Publié par forumviesmobiles.org
Desjeux D, 2017, « les représentations ambivalentes de la mobilité et du progrès en Chine entre 1950 et 2015 », in Christophe Gay et Sylvie Landriève (éds.), Mobilité en Chine, 50 ans d’accélération vue par les Chinois, Forum vies mobiles, pp. 7-24
Ce dossier est la résultante d’un travail collectif
Dans une première phase, « Jérémy Descamps , urbaniste et sinologue français, directeur de SINAPOLIS met en place une méthodologie originale. Il monte une équipe avec la géographe Zhang Chun, la sociologue Zhou Le, le collectionneur de photographies Thomas Sauvin, et le vidéaste Wong Gongxin. Une recherche iconographique permet de constituer une collection de photographies des années 1950 à nos jours, considérée comme emblématique des transformations qu’ont connues les villes, la mobilité du quotidien, les voyages longue distancent et les vitesses en Chine. Cette collection est présentée à une cinquantaine de personnes au cours d’entretiens qualitatifs menés dans cinq des huit grandes villes chinoises qui dépassent les 10 millions d’habitants : Pékin, Shanghai, Wuhan, Shenzhen, et Chongqing, situé dans différentes régions du pays. »
Ensuite deux analyses secondaires ont été rédigées, l’une par Dominique Desjeux qui est présentée ici et l’autre par Mobile’homme ( Bureau de conseil et d’étude sur la mobilité, avec Stéphanie Vincent et Vincent Kaufman)
Extrait de la page de présentation du dossier coordonnée par Christophe Gay, Sylvie Landriève, Anaïs Lefranc–Morin, Tom Dubois.
l’ensemble du travail est mis en ligne sur forumviesmobiles.org
2017 10 CHINE IMAGINAIRE MOBILITE : PowerPoint de présentation orale, avec photos
Les représentations ambivalentes de la mobilité et du progrès en Chine entre 1950 et 2015 : de la rareté au confort, du vélo à la voiture, du manuel au numérique, du collectif villageois à la foule impersonnelle, du public à l’intime, de la peur à l’espoir
Dominique Desjeux, anthropologue, professeur émérite, université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité
1 – La mobilité avant 1980, pendant l’ère maoïste : une pratique collective, limitée par la rareté de l’offre de services à la mobilité et par des infrastructures sommaires, régulièrement sous contrainte politique
Le ticket, la file d’attente et la politique
La rareté caractérise cette période. Pour beaucoup la vie est monotone. Il n’y a pas de vacances, pas d’occasion de voyager. Jusque dans les années 1980, la mobilité est réduite. Tout est rare. Dans la vie quotidienne, tout passe par des tickets pour obtenir des livres, des allumettes, de la viande, des céréales. La population chinoise est autorisée à consommer 28 livres de céréales par mois, les professeurs et les employés 31, des ouvriers 45 et ceux qui transportent des marchandises 50 livres. À cette époque l’énergie humaine est donc centrale. « Il faut faire la queue pour tout, y compris pour acheter des billets de train ou de bateau. » Dans les années 1950 et 1960, les familles doivent aussi se partager un seul couteau et une hache. Chacun doit repriser ses pantalons et doit donc appliquer une forme élémentaire d’économie circulaire et économe. « Sous Mao, beaucoup de gens n’avaient pas à manger. Maintenant ça n’existe pratiquement plus. C’est sûr qu’aujourd’hui c’est mieux qu’avant. » La file d’attente symbolise la mobilité des transports. L’envoi des jeunes intellectuels à la campagne symbolise la mobilité sous contrainte, souvenir qui n’est pas toujours négatif aujourd’hui, 40 ans plus tard.
Malgré tout « au milieu de la grisaille du système socialiste » l’État payait pour la santé, quelle que soit la maladie, « alors que dans notre Chine moderne, on a plein de dettes, on ne peut pas s’en sortir. » Ceci explique pourquoi, pour une partie des Chinois, comme pour une partie de la population des anciens pays communistes du bloc soviétique, la période maoïste était malgré tout une bonne période. Elle a offert aux Chinois « un très bon milieu de vie. » C’est pourquoi « quand Mao est mort, il nous a laissé une empreinte très profonde. »
Sur le plan politique, d’autres interviewés déclarent cependant qu’ils n’aiment pas trop Mao Zedong ni Deng Xiaoping. « On a l’impression qu’ils ont fait de très mauvaises choses », opinion qui semble aussi circuler sur Internet, d’après eux. D’autres sont ambivalents. Il pense que la politique de fermeture préconisée par le président Mao protège des mauvaises influences extérieures, mais en même temps que la fermeture empêche de s’ouvrir aux nouvelles idées qui accélèrent le développement. D’autres enfin, plus jeunes, déclarent qu’ils ne s’intéressent pas trop à cette période qui a l’air par contre d’intéresser leurs parents.
La mobilité journalière, occasionnelle ou annuelle : des transports à dominante collectifs associés au vélo, symbole de liberté sans contrainte
À cette époque il est très difficile de circuler entre les villes et la campagne. Les routes ne sont bien souvent que « des chemins de terre ou de sable. Dès qu’une voiture passait, elle dégageait un nuage de poussière. »
Cependant, à cette époque, même en ville, la voiture individuelle est très rare, comme le métro, dont le premier sera construit en 1969 à Beijing. Le plus souvent on prend le car, le bus ou le train en fonction des différentes mobilités. On marche à pied ou on utilise l’énergie animale, comme celle du cheval. Les transports sont collectifs, à l’exception majeure d’un objet symbole de bien-être et de liberté, le vélo. Pendant les « 30 glorieuses » en Europe de l’Ouest, on parlait de la bicyclette, comme dans le film de 1948 de Vittorio De Sica, Le voleur de bicyclette, qui rappelle l’importance du vélo pour les classes populaires dans les sociétés occidentales de l’après-guerre, avant le décollage économique que la Chine connaîtra elle aussi 20 ans plus tard dans les années 1990 à 2000, au moment où le vélo changera aussi de sens.
