2003, D. Desjeux, comprendre les imaginaires de la consommation

Consommations

Postface au livre de Jean Michel Normand, Les imaginaires de la consommation aux PUF

5 03 2003

Par Dominique Desjeux

 

Postface

 

Introduction

Si vous voulez savoir ce qu’est un « happening nanalogique », la « rudologie », le fooding, le Friday wear, la « provoque catho », la « maturité active », ou la « customisation », ou encore qu’est-ce qui se cache derrière un « sex-symbol  planétaire en thermolactyl avec maille ajourrée » ou « la madeleine de Proust du mouvement ouvrier », ou plus classiquement de quoi sera faite la maison du futur, relisez ou lisez les chroniques de Jean Michel Normand publiées dans Le Monde depuis 2001. L’air de rien, semaine après semaine, au fil des saisons et des humeurs, avec humour et profondeur, sans jamais pour autant tomber dans le discours « chientifique », – ce à quoi je n’arriverai peut-être pas à échapper dans ma réflexion ci-après ! -, il nous parle du quotidien, des choses banales et ordinaires, de ce qui émerge, de ce qui meure, de ce qui résiste. Il nous montre comment ces objets relèvent d’une logique populaire ou générationnelle, comment la publicité mobilise les grands imaginaires d’aujourd’hui ou d’hier, comment un même produit peut plaire en France et ne pas plaire en Europe ou ailleurs. Il déroule devant nos yeux la trajectoire à la fois incertaine et structurée de la propension des choses, le shi chinois qui décrit le déroulement du cours de la vie, ici le cours des objets et des services de la consommation dans l’espace domestique, même si les frontières avec l’espace professionnel sont souvent bine floues.

Jean Michel Normand arrive à la fois à distraire et à faire réfléchir. C’est cette partie réflexive que j’aimerais mettre en valeur ci-dessous à partir de questions que je me pose sur le sens de la consommation dans nos sociétés contemporaines et la pertinence des méthodes d’analyse des tendances de la consommation suivant que l’on adopte une approche marketing au sens le plus large ou une approche socio-anthropologique ce qui est plus la mienne.

La consommation le nouveau Mana des temps modernes

Ce qui est frappant dans ce livre, à la vue des interviews réalisées, et ceci représente un travail important de recueil et de recoupement de l’information par Jean Michel Normand, c’est l’effort, l’argent, le temps qui est investi par les entreprises pour organiser le comportement du consommateur. Ce qui frappe, même si c’est une évidence invisible, c’est le nombre de métiers mobilisés soit pour le comprendre, psychologues, sociologues, anthropologues, responsables d’études, prospectivistes, soit pour « équiper ses choix », pour reprendre l’expression de Frank Cochoy, dans son livre sur La sociologie du packaging (PUF, 2002), marqueteurs, designers, créatifs, publicitaires, sémiologues, spécialistes d’analyse sensorielle, chefs de produit, artistes.

L’accumulation des interviews et la diversité des produits concernés donne une impression de très forte pression sociale, voire de tentative de contrôle social. Cette impression d’être cerné de toute part, et ceci jusque dans nos toilettes et dans notre salle de bain, est d’autant plus paradoxale que le discours développé par le marketing est plutôt un discours fondé sur le plaisir, le zaping, l’achat d’impulsion, tout termes qui évoquent la liberté et non la pression sociale. Tout se passe comme si le marketing semblait être une immense machine, sans centre, ni instance de coordination, à envoyer aux consommateurs cette classique injonction paradoxale : soyez spontané ! Ou dit autrement, je vous demande de décider librement tout en suivant bien mais mes incitations publicitaires.

Au fond la communication publicitaire, associée à celle du packaging, développe d’autant plus un discours sur l’individualisme, la personnalisation des produits, le consommateur malin, l’achat plaisir, c’est-à-dire un discours qui décrit un individu possédant une liberté sans contrainte, quasiment « sous vide sociale », sans institution, sans histoire sans jeu social au sein de la famille et dans la vie professionnelle, que les acteurs du marketing sont eux-mêmes sous très forte contrainte de gagner des parts de marché et d’augmenter les marges à l’intérieur de leur entreprise, et qu’ils sont obligés de travailler bien au-delà des 35h. Cet imaginaire de l’autonomie se développe d’autant plus que la réalité de la vie quotidienne est elle-même contraignante. Ceci s’appelle techniquement en sciences sociales une croyance, ici celle que l’on est un individu libre et autonome dans une société d’abondance, que le bonheur est au bout du plat cuisiné ou de la voiture 4×4. La publicité, et c’est bien connu, mais il est bon de le rappeler de temps en temps, a donc bien pour fonction légitime, et j’insiste sur légitime, de réenchanter le monde, de créer de l’illusion, et plus concrètement par rapport aux données du livre de Jean Michel Normand d’esthétiser les objets du quotidien depuis les planches à repasser jusqu’aux garages souterrains.

Tout ceci semble donner raison à Noami Klein dans son livre No logo, cité par Jean Michel Normand dans sa chronique sur l’imaginaire des entreprises, et dans lequel elle dénonce la dictature des marques, ainsi qu’à tous ceux, qui de Seattle à Millau critiquent la société de consommation, le commerce et l’argent. Le Christ, vers l’an 30 de notre ère, en chassant les marchands du temple dénonçait déjà le fait qu’ils avaient fait de la maison de son père une maison de voleurs. Le conflit est ancien et probablement sans fin.

