètre à partir du sol. Le sentiment d’intimité est faible, mais la sociabilité est forte.
La représentation de la propreté diffère aussi fortement entre les cultures. L’image que les américains ou les danois se font des français est plutôt négative quant à la propreté des toilettes dans les cafés. L’usage du papier toilette est dans de nombreuses cultures considéré comme antihygiénique. A Ankara, en Turquie, les cabinets possèdent plusieurs systèmes : les uns avec un siège et du papier toilette ou un petit tuyau d’eau à la hauteur du siège, les autres sans siège et avec uniquement un robinet d’eau. Il existe souvent un lien entre les usages des toilettes et les prises alimentaires à la main ou avec des couverts.
Des toilettes avec ou sans siège représente une des grandes divisions culturelles à travers le monde. En Chine une partie des cabinets sont « à la turque », ce qui pour un américain ou une américaine est incompréhensible : comment peut-on utiliser une telle chose ?
On peut aussi remarquer qu’une partie des pays du nord de l’Europe et les USA ont des cuvettes de WC où l’eau maintien les excréments à la surface au contraire des pays latins. C’est un autre rapport à l’intimité du corps, ce qui doit être caché ou montré qui en partie révélé ici.
En fonction des cultures les toilettes sont ou non dans la salle de bain.
De même la place de rangement du papier toilette varie aussi en fonction des cultures : plutôt dans les toilettes ou la salle bain en France, il peut être dans le salon et à plusieurs usages en Chine (toilette, kleenex ou Sopalin).
Finalement, l’expérience de l’altérité alimentaire peut autant relever d’une approche en terme de calcul pour minimiser les risques liées à l’incertitude de la qualité et des effets des aliments ou pour maximiser les chances de découvrir de nouveaux goûts ou de nouvelles saveurs, que d’une approche plus anthropologique qui touche aux frontières du pure et de l’impure, du privé et du publique, du caché et du montré ceci variant en fonction des sexes, des générations, des classes sociales et des cultures.
Dominique Desjeux
Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à la Sorbonne (université Paris V)
Directeur scientifique d’Argonautes (email : desjeux.argonautes@francenet.fr)
Directeur de la collection « Sciences sociales et société » aux PUF
Directeur adjoint du CERLIS (CNRS)