2024 06, D. DESJEUX, Le national consumérisme ou on n’a jamais essayé Marine Lepen

Parler de « national consumérisme » comme le fait Raphaël Llorca ouvre un nouvel angle de compréhension du débat politique par rapport au RN, au moins sur les plans des imaginaires politiques et de la communication vue à travers les sondages et donc à une autre focale que celle des jeux d’acteurs.

Dans un livre nourri de très nombreuses lectures publiées en 2023, Le roman national des marques : raconter la France aujourd’hui, il écrit : « lorsque les Français disent ‘Marine Le Pen, on ne l’a jamais essayé’, ils témoignent d’un rapport consumériste à la politique. »  Il s’appuie sur le politiste Luc Rouban qui dans son livre de 2022, La vraie victoire du RN montre que « la politique n’est plus vue par une grande partie de l’électorat comme une lutte d’idées et d’idéaux, mais comme le moyen de choisir son fournisseur de politiques publiques le plus adapté à ses besoins ou à ses attentes. »

À partir d’un « baromètre de la confiance politique », comme le rapporte Raphaël Llorca, Luc Rouban identifie « cinq dimensions au populisme : la critique des élus et de leur indifférence, voire de leur insouciance ; la demande d’autorité et de leadership fort ; l’intervention directe des citoyens dans la décision politique ; la recherche d’une efficacité immédiate de l’action publique ; la fermeture des frontières nationales […] Luc Rouban montre que c’est la demande d’efficacité quotidienne qui arrive en tête des ressorts du vote populiste avant toutes les autres dimensions. » Or comme l’affirme Raphaël Llorca « ‘changer la vie’ constitue une partie majeure des promesses publicitaires qui peuplent l’espace public–du déodorant Axe capable de renforcer le capital séduction, à la Volkswagen vantée comme susceptible de redonner du capital sympathie auprès de la famille du conducteur qui, jusqu’alors, le mépriser un peu […] On comprend dès lors l’habileté de la manœuvre opérée par le ‘national consumérisme’ : en se rapprochant de l’imaginaire de la consommation et de sa promesse de ‘changer la vie’ », qui était par ailleurs le slogan du parti socialiste avant d’arriver au pouvoir en 1981. C’est une stratégie de réenchantement publicitaire. 

Pourquoi faire écho à une analyse qui applique le modèle de communication publicitaire pour comprendre l’attractivité du RN alors que je relativise bien souvent l’explication de l’achat par la marque sauf dans le luxe, que je préfère parler d’entreprises que de dire « la marque », une focale qui rend invisible les jeux d’acteurs concrets, et que je suis foncièrement opposé au RN du fait de son essentialisation de la « souche » française ? Je le fais parce que je pense que la notion de « national consumérisme » peut aider à comprendre pourquoi une partie des classes populaires et des jeunes, bien que de façon non exclusive, vote pour le RN. C’est aussi un principe de méthode anthropologique, la connaissance mobile. Il faut sans cesse changer de focale et d’angle d’observation pour faire apparaitre les angles morts de nos observations, ici la dimension consumériste du vote RN.

Cependant, comprendre n’est pas justifier. Ce n’est pas non plus parce que des groupes sociaux ont des problèmes que les solutions qu’ils proposent sont les bonnes. Comprendre permet éventuellement de mieux agir et face au RN je me sens comme une poule devant un couteau ! Tout débat « rationnel » se brise sur le mur des émotions ou sur la valorisation de la conflictualité comme moyen de conquérir le pouvoir, telle que proposé par Jean Luc Mélanchon. On se croirait à la veille de la prise du palais d’hiver en 1917, mais avec un programme social-démocrate réformiste aujourd’hui. C’est le caramel mou qui joue au caramel dur ou à Mao Ze Dong en 1966 qui demande de faire feu contre le quartier général pour éliminer ses opposants.