En réalité les deux discours sont symétriques et relèvent du même processus d’enchantement, l’un positif sur l’individu libre, l’autre négatif, fondé sur le plaisir angoissé d’annoncer les malheurs du monde, sur la domination et la perte de contrôle total de l’individu. Les deux relèvent en fait du discours religieux. Et ici il faut bien rappeler qu’il n’existe pas de société sans dimension religieuse, que ce soit pour nous annoncer un monde meilleur et sans contrainte, depuis les religions du livre jusqu’au marketing, ou que ce soit pour annoncer une nouvelle apocalypse, comme dans le courant  pessimiste juif, au 19ème siècle notamment, dont relevaient Marx et Durkheim, comme l’a montré Marco Oru dans son livre sur L’anomie (l’Harmattan, 1998). C’est ce que n’avait pas vu Max Weber à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, frappé à juste titre par la monté de la rationalisation économique et administrative du monde moderne et donc par ce qu’il a appelé le désenchantement du monde liée à cette rationalisation. Il pensait ce désenchantement inéluctable, comme Marx presque à la même époque pensait la venue d’un « paradis communiste» sur terre inéluctable. Tous les deux avaient globalement, car c’est  probablement faux vu sous un autre angle, une pensée linéaire, voire téléologique, c’est-à-dire une pensée de l’histoire orientée vers un sens, vers un meta-progrès.

En effet, Max Weber n’a pas pressenti, comme le montre Del deChant (2002) dans The Sacred Santa (le Père Noël sacré) en s’appuyant sur la pensée d’Ellul, Peter Berger et de Jameson, que la consommation, associée au discours publicitaire, pouvait devenir la religion concurrente des religions transcendantales traditionnelles qui depuis la religion juive jusqu’aux diverses formes de christianismes et surtout de protestantismes, en passant par l’Islam, séparent d’une façon ou d’une autre le sacré du profane. La consommation renouerait avec les religions « cosmologiques » ou animistes, non transcendantales, celles pour qui la nature, la société, le sacré et la vie quotidienne ne font qu’un.

Aujourd’hui, pour Del deChant, c’est l’économie qui remplace la nature dans son imprévisibilité, avec ses « caprices, sa dureté, ses évènements soudains, son inflexibilité, et son côté incontrôlable », ceci faisant référence aux licenciements, aux fusions, aux faillites sans parler de la bourse, des détournements de fond comme celui d’Enron, des investissements malheureux dans les nouvelles technologies, comme IRIDIUM pour Motorola, ou l’UMTS pour France Telecom, et les nombreux produits lancés sur le marché sans succès comme les Wap pour les téléphones mobiles, sans oublier les produits alimentaires ou ménagers. L’économie, et la consommation qui en découle, serait le nouveau Mana, la nouvelle force invisible qui organise le tout de la vie sociale avec ses grandes croyance, – le succès et l’abondance -, ses histoires saintes et ses mythes, – la publicité et les séries télévisées -, son Dieu, Santa Claus, ses nouveaux chamans, – les vendeurs, et j’ajouterais les marqueteurs et publicitaires -, ses temples, – les grandes surfaces, les grands magasins et les boutiques -, et ses nouveaux rituels, – les courses ordinaires et durant les fêtes religieuses et commerciales, les holy days américains, comme Thanksgiving, Noël, la Saint Valentin, Pâque, la fête des mères ou le 4 juillet qui sont les moments les plus intenses du culte consommatoire aux USA.

Je ne sais  pas encore si cette thèse est à prendre au sens stricte ou comme une grande métaphore, mais elle est à coup sûr très stimulante et drôle. Peut être fait-elle la part trop belle à la consommation, par rapport à la production qui n’est pas du tout prise en compte, et aux croyances, pour ne laisser qu’une part congrue à la rationalité, à l’objectivation et à l’agnosticisme et par là elle risque de transformer son auteur en nouveau gourou religieux de la consommation ! En tout cas elle fait bien ressortir ce côté cosmologique de la consommation, à la fois comme une énergie supérieure qui nous dominerait au même titre que le fatum grec, le mektoub islamique, la prédestination protestante ou le déterminisme des lois socio-économique. Une force aux effets incertains. Une force immanente à l’ensemble de la vie quotidienne.

En effet quand je lis comme un tout les chroniques hebdomadaires de Jean Michel Normand, je suis frappé par le côté aléatoire du lancement d’un nouveau produit et la mort annoncée d’autres produits. Ceci montre que le marketing n’est pas tout puissant. Je suis aussi frappé par toute cette énergie déployée par le marketing pour investir totalement tous les compartiments de la vie quotidienne : la propreté avec les lingettes, qui « pèsent plus de 160 millions d’euros par an, soit un bon tiers du marché total de l’entretien de la maison en France » ; l’hygiène avec le nouveau papier toilette Fresh & Clean qui « contient des microgoutelletes de crème hydratante enveloppées dans les fibres du papier » pour signifier la fraîcheur et l’hygiène ; les bonnes manières avec le bestseller de la Baronne de Rothschild Le bonheur de réussir, l’art de séduire, avec des conseils pour les couples homosexuelles et pour l’usage du téléphone mobile, l’usage préconisé pour les deux étant la discrétion, s’est vendu à 180 000 exemplaires en 10 ans ; les musiques d’ambiance dans les magasins et les battons d’encens dans les boutiques branchées. Rien n’échappe aux tentatives d’enmarquetage sociale. Même l’église catholique s’y met en finançant en 2002 une campagne sur les services de proximité à Paris : 150 paroisses près de chez vous.