La mobilité est un indicateur des hiérarchies sociales, même si son ampleur est faible comparée à aujourd’hui où la distance sociale entre riches et pauvres est très forte en Chine. Pour les jeunes qui faisaient la révolution culturelle, il pouvait aller en bus partout. Le ticket mensuel coûtait 4 yuans. À Beijing, les tickets de métro étaient très difficiles à obtenir, sauf si on avait un réseau familial avec des membres de la famille bien placés. De même, prendre le train était rare. Un interviewé se rappelle qu’il a commencé à prendre le train quand il est devenu le secrétaire du PC de son usine. Pour beaucoup, dans leurs souvenirs, le train était un lieu de sociabilité important. Tout le monde discutait avec tout le monde. On était aussi très tassé : « je me souviens qu’une fois, je me tenais sur un pied, et j’ai tenu comme ça pendant 17 heures. » Dans le train il y a aussi beaucoup d’odeurs.
Un moment clé de la mobilité chinoise est celui de la fête du printemps (chun1 printemps yun4 se déplacer 春运), autour de janvier ou février chaque année. Les trains sont bondés et souvent il faut passer par les fenêtres pour avoir accès à une place. Les familles se retrouvent après avoir été séparées soient à cause du travail soient à cause des études. C’est un grand moment d’expression de la « piété filiale » (xiao4 shun4 孝顺) qui est perçue comme menacée aujourd’hui par la modernisation de la Chine et remis en valeur depuis peu par le gouvernement.
L’avion est un moyen de transport encore plus rare que le train ou la voiture. Il est réservé aux cadres. Dans les années 1970, ce sont des avions avec deux hélices et qui peuvent transporter 40 personnes. Plus tard, les avions ont quatre hélices et peuvent transporter 100 personnes. Une interviewée raconte qu’elle avait payé son billet d’avion 80 yuans alors qu’une dame étrangère avait payé 180 yuans pour le même trajet. Les tarifs n’étaient pas les mêmes pour les étrangers et les Chinois. Surtout prendre un billet d’avion était très cher, mais c’était aussi très excitant de survoler la Chine à 9 ou 10 000 m d’altitude.
Le moyen de transport le plus habituel est le vélo, notamment pour aller au travail. Dans les villes on pouvait voir des armées de bicyclettes. C’était aussi un moyen pour transporter les enfants au jardin d’enfants. Le vélo est intégré au cycle de vie et représente un cadeau de valeur dans le cycle de l’enfance ou de l’adolescence. Le vélo est un outil de travail, certes, mais il est aussi le symbole de la liberté sans contrainte et de l’amitié.
Fluidité et rugosité de la mobilité : le hukou et la révolution culturelle
Dans de nombreuses sociétés sédentaires, la mobilité est souvent perçue comme dangereuse. Bien souvent on observe un double mouvement de fluidification et de ralentissement des flux de la mobilité. Le hu4 kou 3 户口 (passeport résidentiel) est l’objet principal de ce double mouvement de facilitation et de diminution de la mobilité. La mise en place du hukou se fait dans les années 50. Il permet de contrôler le flux des migrants vers les villes et aussi de pousser une partie de « la population à retourner à la campagne travailler aux champs » (xia4 fang4下方). Surtout après « le Grand Bond en Avant [1958-1960] nous avons eu trois années de catastrophes naturelles. Il n’y avait rien à manger dans les villes. Il fallait envoyer les gens à la campagne. »
La Révolution Culturelle « commence en 1966. Les cours se sont arrêtés en 1969 quand on a été envoyé à la campagne. À cette époque, les étudiants devaient tous faire la révolution. Il fallait faire l’expérience du travail et aller à la campagne jusqu’à l’âge de fonder une famille. À cette époque il y avait un contrôle des naissances et le mariage n’était autorisé qu’après un certain âge. Après il y a eu les licenciements massifs dans les entreprises d’État, ça aussi je l’ai vécu. Juste quand on commençait à profiter d’avoir un salaire, on a été mis à la retraite. Donc ma jeunesse c’est comme ça que je l’ai sacrifiée. »
Avant 1980, la première année de la génération des Chinois qui sont des enfants uniques, la mobilité liée au voyage et à la découverte est plutôt faible. C’est une mobilité collective, sous contrainte de règles familiales ou de pressions politiques ou encore de nécessité commerciale. Le vélo apparaît comme le moyen de transport dominant de cette période, au moins pour la mobilité pendulaire journalière. On voit se dessiner une mobilité heureuse et une autre malheureuse, comme on le verra surtout après 2000.
2 – Les années 1980, la transition vers de nouvelles mobilités : l’émergence d’une quête moderne de la diversité
Le vélo dans les années 1980 : « c’est comme quand maintenant on a une automobile »
L’importance du vélo dans les années 1980 se lit à travers ce que l’on appelle en Chine « les trois objets importants », ceux que le mari doit apporter au moment du mariage : le vélo, la machine à coudre et la montre. Aujourd’hui ce serait plutôt un salaire élevé, un appartement et une voiture.