Le constat d’une attente de résolution des problèmes du quotidien paraît tout à fait juste si l’on se réfère aux mouvements sociaux de ces 20 dernières années, dont celui des gilets jaunes. Celui-ci portait principalement sur des problèmes de vie quotidienne depuis le prix du gasoil jusqu’aux problèmes de pouvoir d’achat dont l’équilibre peut être menacé par la panne d’une voiture, celle de la chaudière, celle du réfrigérateur ou de la machine à laver. Les enquêtes qualitatives anthropologiques réalisées à l’échelle d’observation microsociale montrent bien l’importance de toutes ces mini-crises au raz du quotidien.

Le national consumérisme consiste à rassembler toutes ces microcrises dans un programme qui ressemble à un catalogue de vente par correspondance et de promettre à chacun la solution qui correspond à ses attentes, « quoi qu’il en coûte » pour reprendre le slogan d’Emmanuel Macron pendant la crise du Covid19. Il représente une des faces du populisme que l’on connait depuis Jules César. Le blé distribué à la plèbe de l’époque romaine, par-dessus les corps intermédiaires, a été remplacé par le déficit budgétaire.

Les discours de la communication publicitaire et politique proposent à chaque mécontent, chaque blessé de la vie, chaque membre des classes populaires, de les libérer dans un imaginaire « messianique » des contraintes quotidiennes de pouvoir d’achat, de réchauffement climatique, de réglementations contradictoires, ou des usages de plus en plus complexes des services numérisés. Ce mécanisme magico-religieux de libération est bien connu en anthropologie. Le rassemblement national ne propose rien de moins que « de renouer avec l’espérance », dans sa campagne du 25 juin 2024. On pourrait parodier la publicité du loto : « 100% de ceux qui ont voté pour l’espérance du RN ont tenté leur chance ! », en faisant l’impasse sur tous ceux qui ont perdu.

Le RN a bien compris l’importance de créer un nouvel imaginaire hégémonique, comme l’a conseillé le politiste Jérome Sainte Marie chargé de la formation des cadres au Rassemblement National dans son livre Le bloc populaire (2021). Il réinterprète la pensée d’Antonio Gramsci, fondateur du parti communiste italien et mort dans les prisons mussoliniennes, pour favoriser la montée au pouvoir de l’extrême droite (Sur ces réinterprétations de Gramsci dès les années 1970, lire Hughes Portelli, Gramsci et le bloc historique).

On pourrait presque dire aujourd’hui que le discours publicitaire représente le stade suprême du discours politique. Le nouveau Front populaire reprend le slogan publicitaire de Sony dans son « clip » de campagne du 25 juin 2024 : « Vous l’avez demandé, on l’a fait ».

Faire des enquêtes sur les processus de décision des consommateurs en situation, dans leur vie quotidienne montre plutôt qu’une marque ne fait ni acheter, ni voter. Elle fait choisir entre des produits plus ou moins équivalents, et que l’on acquière parce qu’ils correspondent à des usages ou à des problèmes à résoudre dans la vie quotidienne.

Or c’est bien la démonstration qui est proposée par Raphaël Llorca, autour de cette idée d’un imaginaire national consumérisme : le RN fait une offre de solutions dans l’imaginaire à tous les problèmes de pouvoir d’achat, de sécurité, de pureté de la nation, de local, de fermeture et d’autorité. Il reprend le discours de Leclerc et d’une partie de la grande distribution. Il enchante la réalité de personnes qui ne supportent plus les agressions, la violence des islamistes, les squats, les incivilités, la difficulté à se loger, le cout des travaux de la mise aux normes des logements locatifs suite à un diagnostic de performance énergétique (alors qu’il faudrait bien diminuer les « passoires énergétiques »), la fin du rêve pavillonnaire lié à la trajectoire ZAN (qui cherche à garantir notre sécurité alimentaire en interdisant de construire sur les terres agricoles) et l’insécurité de leur vie quotidienne, même si cette réalité n’est pas le tout de la vie sociale.  