Le développement du multisensoriel, qui cherche à mobiliser tous nos sens en vue de provoquer un achat en travaillant le goût, le touché, les sons, les odeurs, me paraît aller tout à fait dans ce sens « cosmologique », au moins dans l’intention. Que cela marche vraiment en pratique est un problème plus complexe qui relève plus d’une approche sociologique qui part de la société que d’une approche marketing qui part du produit et surtout de la marque, c’est-à-dire de l’imaginaire, de la représentation, de l’identité, du sens qui lui est associé.

Une partie du courant que l’on peut classer comme « postmoderne », c’est-à-dire globalement comme un courant critique de la rationalité et de la raison utilitaire, économique ou non, liée à l’époque moderne, a déjà relevé cette nouvelle orientation des sociétés contemporaines depuis les années soixante, avec notamment Baudrillard, Gauchet, Caillé, Maffesoli en France, Featherstone en Grande Bretagne, Berger, Ritzer aux USA, pour n’en citer que quelques-uns, mais souvent sur un registre plus normatif, c’est-à-dire qui cherche soit à dénoncer le désenchantement en faveur du sens et du transcendant soit à promouvoir le réenchantement en faveur du paganisme et de l’esthétisation.

Ceci veut dire que les conflits autour de l’acceptation ou du refus de la société de consommation et du marketing relève à la fois de la lutte pour le contrôle de l’imaginaire qui donne sens à la société et pour le contrôle de la production et de la redistribution de la richesse qui permet cette consommation. C’est donc un conflit légitime. En un sens ma démonstration se veut distante, si cela est possible, quant à l’approbation ou à la contestation du marketing et des mouvements critiques de la consommation. Elle permet surtout de mettre en perspective la lutte ancienne entre deux grands imaginaires, l’un transcendantal, l’autre immanent. Toute réalité sociale est faite de l’imbrication de ces deux imaginaires.

Pour faire image, je pourrais dire que lutter contre la consommation et le marketing c’est lutter contre l’immanence. C’est préférer un déterminisme transcendantal à un déterminisme économique immanent, ou encore c’est se demander si la démocratie se ramène à l’amélioration du marché, et si le marché se ramène à une perte de sens. Peut-être n’avons nous que le droit de choisir à quelle sauce, immanente ou transcendante, nous serons mangé, et c’est peut-être ce qui fait le sel de la vie.

 

Si j’avais à faire une critique elle serait ailleurs. Elle porterait plus sur le fait que les approches critiques survalorisent les effets de domination et donc de passivité du consommateur : elles confondent intention de dominer, ce qui est bien l’objectif des grandes marques, et le fait que cela marche à tous les coups. La baisse, relative, de la consommation de café en France au profit du thé, les peurs alimentaires qui affectent jusqu’aux ventes de croquette à base de bœuf pour chiens montrent que les grandes marques ne sont pas toutes puissantes, même si elles sont souvent très puissantes. Même Microsoft se sent menacé par Linux ou par l’Etat fédéral américain.

Pour le marketing ma principale critique porterait sur le fait qu’il prend la réalité de l’imaginaire qu’il développe pour la réalité sociale et en ce sens qu’il devient le « haschich du consommateur », pour moderniser « l’opium du peuple » de Marx, en lui faisant croire qu’il est libre et autonome ou que le plaisir sensoriel fera office de sens face aux heurs et malheurs de la vie sociale, même si bien sûr il s’en défend quand il est interviewé au profit d’un discours très minimaliste quant à ses objectifs. Ce qui est en question ici, ce ne sont pas les individus, mais le dispositif de compréhension et d’action sur les consommateurs dont je suis tout autant parti prenante comme anthropologue de la consommation et ethno-marqueteur.

Les tendances de la consommation : entre imaginaire et pratiques sociales 

 

La principale question de méthode par rapport à l’analyse des tendances émergentes, et ce livre est au cœur de ce problème, est de savoir si l’on parle de représentations, – les opinions, les valeurs, les perceptions, les idées, les attitudes, les fantasmes, l’imaginaire, ce qui relève du religieux « cosmologique » pour une grande part -, ou de pratiques, ce que font les gens, en fonction de quelles contraintes sociales, matérielles ou symboliques, et en fonction de quelle appartenance sociale. Cette distinction, basée sur la réalisation de milliers d’interviews, part du constat qu’il n’y pas de lien mécanique entre ce qu’on pense, ce qu’on dit et ce qu’on fait. La représentation relève de ce qu’on pense. Elle peut organiser ce qu’on dit. Elle relève du sens. Mais elle n’implique aucun lien automatique avec ce qu’on fait, parce qu’entre les représentations, le sens et l’action, acheter un produit notamment, se glissent les contraintes du quotidien, budget, normes sociales, tailles des pièces de l’appartement, routines, etc.

C’est pourquoi l’effet d’optique le plus fréquent est de partir des représentations et d’en faire une tendance de la consommation qui expliquerait l’émergence d’une nouvelle pratique, alors que cette tendance ne touche qu’à l’imaginaire sociétale. Le plus évident depuis de nombreuses années est le thème de l’individualisme qui me semble plus relever de l’imaginaire décrit ci-dessus que d’une pratique sociale nouvelle ou en augmentation, au moins d’un point de vue sociologique. En valeur nous sommes peut-être individualistes, encore que ceux qui le dénoncent le font souvent au nom de valeurs collectives, ce qui montre que ce n’est pas si général que cela, même au niveau des valeurs. En pratique nous suivons la norme de notre groupe d’appartenance, nous tenons compte des contraintes sociales et du fonctionnement de nos réseaux sociaux, même si cela ne nous empêche pas de transgresser en fonction des situations de la vie quotidienne. Nous sommes engagés dans une spirale qui nous amène à gérer une tension permanente entre l’autonomie, le contrôle et la transgression le tout appuyé sur des pratiques basées sur des usage individuels ou collectifs en fonction des produits ou des services et des situations. Les pratiques de la consommation sont encastrées dans cette spirale.