Le vélo était encore le véhicule familial, qui sera suivi dans les années 1980/1990 par la moto en ville, une pratique proche de celle que l’on pouvait observer à la même époque à Naples en Italie où l’on pouvait voir des motos ou des scooters avec le père, la mère et deux enfants. Le vélo est aujourd’hui en partie associé au manque de ressources. Cela explique une certaine difficulté à développer le vélo et le « velib » en ville en dehors des campus pour les étudiants qui ont moins de moyens, mais aussi pour des raisons d’insécurité par rapport aux voitures.
Le vélo est aussi associé à la jeunesse, aux amis avec qui on peut rire et se balader. Certains se rappellent cette période avec regret et disent que cela fait bien longtemps qu’ils n’ont plus ressenti ce sentiment associé à l’amitié, au bavardage et au rire. Le souvenir du vélo rentre pour une part dans le monde idéalisé de la nostalgie, celui de l’enfance et de l’amitié, celui de l’insouciance.
Le train, bon marché, avec des places assises en nombre limité, peu confortables et sales, avec des couchettes très chères
Un billet de train ne coûtait que quelques yuans, mais il fallait souvent voyager debout, et parfois pendant 17 ou 18 heures. À la fin du voyage les pieds étaient tout gonflés. Les trains fonctionnaient encore au charbon. Quand on ouvrait la fenêtre, tout devenait noir assez rapidement. Pendant longtemps les sièges ont été en bois puis ils ont été en cuir. Cependant ils n’étaient pas assez nombreux par rapport au nombre de voyageurs.
Il y avait des couchettes, mais elles étaient très chères. À l’époque on pouvait gagner 30 à 40 yuans par mois, et les couchettes coûtaient autour de 20 yuans, soit la moitié d’un salaire mensuel.
Certains se rappellent cependant d’avoir fait des voyages assez longs avec des amis, quand ils étaient jeunes, et d’avoir très bien supporté le train : « finalement, plus on est jeune, moins on fait attention au mode de transport, mais plus on attache d’importance à l’ambiance. »
L’avion, une découverte qui excite et qui fait peur : l’émergence d’une nouvelle émotion
Prendre l’avion dans les années 1980 est encore quelque chose d’exceptionnel. Une personne se rappelle qu’elle ne savait pas comment attacher la ceinture de sécurité. Elle a eu peur au décollage et à l’atterrissage et ensuite elle a raconté à tout le monde qu’elle avait pris l’avion.
Les déclencheurs sociaux de la mobilité des personnes : entre sortir de la pauvreté et s’initier à un Nouveau Monde
« Après le lycée, je suis resté un an à la maison, mais ma famille était trop pauvre, je n’avais pas le choix, je devais partir gagner ma vie à l’extérieur. » Cette situation de pénurie explique une partie de la mobilité des jeunes des campagnes vers les villes. Émigrer vers la ville est une condition de leur survie. Beaucoup vont utiliser le train. Une partie a été incitée à partir par des recruteurs travaillant pour diverses industries. Ils composent ce que l’on appelle en Chine la population « flottante » qui serait aujourd’hui entre 200 et 250 millions de personnes. Le hukou, le permis de résidence, est toujours en vigueur. C’est une mobilité sous contrainte de pauvreté et de contrôle politique.
Certains sont partis pour faire un travail spécifique, comme travailler dans une banque à Shanghai. D’autres se sont engagés dans l’armée. Certains bougent pour pouvoir se rapprocher de leur famille. Cette mobilité relève plus d’un choix qu’avant 1980, mais moins qu’après 2000.
D’autres voyagent pour expérimenter d’autres modes de vie, pour échapper à la vitesse par exemple, et voir des choses différentes. Ce n’est pas toujours facile, car certains ont l’impression « qu’en Chine les bâtiments sont tous pareils. » Allez dans une grande ville comme Pékin permet d’élargir sa vision du monde et d’apprendre des choses nouvelles auprès de nouvelles personnes. La mobilité en Chine ou à l’étranger permet de découvrir de nouvelles cultures, de nouveaux modes de vie.
Mais la mobilité demande un apprentissage. Elle demande d’acquérir une compétence pour savoir comment acheter un ticket ou comment s’asseoir dans le métro. Elle apprend à être plus tolérant, à accepter d’autres comportements et à s’adapter à la diversité des origines des personnes qui vivent en ville. Quand on va à l’étranger, on découvre que les gens sont « plus autonomes dans leurs relations avec les autres. J’aime ce sentiment. » L’autonomie par rapport à la contrainte des normes sociales de la société chinoise est souvent une découverte importante des Chinois qui ont migré dans les pays occidentaux. Cette découverte n’est du reste pas propre à la Chine. Elle est bien souvent vécue par tous ceux qui s’éloignent de leur milieu d’origine.
La mobilité permet l’autonomie. Elle est donc ambivalente, car l’autonomie crée de la différence et donc un risque de séparation : « Quand je suis rentrée, ma façon de parler, mes idées, mes valeurs n’étaient plus les mêmes que celle de mes anciens camarades du lycée ou du collège. »
« J’ai l’impression que je connais de plus en plus le monde, j’ai l’impression que je connais de plus en plus d’endroits, ma vision du monde s’élargit au fur et à mesure. » Cette forme de mobilité est vécue comme une quête.
La mobilité des années 1980 est encore une mobilité fortement sous contraintes de pouvoir d’achat, de contrôle administratif et des moyens de transport collectif peu confortables. Les moyens de transport individuels motorisés sont quasiment inexistants pour la plupart des Chinois. La voiture est réservée aux officiels. Et la mobilité est aussi vécue comme une recherche d’autres choses, et donc aussi comme un risque, comme on le verra avec la mobilité qui se développe après les années 2000.