La force d’attraction d’un imaginaire est liée à sa capacité à globaliser les problèmes en leur attribuant une seule source, dans le cas du RN l’immigration, dans le cas de « l’extrême gauche » le libéralisme et dans le cas du « centre », l’interventionnisme de l’Etat, le millefeuille administratif. À l’inverse leur résolution dépend de la méthode des Horace et des Curiace : il faut les séparer pour les résoudre les uns après les autres.

L’offre politique d’extrême droite marche mieux parce qu’elle se développe sur un fond d’angoisse lié à la peur de la guerre et des conséquences du réchauffement climatique. En période d’incertitude l’émotionnel prend le pas sur le rationnel ce qui explique que les discours « raisonnables » économiques ou politiques n’ont aucune prise sur la peur et « l’offre d’espérance » du national consumérisme. Cet imaginaire consumériste du « c’est mon choix » ou « puisque je le vaux bien » peut nous conduire vers un gouvernement d’extrême droite avec l’aide en plus du scrutin majoritaire à deux tours. Tout n’est pas joué, mais tout est déjà bien engagé.

Il faudrait ajouter deux choses à l’analyse mythologique de la convergence des discours politiques et consuméristes. La première est que le symétrique inversé de l’imaginaire messianique qui s’appuie sur l’espérance, s’appuie avec le Rassemblement National sur un imaginaire apocalyptique représenté par l’étranger, l’immigré, l’autre, l’interculturel, la conspiration, les forces cachées. Cet imaginaire a un gros avantage pour ceux qui sont dominés, qui se sentent dominés ou qui veulent dominer. Il permet de désigner dans l’imaginaire la source des causes de leur malheur. Il donne du sens à la souffrance. Il nourrit l’espérance. La force eschatologique du discours de l’extrême droite confirme la faible efficacité des arguments rationnels ou faisant référence à des principes.

La deuxième est encore plus inaudible. La solution au problème des Français ne relève pas d’une baisse ou d’une augmentation de la TVA, d’une simplification des procédures administratives alors qu’une partie des lois ou des règlements sont la résultante de pression de groupes d’entreprise, d’associations, de syndicats ou de militants qui poussent à la multiplication des réglementations pour limiter le pouvoir des uns et augmenter l’autonomie des autres.

La solution au problème des Français tient à la prise en compte de tous ces jeux d’acteurs sous contraintes logistiques, énergétiques, budgétaires ou autres et donc de la capacité à négocier les différents intérêts en présence. C’est le « en même temps » des intérêts contradictoires de classes sociales, de réseaux ou de groupes particuliers que Macron lui-même n’a pas su mettre en place du fait de son modèle populiste sans corps intermédiaires.

Cette prise en compte des « corps intermédiaires », des effets de réseaux sociaux prénumériques, des « millefeuilles de négociation » qui pourtant traversent toute la société du territoire local au territoire national et international, est tellement difficile à prendre en compte que le plus simple parait de proposer une libération dans l’imaginaire publicitaire national ou social consumériste, de privilégier une relation privilégiée entre le chef et le peuple comme le propose Emmanuel Macron, Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen chacun ou chacune dans leur genre. L’angle mort des populistes c’est la dimension organisationnelle des sociétés qui explique l’écart entre les représentations, les imaginaires ou les valeurs d’un côté et les pratiques ou les décisions de l’autre. Entre ces deux univers s’inscrivent les jeux d’acteur sous contraintes de situation encastrées dans des rapports de force souvent inégalitaires.

Je pense pour finir que le RN est dangereux non pas du fait de son seul imaginaire national consumériste qui prend en compte les inquiétudes populaires même si une partie des solutions proposées ne sont pas adaptées, voire dangereuses, mais du fait des forces sociales qui le soutiennent dans la presse ou les médias. Elles menacent le débat scientifique insécurisant au profit des croyances magico-religieuses qui rassurent. C’est le rapport de forces entre acteurs et groupes sociaux qui déterminent la politique. L’imaginaire n’en est que la justification visible.

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