Concomitant au thème de l’individualisme, c’est le thème des tribus, lancé par Bernard Cathelat du CCA à la fin des années soixante dix, qui a fait florès en sociologie du quotidien puis dans le marketing et dans la publicité auprès des jeunes au milieu des années quatre vingt dix, avec les pagers pour les nouvelles technologies de la communication notamment, et pour certains alcools comme la marque de whisky Clan Campbell, de chez Pernod Ricard, pour les adultes en mal de fantasme de transgression la nuit. Comme le rapporte Jean Michel Normand, l’imaginaire de la transgression nocturne semble avoir glissé sur le célèbre Ricard, ce qui tendrait à montrer la prudence avec laquelle il faut manier les tendances, comme le tragique ou le fusionnel, appliquées à tous les produits sans tenir compte des normes et des appartenances sociales dans lesquels ils sont socialement encodés.

Cette remarque sur l’intérêt de mieux distinguer entre imaginaire et pratiques sociales est encore plus pertinente pour le nomadisme aujourd’hui. Le nomadisme c’est-à-dire le fait qu’il existe des objets et des acteurs mobiles ne signifie pas automatiquement que la mobilité physique, les déplacements géographiques, le nombre des populations nomades, les pratiques de mobilité ont augmenté ou que ce soit un phénomène nouveau.

La « grande mobilité », ce qui correspond le plus au nomadisme, existe depuis longtemps pour certaines couches de la population, les migrants et les cadres supérieurs pour le travail, les classes moyennes et supérieures pour les vacances à longue distance, pour certaines professions comme les commerciaux ou les marins, pour certains groupes ethniques comme pour une partie des tziganes, ou à certaines occasions comme le déménagement qui lui-même dépend des étapes du cycle de vie, du départ de chez ses parents, de la mise en couple, des naissances, du divorce ou de la retraite, par exemple. Mais le plus souvent la mobilité est limitée aux transports pour le travail, faire les courses ou aller dans un lieu de loisir. Elle est souvent réduite, de façon permanente ou provisoire, suivant que les personnes sont âgées, handicapées ou enceinte. Tout ceci ne fait pas de la société française une société nomade. Mais il y a bien du mouvement.

Par contre ce qui a changé ce sont les usages de certains objets comme le téléphone mobile par rapport au téléphone fixe, ou l’usage de certains produits alimentaires qui de sédentaires sont devenus « nomades », encore que si on y regarde de plus près on ne mange pas n’importe où. De même, on ne téléphone pas n’importe où non plus. Les femmes cherchent plus souvent que les hommes un endroit où s’isoler. C’est une mobilité sous contrainte de codes entre ce qui est permis, prescrit ou interdit socialement. Ce qui a changé ce n’est pas forcément la mobilité géographique, même si elle a fortement évolué par ailleurs dans d’autres domaines comme celui de la logistique liée à la circulation des camions pour approvisionner les entreprises, comme le rappel la chronique de juillet 2002 sur « Le dirigeable, futur déménageur industriel ».

Ce qui a surtout changé, c’est l’utilisation marketing d’un territoire inutilisé, celui de la mobilité déjà existante. Mais ce n’est pas parce que le marketing découvre la « nomadicité » que la société est plus nomade, ou parce qu’il y a de plus en plus de segmentations individuelles que la société est plus individualiste. C’est l’outil qui change. Ceci relève probablement plus de l’effet d’observation, voire de l’effet d’annonce, que de l’effet de réalité d’une pratique nouvelle. Cela consiste à prendre pour une nouveauté ce que l’on vient de découvrir et qui existait depuis longtemps. Ceci ne veut pas dire que certains objets ne soient pas devenus mobiles ou qu’ils ne soient pas sensibles à l’imaginaire de la mobilité.

En effet, le marketing, la publicité et surtout le packaging aujourd’hui en changeant la forme de l’emballage a permis aux entreprises de prolonger, de transférer, de transformer l’usage fixe d’un produit lié à un lieu, voire à une pièce de l’habitat, et donc de passer d’un code social sédentaire, à un usage nomade dans la rue ou dans un autre lieu publique. Ce qui a changé c’est la modalité d’usage, le code et la symbolique de la mobilité. C’est donc plus un changement de l’imaginaire sociale que celui du fonctionnement de la société, sauf à appeler nomade tout ce qui bouge. C’est donc la représentation de la mobilité, l’imaginaire nomade, qui est plus importante aujourd’hui. La société n’est probablement pas plus nomade en pratique. Je pourrai même dire que l’imaginaire de la nomadisation est d’autant plus valorisée que la société est sédentaire et stable en pratique.

Pour le marqueteur cette distinction est peu importante car ce qui compte c’est que la séduction par le fantasme du nomadisme marche ou que les marques des produits mobiles permettent de gagner de nouveau territoires de la consommation. Pour le sociologue et l’anthropologue elle est importante car elle permet de mieux distinguer ce qui relève de la croyance, ici l’imaginaire publicitaire nomade, des pratiques sociales, c’est-à-dire les différentes formes de la mobilité en fonction des appartenances sociales. Les deux sont vraies mais ne se confondent pas. La sociologie ne fait pas vendre même si elle permet de mieux comprendre les processus d’achat comme des systèmes d’action collective. Le marketing n’explique pas la société même si elle en est un révélateur. Mais la consommation comme pratique sociale, comme comportement d’achat  et comme critique de la société est bien un analyseur de la société. C’est ce que révèle implicitement le livre de Jean Michel Normand. Il permet de mettre à jour les logique sociales sous-jacentes aux comportements d’achat et de consommation au-delà des seules explications individuelles.