3 – L’évolution des moyens matériels de la mobilité après 2000 : l’émergence du transport individuel, de la vitesse, des embouteillages et de la numérisation
L’évolution de la Chine autour des années 2000 ressemble de façon étonnante à l’époque des « 30 glorieuses » que l’Europe de l’Ouest a connue entre 1945 et 1975. On retrouve des éléments de comparaison dans le film Trafic de 1971 de Jacques Tati sur les voitures et les embouteillages ou encore dans Playtime de 1967 sur l’aéroport d’Orly et les avions. La mobilité apparaît comme un phénomène social ambivalent et un analyseur du rapport au « progrès » que les sociétés expriment à travers l’évolution des innovations techniques liées à la mobilité et de leur impact sur la vie quotidienne.
Les changements de sens du vélo
Dans les années 60, le vélo est à la fois un signe de l’autonomie et un moyen de transport utilitaire pour aller au travail. Il est un des signes de la réussite. Dans les années 2000, le vélo est vécu comme inconfortable à cause du froid en hiver, du chaud en été ou du vent au printemps, comme un moyen de transport dangereux par rapport aux voitures et à la pollution, et comme un signe de pauvreté. Le vélo est associé aux personnes âgées. Le rêve chinois ne passe plus par le vélo, pour le moment.
Comme en Europe, au Brésil ou aux États-Unis le vélo est en train de changer de sens. Il devient un moyen de faire du sport pour la classe moyenne supérieure chinoise. Dans une ville comme Hangzhou, on peut voir des parkings avec des centaines de Vélib’. Cela reste encore assez minoritaire. Le vélo reprend un sens positif quand il est comparé à la voiture qui elle émet du CO2, à l’inverse du vélo qui devient un moyen de protéger l’environnement.
La transformation des moyens de transport collectif : le confort, la vitesse et le retour de la foule
Les bus et les cars : la montée des liens impersonnels, du confort et des transgressions
Les bus et les cars sont de plus en plus accessibles en ville et à la campagne. Ils sont de plus en plus modernes et confortables. Il possède la climatisation. Avec les bus, on risque moins d’être en retard au travail. Les vendeurs de tickets ont été remplacés par des machines. De même l’annonce des stations est faite sur un écran. Elles peuvent être en anglais et en chinois, et même en shanghaien. Les nouveaux objets technologiques remplacent les liens personnels, ce que certains regrettent et d’autres non, car il trouvait que les vendeurs de tickets n’étaient pas aimables. En 1959, Serge Gainsbourg chantait « Le poinçonneur des lilas ».
Un des inconvénients des bus est qu’ils créent des embouteillages en ville. Surtout, les bus ne sont pas toujours faciles d’accès. Il faut souvent se battre pour entrer ou sortir. On essaye de passer sans ticket, sans se faire prendre. La mobilité est un analyseur des petites transgressions au quotidien, comme on peut l’observer dans d’autres domaines comme celui du jeu en cachette à l’école, ou la consommation de soda qui est bien souvent interdite par les familles ou par les enseignants en Chine.
Le métro : de l’excitation à la routine
Pour les Chinois, un des grands avantages du métro est de diminuer les aléas du temps de transport et donc de diminuer les risques d’arriver en retard à l’école ou au travail. Le métro permet de prévoir la durée. Il est moins aléatoire que le bus. C’est pratique pour les salariés.
Pour les jeunes, qui semblent apprécier ce moyen de transport, le métro est plus confortable. Son « environnement est très agréable, très accueillant. On peut trouver très facilement l’endroit où on veut aller, la signalisation est très claire. Il y a des panneaux qui indiquent dans combien de minutes le métro arrive. On peut compter le temps que ça va mettre. Je trouve que c’est accueillant vis-à-vis des passagers. Je trouve que dans le métro l’information est bien faite. » Le métro permet aussi d’échapper aux embouteillages. Dans les grandes villes, certains abandonnent la voiture au profit du métro. Il favorise la mobilité, car il va plus vite pour aller d’un point à un autre, et permet ainsi d’aller déjeuner à des endroits qui demandaient trop de temps avant.
Le métro est aujourd’hui une pratique routinière : « Lorsque la première ligne a été créée, elle était extrêmement bondée. Les gens ordinaires trouvaient ça drôle, on aurait dit qu’on prenait le train. On trouvait tous que prendre le métro était drôle. Quand sont apparues les lignes 1, 2 et 3, les gens trouvaient encore ça drôle, mais maintenant on ne trouve plus ça drôle. » Certains ont même l’impression que le métro est un retour en arrière, comme dans les années 1960, tellement ils se sentent serrés. Ils ont même du mal à accepter cela.
La numérisation des objets de la mobilité appartient bien aussi au monde du métro. On peut payer grâce à des automates, avec des pièces, des billets ou des cartes électroniques. Le prix est ajusté à la distance et au nombre de stations : « on peut dire que c’est rationnel et légal. »
Le métro est aussi un révélateur du rapport au politique. Ses défaillances provoquent des critiques sur le thème de l’imprévoyance et du manque de bonne planification fait par le gouvernement, ce qui apparaît un thème récurrent à propos de la mobilité et de l’urbanisation.
30 ans auparavant, les choix de la mobilité étaient faibles. Elle était bien souvent imposée ou subie. Aujourd’hui, même si certains critiquent les nouveaux moyens de transport, la mobilité est devenue un signe de choix, un signe de la montée de l’individuation de certaines pratiques. Cela ne signifie pas la fin des normes collectives et du contrôle social en Chine. Cela signifie qu’il existe un peu plus de marge dans le jeu social, même si le choix, aux heures de pointe, est réduit à choisir entre les embouteillages en voiture ou être entassé dans le métro.