Notamment ce livre pose implicitement la question de l’indifférenciation sociale, c’est-à-dire la question de savoir si les tendances sont portées par des groupes sociaux ou si elles naissent au hasard des désirs individuels, comme les explications par le zaping, l’achat d’impulsion ou l’infidélité du consommateur sembleraient le suggérer. Ce qui apparaît dans ce livre c’est que toutes les pratiques sociales, et ici je ne parle pas des marques, ne sont pas sensibles au même degré aux effets d’appartenance sociale, – en gros les variables sociodémographiques -, comme l’a déjà observé Ohl dans son travail sur les pratiques de consommations sportives.

La réponse dépend aussi du moment où l’on se situe pour observer le processus de lancement d’une innovation. A chaque fois que je me suis placé au moment de la création et du lancement d’un produit, d’une nouvelle technologie ou d’une marque, voire d’un livre comme éditeur, le futur m’a toujours paru très contingent et aléatoire. Par contre à chaque fois que j’ai pu avoir des chiffres comme ceux donnés par Jean Michel Normand dans une partie de ses chroniques, je me suis rendu compte que le même produit, une fois le processus d’innovation social lancé, – pour reprendre la distinction faire entre création et innovation par Norbert Alter dans son livre Innovations ordinaires (PUF, 2001) -, avait suivi les courbes de niveau de la vie sociale et donc ne s’était pas développé hors de toute logique sociale.

La réponse dépend aussi de la situation sociale et historique. En fonction des époques, des années ou des moments de l’année, l’achat d’un produit sera plus ou moins sensible à telle ou telle variable d’appartenance sociale. Les objets ou services traités par Jean Michel Normand peuvent se classer en quatre groupes : celui des stratifications sociales, ou des classes sociales ; celui des âges, ou des générations ; des sexes ou des genres, – hétéro ou homo ; ou des cultures. Bien sûr ceci n’est visible que si on ne se limite pas au seul point de vue psychologique ou individualiste qui a une certaine échelle d’observation, centrée sur la question de la cognition et des décision individuelles, est par ailleurs parfaitement pertinente.

Les logiques sociales souterraines de la consommation

 

C’est bien connu en ethnologie, les objets sont des marqueurs d’appartenance et de passage entre les différentes étapes du cycle de vie qui organise la vie de chacun. En ce sens ce sont des marqueurs générationnels. Ils sont comme un lien identitaire à l’intérieur des générations. C’est sur cette histoire identitaire commune, cette nostalgie, que certaines stratégies publicitaires se basent pour la relance de produits démodés comme le fauteuil club et le papier à cigarette, même si son usage plus moderne pour fumer des joins relève de la réinterprétation autant sinon plus que de la nostalgie.

Grâce à Jean-Michel Normand j’ai pu reconstituer une partie des étapes du cycle de vie propre à notre culture, à la manière d’un archéologue qui doit rendre compte d’une civilisation perdue à partir des éléments matériels épars qu’il possède. Cela donne un sentiment d’étrangeté ou d’exotisme ce qui n’est pas sans charme, même si cela fait parfois froid dans le dos, ce qui est un moindre mal quand nous découvrons que le cycle peut se terminer avec les confortables et chauds thermolactyles Damart

Il semble que la vie commence avec la girafe Sophie. Il s’en est vendue chaque année entre 400 000 et 450 000 exemplaires pour 700 à 800 000 mille naissances annuelles. A trois ans on passe aux peluches, et pour 65% des enfants aux boissons gazeuses.

Ensuite la consommation des boisons gazeuses déjà bien engagée va toucher jusqu’à 85% des 5 à 10 ans. Elles sont le plus souvent prises en dehors des repas et pose la question de la montée de l’obésité des enfants. Ce sont les premières peurs alimentaires. En même temps les enfants jouent aux Pokemons ou aux Digimons, et en fonction des années, aux pogs, puis aux Jojo’s, jeu d’osselet, et en fonction des familles au jeu de société écologiste Bioviva vendu à 100 000 exemplaires en 4 ans, auprès des 8-10 ans. Le lego sera lui dominant pour les enfants des milieux aisés

Au petit déjeuner enfants et adolescents mangent des Corn Flakes pour 88% chez les 6-14, mais une fois passée l’adolescence la consommation tombe à 66% chez les 15-24 ans, ce qui reste encore appréciable.

A l’adolescence, chez les filles, pour une partie des 10-15 ans, certaines découvrent des magasins de produits de beauté comme NoBoys, réservés aux filles, et fonctionnant à base de musique techno et dance. Pour tous, fille et garçons, la musique joue un rôle de différenciation sexuelle, générationnelle et sociales, et donc de segmentation.

Ensuite, il faut passer à cette longue période de la jeunesse qui va de 15 à 30 ans et sur laquelle nous avons ici peu d’éléments concrets. Elle se caractérise pour certains par la pratique des jeux de grattage, qui plaît aux jeunes et aux femmes, celle des tags, celle des magasins automatiques la nuit entre 22h et 2h pour les jeunes à bas revenu, et pour tous, à plus de 80% par l’usage d’un déodorant.

Beaucoup se marieront. Les mariages ont aujourd’hui repassé la barre des 300 000 par an et l’enterrement de vie de jeune fille avec gogo-dancer semble en hausse.