Le train et le TGV : le nouveau découpage du temps, entre migration pendulaire et mobilité à longue distance
« Maintenant vous voyez, on a le TVG. Vu que je fais souvent des allers-retours entre Pékin et Shanghai, je trouve que c’est plus pratique que le train. Pour des allers-retours entre Pékin et Shanghai, c’est même plus pratique que l’avion. » Les trains rapides interurbains sont même souvent considérés comme des transports publics urbains. Le TGV est un objet de fierté nationale. Le TGV va permettre, en plus, de développer la route de la soie par voie de terre.
Le train reste encore un moyen de transport fortement utilisé et tout particulièrement au moment des rentrées scolaires et universitaires et pour la grande transhumance des migrants pour la fête du Printemps, un peu comme pendant les vacances d’été, entre juillet et août, en France. Passer par la fenêtre, pousser pour essayer d’entrer, rester debout sont encore des pratiques actuelles.
D’après Zou le, le gouvernement essaye cependant d’étaler un peu les départs : « Officiellement, la Chine compte trois « semaines d’or » (huang2 jin 1 zhou1 黄金周) réparties entre les vacances du Nouvel An chinois, les vacances du 1er Mai et les vacances de la fête nationale le 1er octobre. Mais récemment, les autorités chinoises ont tenté de réduire ces goulets d’étranglement annuels en diminuant la période de congé lors des vacances du 1er Mai et en ajoutant des jours de congé supplémentaires mieux répartis sur l’année, généralement calés sur d’autres fêtes traditionnelles (Fête des Morts en avril, Fête de la lune en septembre, etc.). »
La foule et la vitesse sont vécues par certains de façon négative. Ils préfèrent alors prendre des trains-couchettes de nuit : «Je trouve que même si le TGV est rapide – ça met trois heures, j’ai l’impression qu’à l’intérieur on ne peut pas ne p être serein. Je prends le train de 10 heures du soir, j’arrive le matin suivant, et je me sens très calme en arrivant. J’ai le sentiment d’être plus serein. » Comme l’écrit Allessandro Baricco en 1991, dans Châteaux de la colère, sur le choc de l’arrivée du chemin de fer au 19ème siècle: « le train lui, il était exact, temps transformé en fer, fer lancer sur deux rails, kyrielle très précise d’avant et d’après… Et surtout… Il était la vitesse…La vitesse. Ça ne pardonne pas la vitesse. [Elle est] la compression de l’espace et le découpage du temps, redessinant les cartes géographiques de la terre et les rêves des gens. » (pp. 91 et 96). Avec l’avion, la réduction du temps et de l’espace apparaît encore plus sensible pour ceux des Chinois qui le pratiquent régulièrement.
L’avion ou la banalisation de la vitesse
Au tout début, comme pour le TGV ou le métro, l’avion fascine : « J’aime le sentiment de monter dans le ciel et le paysage qu’on peut voir depuis l’avion. » Mais petit à petit la pratique de l’avion se banalise : « Maintenant, on prend l’avion, mais je me sens fatiguée. Je prends souvent l’avion pour une heure. Le même jour il m’arrive d’aller dans plusieurs villes. Les premières fois, c’était d’excitant d’aller dans plusieurs villes différentes le même jour, de manger de la nourriture différente. Mais maintenant, je trouve ça fatigant. La vitesse ne rend pas ça plus pratique, mais nous rend plus fatigués. Plus c’est rapide, plus on a de choses à faire. Y compris pour le travail, plus on est habile, plus l’emploi du temps est chargé. Avec une vitesse plus grande, il y a plus de choses à faire. »
Le développement des transports individuels
Le taxi, une mobilité limitée par les embouteillages et une profession menacée d’ubérisation
Dans certaines régions les taxis étaient rares. Certains véhicules faisaient office de taxi au noir et dépannaient les gens en fonction des situations. Parfois les taxis étaient inexistants : « [Vers 2000], à l’époque, il n’y avait pas de taxi, je n’avais jamais pris un taxi. J’avais seulement pris le métro. » Aujourd’hui les taxis sont très nombreux. Deux choses ont changé depuis une dizaine d’années. La première est qu’il faut souvent attendre 20 à 25 minutes pour avoir un taxi à cause des embouteillages alors qu’avant il était facile d’en trouver dans la rue en quelques minutes. La deuxième est que depuis deux ou trois ans il existe des services chinois concurrentiels aux taxis, sur le modèle d’Uber, l’application Didi, dans laquelle Apple vient d’investir un milliard d’après Les Echos du vendredi 13 mai 2016.
Le taxi rentre dans le choix des moyens de transport des Chinois. Ils trouvent que quand on ne connaît pas une ville un taxi est plus pratique que le bus. Le taxi sait toujours où aller. Par contre, certains trouvent que les taxis ne sont pas aimables : « [À Beijing ]quand on prend le taxi, ça arrive très souvent de se faire refuser la course. »
La voiture : le symbole de l’individuation des pratiques de mobilité de la classe moyenne
Voiture, infrastructure et corruption
Le développement de la voiture est directement lié à celui des routes, de la croissance des villes et des logements, et du développement industriel et commercial, associée à la montée d’une classe moyenne supérieure chinoise dont la mobilité suit le classique triangle du logement au travail du travail aux courses des courses au logement et éventuellement aux loisirs. Cette mobilité est aujourd’hui remise en cause par une partie des Chinois. Du fait de l’importance des services fournis par Internet certains peuvent acheter tout ce dont ils ont besoin sans se déplacer de chez eux : « J’achète presque tout sur Taobao (淘宝网 réseau/site « chercher un trésor ») [groupe Alibaba], je trouve que Taobao permet vraiment d’économiser du temps et de l’argent. On n’a pas besoin d’aller au supermarché pour gaspiller de l’argent et occuper l’espace de transport des autres, on achète directement sur Taobao. » Rester chez soi est perçu ici comme une forme d’altruisme.
Avant les années 90, les routes pouvaient être en sable ou en pierre. Après elles ont été goudronnées. À partir des années 1990/2000 les autoroutes se sont multipliées : « Maintenant en quelques heures on peut arriver, c’est pratique. » Dans les grandes villes, les ponts routiers se sont multipliés. En ville, à certains croisements, on peut observer jusqu’à cinq à six niveaux de rues superposées. À Canton, si on ne cherche pas à rentrer dans un quartier, on peut traverser toute la ville en « fly over » (pont routier). Parfois, le système de voie expresse en hauteur pose des problèmes au moment de sortir ou de rentrer, ce dont se plaignent les conducteurs de voitures chinois. Cependant les voiries expresses en hauteur « symbolisent la vitesse de développement de cette ville. » Elles symbolisent aussi la pauvreté pour ceux qui habitent dessous dans des logements de fortune.
Tout le monde reconnaît aujourd’hui que la qualité des routes est bien meilleure que celles d’avant. Certains regrettent le développement des embouteillages qu’ils attribuent au fait que le développement de la ville est trop rapide. Il ne faut donc pas confondre « La vitesse et l’efficacité qui sont deux choses très différentes. »
Le développement des infrastructures amène à son tour la corruption : « C’est très bien de créer des bonnes choses, des choses qui profitent à la nation. Mais le problème, maintenant, c’est qu’on a construit des chemins de fer, des autoroutes et tout ça, mais on produit aussi de la corruption, et ça, c’est le plus terrifiant. On a une manière très drôle de le dire : dans les fonds pour faire un chantier, il y en a 1/3 qui est gaspillé, 1/3 qui est utilisé pour la corruption, et 1/3 qui est vraiment utilisé pour la construction. »
La voiture c’est l’autonomie, la liberté, le confort et le plaisir par rapport aux transports collectifs
« Pour moi, c’est un plaisir de conduire, je conduis une heure, et je suis très contente tout au long du trajet. Avec une voiture, mon espace de vie s’est élargi, mes loisirs ont changé, je conduis moi-même là où je veux aller, je vais aux alentours de la ville pendant le week-end »
Pour ceux qui aiment conduire, la voiture c’est plus pratique. C’est aussi plus confortable que le scooter sur lequel on a très froid en hiver. À l’inverse « quand on prend la voiture, à l’intérieur il y a la clim, c’est très confortable. Mais il y a aussi la liberté. Une voiture, elle peut prendre minimum quatre ou cinq personnes. » À noter que quatre ou cinq personnes sont considérées comme un minimum en Chine alors que c’est plutôt un maximum en Europe et aux États-Unis. Quand on part en week-end : « On n’a pas besoin de payer pour le trajet. En plus je trouve que c’est sympa de prendre la voiture avec un groupe d’amis, on peut s’arrêter où on veut, on peut s’arrêter n’importe où et dormir sur place si on veut, on est libre. » C’est une liberté collective.
Dans la voiture on peut écouter de la musique. On n’a pas le côté bruyant du bus ou du métro. Surtout « Dans le bus, on ne peut pas trop lire, donc tout le monde regarde son portable, ça abime les yeux. Maintenant que je conduis, je peux reposer mes yeux. Dans le bus, je pouvais être debout, alors que dans ma voiture, je reste longtemps assise. » En plus « dans la voiture, on a son propre espace privé, alors que dans le métro, il y a plein de monde, c’est pénible. »
La voiture apparaît ici un indicateur très intéressant de l’importance que les Chinois accordent aujourd’hui à l’espace privé. La culture matérielle, celle des moyens de transport, des embouteillages, associée à une pratique, celle de la conduite et des embouteillages, permet d’objectiver une aspiration chinoise qui paraît en forte croissance, celle pour moins de contrainte dans l’espace public et de plus de liberté, au moins dans la vie quotidienne : « Quand on arrive dans une ville, on peut aller où on veut. »
L’augmentation du nombre de voitures en Chine : la fin de la rareté et le début des problèmes d’embouteillage et de parking
Quand les interviewés parlent de la vie au village, il y a 10 ou 20 ans, ils se rappellent que les voitures étaient quasiment inexistantes. Seul le chef de village pouvait en avoir une. Depuis les scooters ont remplacé les vélos et les voitures se sont multipliées.
En ville les voitures ont envahi les parkings ce qui augmente le coût du stationnement. Aux heures de pointe, il se produit d’énormes embouteillages : « à Shanghai, aux heures de pointe, on ne peut même plus prendre un taxi. » Les endroits touristiques sont aujourd’hui complètement encombrés par les cars et les voitures, notamment pour la fête du printemps. Cela crée beaucoup de tensions et de disputes dans la vie quotidienne et une augmentation des prix et une baisse de la qualité des services pendant les périodes de pointe.
Gérer le flux des voitures par la contrainte des plaques d’immatriculation : une conséquence inattendue, la réinterprétation des plaques en jeux de loterie.