Avec l’âge on boit plus de café, 82% pour les adultes contre 57% pour les 16-25 ans. On commence à porter des lunettes de presbytie vers 45 ans, sans compter les menaces de cholestérol vers 50 ans. On devient adepte des catalogues par correspondance, des réceptions chez soi. Vers 65 ans on adopte le Damart. Certains finiront dans un cercueil tiré par une 2cv, au moins pour les parisiens un rien branchés.

A la vue du positionnement de certains produits en fonction des étapes du cycle de vie, il est plus facile de comprendre pourquoi certains meurent et que d’autres ne se diffusent pas au-delà d’un certain âge. Acquérir ces produits signifie faire trop jeune ou faire trop vieux, sauf à vouloir faire décaler, ce qui est la base des processus de transgression Cependant le coût humain peut en être élevé si la transgression devient stigmatisation.

Les pratiques varient aussi en fonction des stratifications ou des classes sociales : Les poubelles n’échappent pas à la division sociale des déchets. Dans les grands ensembles, d’après Jean Gouhier, « les boites sont en métal et les volailles élevés en batterie » ; dans les quartiers d’habitat plus individuels, plus aisés « le bœuf est en filet, le porc en côtelette, le poulet dûment labellisé ». De même, le snacking serait plus populaire que bourgeois.

Les loisirs sont très sensibles aux effets de classes. Par exemple, dans le jardinage le légume est plutôt populaire, la fleur est plus aristocratique. En 1999 38% des français ne sont pas partis en vacances et cela concerne des personnes souvent plus démunies, seules, chômeurs et âgées. A l’inverse, ce sont les cadres et les professions intellectuelles qui partent le plus. Ce sont eux qui sont aussi visés par les vendeurs de machine à musculation électrique. Toujours pour les vacances, ce sont les ouvriers et les adultes entre 45 et 65 ans qui dominent le monde des caravanes qui lui est peu touché par les cadres.

Globalement les objets populaires relèvent de l’industrie et de la standardisation et les objets de luxe et bourgeois, de l’artisanal et de l’unique. L’individualisme a un coût. Il serait plutôt réservé à la France d’en haut.

Les objets sont aussi marqueurs de sexe. Sans surprise les objets ménagers sont du côté des femmes. Ainsi les achats de lessives sont à 90% féminins. La pratique du téléphone à la maison est aussi une activité plus féminine. Elles appellent plus souvent et plus longtemps. Les femmes font aussi plus attention que les hommes à leur bonne forme extérieure et intérieure. La pratique du Weight Watchers est à 98% féminine et à 2% masculine. De même ce sont les femmes quadragénaires qui forment la base du marché du développement personnel et des thérapies diverses. Cependant, en 10 ans les ventes de produits « hygiène beauté homme » ont quand même progressé de 48%. D’autre pratiques sont clairement masculines comme la tondeuse à cheveux dont il s’est vendu 1 million d’unités à l’issue de la coupe du Monde de 1998. De même parmi les 19 866 personnalités du Who’sWho, les hommes sont largement dominants. Les femmes progressent un peu et représentent 14% des nouveaux entrants.

Nous retrouvons ici une vieille distinction anthropologique entre un espace privé réservé aux femmes et un espace public plutôt pour les hommes, même si ces frontières ne sont pas toujours aussi strictes aujourd’hui. Le marché homo commence à posséder sont propre territoire avec une liste Pacs plurisexuées au BHV, Marais oblige, dans laquelle il est loisible de choisir des outils de bricolage, du linge de maison et des services de table. La dernière publicité du BHV, pour la fête de la Saint Valentin en 2003, annonçait « tous les cadeaux pour tous les amours » sur fond rose avec deux fiches males, deux fiches femelles et deux fiches males et femelles.

Les objets, enfin, sont marqueurs de culture que ce soit en terme identitaire, de distinction, ou de stigmatisation. Dans le domaine alimentaire ils sont l’expression de la dynamique pacifiée ou conflictuelle des cultures et du métissage culinaire. La merguez d’origine nord africaine s’est diffusée en France, d’après Noëlle Jérome, grâce à la fête de l’Humanité et au retour des pieds noirs d’Algérie. Il s’en vend aujourd’hui 23 millions de tonnes par an contre 20 millions pour la chipolata.

Plus significatif de cette dynamique interculturelle et de sa trajectoire itératique est le marché casher estimé à 5 milliards d’euros en Europe avec un taux de croissance évalué à 15% par an. Le plus intéressant est que ce marché est un marché non juif. Il est surtout « synonyme de sécurité et de traçabilité ». « Les consommateurs non israélites représentent les deux tiers de la demande ». Un produit garanti casher est un produit qui évoque la sécurité alimentaire : « dans la tradition juive, les animaux abattus selon les règles font l’objet d’une identification et d’une surveillance systématique tout au long du cycle de vie de préparation ». Acheter casher n’a donc rien à voir avec un quelconque intérêt pour le judaïsme mais à plutôt à voir avec les peurs alimentaires et relève donc d’une réinterprétation consumériste.

Au bout de ce premier parcours dans les logiques sociales révélées par les pratiques de consommation il se confirme que la diffusion des nouveaux produits ne se fait pas au hasard, sans rendre pour autant facilement prévisible leur trajectoire. Notamment les poissons pilotes de la création ou les groupes de diffusion de l’innovation, – The creative class comme les appelle Richard Florida dans un livre sur la dynamique comparée des villes américaines et dans lequel il montre que l’ouverture aux communautés gays est un indicateur d’innovation -, peuvent participer d’appartenance diverses et inattendues : des classes bourgeoises vers les classes populaires, ou des classes populaires vers les groupes plus favorisés, comme pour les nains de jardin, les vêtements de travail ou la cuisine, des homos vers les hétéro pour les vêtements près du corps, des adolescentes vers les jeunes femmes pour le maquillage notamment.