L’engorgement des grandes villes et la pollution automobile a conduit les collectivités locales à prendre des mesures pour limiter au début, non pas l’achat (« on ne peut pas interdire aux gens d’en acheter »), mais la circulation des voitures à partir du contrôle des plaques minéralogiques qui varie suivant que l’on est à Beijing (Pékin), Shanghai ou Guangzhou (Canton).
À partir de 2008, à l’occasion des Jeux olympiques, pour limiter la mise en circulation des 4,4 millions de voitures privées, Pékin, met en place une circulation alternée en fonction des plaques minéralogiques paires ou impaires.
Cependant en 2015, les différentes municipalités cherchent à limiter les ventes de voitures, et pas simplement leur circulation. À Shanghai une plaque de voiture peut valoir 80 000 yuans, soit à peu près 10 000 €, le salaire minimum tournant autour de 200 €. Une partie des Chinois s’est mise à spéculer, soit en achetant des voitures d’occasion à bon marché et en espérant pouvoir la revendre avec une plaque minéralogique qu’il pourrait revendre 50 % plus cher. Le prix des plaques minéralogiques a explosé d’après les interviewés.
Plus tard, Pékin a mis au point un tirage au sort pour gagner des plaques d’immatriculation. Il faut payer 100 yuans pour participer au tirage : « A chaque fois, s’il y a environ 100 000 personnes qui tentent leur chance, vous imaginez combien le gouvernement gagne d’argent ? [Ceux qui tentent leur chance] disent que c’est mieux que la loterie, qu’il y a plus de chances de gagner. » Le prix des plaques est monté à 120 000 ou 130 000 yuans. Les chances de gagner au loto chinois sont plus faibles. C’est pourquoi le gouvernement « a décrété que quand une personne achète une voiture, pendant les trois ans qui suivent elle ne peut plus en acheter d’autres. Finalement ça a fait encore augmenter le prix des plaques d’immatriculation, elles sont devenues les plaques de métal les plus chères au monde. »
Comme le rappelle HU Shen dans on livre L’État-croupier et les Joueurs-coolies. Ce que la loterie nous apprend sur la Chine (2015), la Chine, après la révolution culturelle dominée par des valeurs ascétiques, est passé dans une ère hédoniste dans laquelle le jeu est valorisé, et tout particulièrement la loterie créée dans les années 1980, et où le hasard passe sous le contrôle de l’État. La loterie des plaques minéralogiques est la suite de ce passage vers une société hédonique comme l’avait montré Colin Campbell pour l’Angleterre des années 1750, celle qui entrait dans le monde de la consommation.
On comprend avec cet exemple que la gestion publique de la mobilité privée est relativement complexe du fait des contraintes de pollution et de circulation collective qui rentrent en tension avec les demandes individuelles de voiture, de liberté et d’enrichissement. L’effet d’agrégation des intentions individuelles ou collectives, privées ou publiques, entraîne des effets pervers au niveau collectif. C’est le même problème auquel la société chinoise s’est trouvée confrontée avec le boom de l’immobilier et celui de la Bourse. Il a dû aussi limiter le nombre d’achats de logements par couple ce qui a conduit certains à divorcer pour pouvoir continuer à acheter plus d’immeubles.
Comme tout gouvernement, le gouvernement chinois est pris entre une nécessaire régulation pour limiter les effets pervers des acteurs individuels, mais au risque de créer de la rareté et donc de la spéculation, et une nécessaire libéralisation pour limiter les niches et les rentes, source aussi de spéculation, ce dont est bien consciente une partie des interviewés quand il parle du gouvernement chinois. Tout cela montre les contraintes, les embouteillages potentiels, mais aussi les potentialités, limiter la pollution, que représente le lancement en masse de la voiture électrique en Chine en train de se faire.
La numérisation des objets techniques liés à la mobilité : la gestion mobile de la mobilité
Le monde chinois de la mobilité a lui aussi été touché par la numérisation des objets techniques, comme en Europe de l’Ouest et aux États-Unis.
Avant 1980 il y avait la radio. Elle était réservée aux riches : « À cette époque, il suffisait que la radio diffuse quelque chose pour que les gens écoutent avec attention. Tout le pays écoutait le Comité Central du Parti, les gens écoutaient avec attention, on faisait ce qu’on nous disait de faire. À cette époque, les gens étaient très honnêtes. » Après il y a eu la télévision : « Avant, je ne pensais pas que c’était pour comprendre des choses. C’était très simple, à travers la télévision, on arrivait à nous faire accepter certaines choses. Maintenant, on va plutôt chercher activement les informations. »
La recherche active de l’information s’est faite à travers le développement de microblogs comme Weibo, dont l’activité a été ralentie par le gouvernement chinois, et maintenant avec Wechat qui est en pleine expansion. Depuis peu il existe un « site de commentaires en Chine. Ce qu’il a de particulier et d’inimitable, c’est qu’il établit un service basé sur la réputation. C’est un site de services à la vie locale. Par exemple, après avoir consommé un produit, on peut laisser un avis ou écrire un commentaire. Cela va influencer les prochains consommateurs, que ce soit en bien ou en mal, et donner une réputation au produit. C’est vraiment quelque chose d’unique. » C’est le principe des plates-formes qui mettent en contact direct des consommateurs ou des usagers avec une offre de biens ou de services et qui court-circuitent donc les intermédiaires traditionnels. La notation permet de produire une information qui est censée éclairer le choix des décideurs. Ils peuvent aussi aller sur des forums. C’est la base simplifiée de ce que l’on a appelé d’un terme général et imagé l’ubérisation.