Les nouvelles occasions de la consommation

Les objets du quotidien évoluent fortement au moins dans quatre domaines, celui de l’espace domestique, de la communication, de la mobilité et des fêtes, ceux-ci pouvant bien sûr se recouper.

La maison est clairement l’enjeu d’une forte compétition pour le contrôle de son espace électronique par tous les producteurs d’objets de la communication et tout particulièrement ceux qui sont liés à Internet. MP3 menace les producteurs de CD. Les webphones essayent de casser le monopole des ordinateurs pour l’accès à Internet, comme en 2000 avec le WebTouchEasy de chez Alcatel et Thompson. Avec les SMS ou les textos dont 1,8 millions de minimessages ont été envoyés dans la nuit du 31 décembre 2000, arrive un nouveau langage qui menace peut-être l’autorité de l’Académie Française : « kestuffe ? ; poukoi tant 2 N ? » Le SMS semble prendre place entre le post it et l’email. En parallèle, l’agenda manuel résiste face au Palm Pilot. Il a été probablement sous-estimé la force de l’incorporation gestuelle dans les pratiques de gestion du quotidien, ceci voulant dire que le coût humain, en terme de charge mentale et de routine à remettre en cause, est trop élevé et trop risqué, comme l’exprime en terme simple une personne qui explique qu’elle a manqué trop de rendez-vous pendant la période où elle a utilisé un palm pilote.

L’électroménager continue son petit « bonhomme-automate » de chemin avec l’aspirateur robot ou le réfrigérateur intelligent. Les produits du corps semblent échapper à la vague du tout électronique. Dans l’alimentation certains produits descendent comme le camembert dont les ventes sont passées entre 1989 et 2000 de 103 000 t à 84 000t, d’autres se maintiennent à un bas niveau, comme les produits végétariens dont le nombre de consommateurs reste stable au niveau de 2%, d’après Jean Pierre Poulain, d’autres à un haut niveau comme le Ricard « présent dans un foyer sur deux », et qui progresse même chez les moins de 35 ans, et que d’autre émergent comme les « viandes alternatives » comme le kangourou, le cheval et l’autruche, même si elles restent marginales en volume.

Les objets nomades et de service à la mobilité se développent en utilisant l’électronique, comme les tickets de métro Navigo ou les GPS ; les automates comme pour les magasins YatooPartoo ; de nouvelles énergies plus économiques comme la voiture Toyota  Prius ; ou tout simplement en devenant des services associés à la mobilité comme les cardio-fréquencemètres, les baladeurs MP3, les lunettes de soleil et les montres vendus dans les magasins Nike, ou la mise en place de distributeurs de café, de fontaine d’eau, d’odeurs parfumées, de téléphone et de vélos dans les parking souterrains. Le principe de développement est simple : comprendre la ou les formes de la mobilité pour construire un système d’objets et de services concrets qui lui sont associés afin de les mettre à disposition des consommateurs.

Tout aussi spectaculaires sont les objets de la fête, eux-mêmes liés à une explosion des fêtes urbaines privées ou publiques, religieuses ou non : Ganesh, Yom Kipour, le Beaujolais nouveau, la saint Patrick, la saint Valentin, Halloween, Thanksgiving, l’Aid, Noël, le Jour de l’an, Mardi gras, le nouvel an chinois, la techno parade, la fête de la musique, la Gay Pride, le 14 juillet. Une grande partie de ces fêtes correspondent aux mois lunaires et se situent entre l’automne et le printemps. Entre 1996 et 1999 le chiffre d’affaire de la société César fondée en 1843, est passé, pour Halloween de 91 469 € à 9,14 millions d’euros.

Ici la logique de développement des produits est présentée sous un autre angle, celui des occasions d’usage d’un objet et du système d’aide, et donc de services, qui lui est associé. Elle croise bien sûr les appartenances sociales et les modes de vie telles qu’ils ont été présentés ci-dessus. La logique des usages fait ressortir, comme les logiques d’appartenance sociale, que les objets et les services sont encastrés dans les pratiques de la vie quotidienne qui forment comme un cadre à l’intérieur duquel les individus prennent des décisions. C’est là que les analyses en terme d’expérience, de motivation, de rationalité, d’achat d’impulsion et d’enchantement prennent toute leur valeur. A leur tour, à moyen ou long terme, ces comportements peuvent changer les pourtours du cadre et ainsi de suite.

 

Conclusion

Tout se passe comme si aujourd’hui la société de consommation arrivait à un moment de saturation, ce qui est paradoxal quand on pense à son importance dans la vie quotidienne, ou en tout cas à une nouvelle étape de son développement même si cela varie en fonction des secteurs d’activité économique. Ceci relève probablement autant du vieillissement de la population européenne et d’un éventuel comportement ascétique de sa part, que de la paupérisation d’une partie de cette même population et donc d’un pouvoir d’achat réduit, que du nombre limité d’innovations stratégiques qui pourrait être diffusées dans la vie quotidienne de chacun. Cependant, en terme de production, l’informatisation et l’électronisation, la standardisation et l’automatisation restent encore pour longtemps les clés des gains de productivité, malgré la crise boursière de mars 2001 sur le marché des nouvelles technologies. Contrairement aux apparences le fordisme, sous son aspect de rationalisation de la production n’a pas disparu. C’est ce que Ritzer appelle la McDonalisation.

Face à cette saturation, qui signifie concrètement un risque de stagnation ou de baisse des parts de marché pour les diverses entreprises de biens et services, comme le montre Jean Michel Normand pour le café, les « santiags » ou les Damart, le marketing, la publicité et le packaging mettent en place de nouvelles stratégies de rationalisation du réenchantement en se focalisant non sur les produits ou les services en tant que tels mais sur les marques et la forme des paquets pour en faire des symboles identitaires et de construction du soi, des porteurs de croyances individualistes et des supports de contrats entre les vendeurs et leur clients. Ceci n’est pas nouveau en soi puisque cela a été dénoncé par Vance Packard dans La persuasion clandestine dans les années cinquante, et soutenu par le postmodernisme à partir du milieu des années quatre vingt. Ce qui est peut être plus nouveau c’est son intensité et son extension à tous les produits et services de la vie quotidienne.

En effet, le plus significatif est que ce réenchantement par l’imaginaire publicitaire associée aux marques et au packaging ne touche pas les produits hauts de gamme qui n’ont pas besoin d’être réenchantés puisqu’ils participent eux-mêmes de cet enchantement. Il s’applique aux produits bons marchés, et en ce sens le réenchantement des objets du quotidien participe de la division sociale de la consommation. Le livre de Jean Michel Normand en donne des exemples frappants avec l’esthétisation des cuvettes de wc, celle des planches à repasser, du bouchon verseur Ricard, du packaging de la bouteille Perrier, des tablettes de lessive ou des produits comestiques vendus sous la forme de produit alimentaires, de la redécoration du hard discounter Ed.

Ceci veut dire que le réenchantement relève d’un processus magique de transsubstantiation des choses banales et ordinaires en objets merveilleux, – soit dit avec la distance que donne l’humour, quelque part faire prendre des vessies pour des lanternes -,  que ce soit pour transformer une citrouille en carrosse comme dans Cendrillon, des copeaux de bois agglomérés en un magnifique meuble de cuisine, ou une maison préfabriquée en une villa de rêve. Cependant chercher à réenchanter ne veut pas dire que cela marche aussi bien du côté de la réception du message par le consommateur. En effet, la stratégie de réenchantement tout azimut que l’on voit se développer aujourd’hui sous nos yeux télévisuels, et dont je rappelle qu’elle est tout à fait légitime, me paraît surtout relever d’une résistance plus forte des consommateurs à consommer, d’un rapport de force invisible entre marqueteurs et clients. Après avoir acheté par utilité dans les années soixante, puis par confort d’usage dans les années quatre vingt on essaye aujourd’hui de leur faire consommer de l’imaginaire, de l’identité, du nomadisme, de la liberté. Certains sont d’accord, d’autre non.

Un bon exemple de cette stratégie de transsubstantiation est la customisation, c’est-à-dire la personnalisation de biens et produits de consommation, qui par ailleurs sont des produits standards et produits à la chaîne, ce que Jean Michel Normand appelle le « sur-mesure de masse ». La transformation magique vient du fait qu’une partie des objets nécessaires à la finition du produit, comme pour une voiture ou pour un vêtements, sont présentés sous forme de pièces détachées. C’est au consommateur de faire une partie de l’assemblage. Non seulement le marqueting a réussi à transformer magiquement un produit standard en un produit unique, mais l’entreprise a en plus réussi à externaliser une partie du coût du travail d’assemblage et de finition sur le consommateur.

Je me demande aujourd’hui si l’enchantement actuel par l’esthétisation des biens et services ne représente pas le stade suprême du marketing, l’idée de stade renvoyant à celle de périodisation et de cycle de vie et donc à la fois de finitude et de renaissance. La période actuelle me fait penser de façon analogique à celle de la fin du Moyen-âge et du gothique flamboyant juste avant que la réforme protestante ascétique ne vienne mettre un holà à l’exubérance architecturale et religieuse. Cette période avait été précédée par le roman sobre, suivi par le gothique plus chargé pour terminer avec l’ornementation flamboyante des cathédrales, symbole d’une forme ancienne de réenchantement. A l’époque classique, au 17ème siècle en Europe, le baroque dépouillé, même dans son style monumental, a terminé dans les ors du rococo et du style sulpicien, juste avant la Révolution française. Le style haussmannien a suivi le même chemin pour terminer par une architecture très chargée juste avant la guerre de 14. Le Corbusier est arrivé ensuite avec son style rationalisateur et ascétique. Les nouveaux protestants aujourd’hui sont peut être les acteurs du commerce équitable, les protestataire d’ATTAC ou certaines minorités intégristes musulmanes.

J’ai probablement laissé dérivé ma pensée bien au-delà de l’objectif que s’était fixé Jean Michel Normand, montrer ce qui donne forme à notre présent à travers l’émergence des micro-changements de la vie quotidienne. J’espère ne pas avoir été trop loin malgré tout. J’ai depuis longtemps refusé de condamner la consommation, et ceci depuis mai 68, parce que j’ai toujours craint un certain élitisme dans cette stigmatisation. Mais comme anthropologue j’essaye, non pas d’échapper aux croyances ce qui me paraît vain, voire triste, mais au moins de prendre conscience de leur existence et par là de garder une certaine distance. La principale lucidité réside dans l’humour qui donne de la distance et dans le fait que l’on sait que ne peut jamais être complètement lucide. Tant mieux si Jean Michel Normand nous aide malgré tout à mieux comprendre ce qui nous entoure avec humour et lucidité.

 

Paris-Tampa, février/mars 2003

Dominique Desjeux

Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à la Sorbonne (Paris 5, René Descartes)

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