Tout cela s’applique à la mobilité avec notamment les applications pour les taxis : « avec l’application, par exemple, je peux savoir où est le taxi et quand il va arriver, je peux estimer le moment où il va arriver, » ou les autres moyens de transport : « Pour trouver le métro, trouver une station de bus, ou quand je ne sais pas quel bus prendre, je cherche sur Baidu. » En plus, si on se déplace il est possible de réserver un hôtel, comme avec l’application « « Qu nar » (去哪儿, allez où) : « je peux acheter n’importe quel billet. Par exemple, je peux réserver le train que je prends, l’hôtel où je dors, je peux regarder si c’est possible de prendre un taxi ou de louer une voiture, je peux aussi réserver les tickets pour aller voir les endroits touristiques aux alentours, je peux regarder ce qu’il y a comme endroits touristiques, etc. Je peux tout faire sur mon portable, même quand je ne suis pas chez moi, je peux tout faire. »
La recherche d’information est elle-même devenue mobile grâce aux Smartphones. Ils peuvent être aussi utilisés comme moyen de paiement pour acheter des billets, payer la facture de téléphone, les frais de chauffage ou pour virer l’argent. Par rapport aux années 1980, l’usage du téléphone portable permet d’échapper aux files d’attente, le symbole de la contrainte de mobilité. Internet et le téléphone mobile favorisent les rencontres amoureuses, permettent d’organiser des sorties avec ses camarades de classe ou d’université et d’échanger quand il faut prendre une décision. L’enquête sur le jeu que nous avons mené en 2015 en Chine, montre que WeChat est très utilisé par les grands-parents pour échanger et surveiller l’éducation de leurs petits-enfants. Le téléphone mobile, grâce à Internet, est autant un moyen de contrôle que d’autonomisation.
Pour certains, l’inconvénient de cette mobilité est l’addiction à Internet et aux téléphones mobiles. Ils distraient pendant le travail, diminuent la concentration et empêchent de réfléchir : « on regarde tout ce que les gens postent. (…) On ne le filtre pas, on ne sélectionne pas, on ne réfléchit pas. » Un avantage inattendu est qu’en permettant de connecter les taxis à la police, en mettant des caméras électroniques à l’intérieur et l’extérieur du taxi et en restreignant le paiement en liquide, cela a limité les braquages de taxi.
L’évolution des moyens et des objets de la mobilité fait apparaître son ambivalence à la fois positive et négative, à la fois source de libération et de contrôle. Cette ambivalence va s’exprimer dans le sens que les Chinois donnent aujourd’hui à la mobilité que ce soit pour s’en réjouir ou que ce soit pour le regretter.
L’ambivalence du sens de la mobilité après 2000 : émergence d’un lien social impersonnel, d’une tension autour des codes de la sociabilité et d’un sens ambivalent du progrès lié à la mobilité
Pour une partie des interviewés, la modernité, le progrès, la vitesse, l’amélioration de la mobilité par les innovations technologiques relèvent d’un univers marqué par la nostalgie du temps passé, « Maintenant, dès qu’on rentre à la maison, on ferme la porte, notre enfant ne peut que jouer avec ses parents. Mon enfant, il n’a pas de copains. Au contraire, avant, on n’était jamais chacun chez soi. La vie était plus simple, plus joyeuse. »
Lucien Jerphagnon avait écrit un livre au titre évocateur sur ce même phénomène de nostalgie en France en 2007 : Laudator Temporis Acti (c’était mieux avant). Bien souvent la nostalgie du passé nous apprend plus sur le malaise que les gens ressentent aujourd’hui que sur la réalité historique du passé. Celle –ci est bien souvent idéalisée comme le montre cette histoire résumée de la mobilité en Chine. Cela nous indique aussi que le lien entre la mobilité, la vitesse et le bonheur ne va pas de soi, que ce soit en Chine au XXIe siècle, en Europe de l’Ouest après la deuxième guerre mondiale ou aux États-Unis dans les années 1920.
La nostalgie du passé et de la vie villageoise par différence avec les relations impersonnelles de la vie urbaine : la chaleur, la simplicité vs la vie complexe, impersonnelle et les inégalités
« Mes camarades de classe trouvent que le TGV et les trains rapides n’ont pas de saveur. Les gens s’assoient les uns à côté des autres, mais ils ne se parlent pas. Par contre, dans les vieux trains, c’était autre chose. » Cette phrase résume le sentiment de nostalgie qui est exprimé par une partie des interviewés. Pour eux, les contacts au village sont beaucoup plus chaleureux, de même qu’à l’époque du vieux Pékin dans les quartiers ou dans les « dan1 wei4 » 单位, les unités de travail dans les usines. D’après eux, les enfants étaient nombreux et jouaient dans les petites ruelles, les « Hu2 tong4 » 胡同. On retrouve la même nostalgie par rapport aux vieux quartiers de Shanghai : « depuis l’Exposition Universelle, tout ça a été détruit. Les gens sont partis aussi vite que le vent, et toutes ces maisons ont été détruites. »
Avant dans le bus on avait l’impression de connaître tout le monde. Maintenant c’est « comme un environnement inconnu. » En ville, les relations sont distantes, les contacts sont rares et bien souvent on ne connaît pas ses voisins. Le soir quand on rentre, on ferme la porte et l’enfant unique n’a pas d’amis.
Enfin, pour certains, « Les inégalités sociales sont de plus en plus grandes. » Cela veut dire que pour une partie des interviewés il y a eu un grand progrès matériel. Mais que ce progrès a un coût, celui de la perte d’une partie des valeurs traditionnelles liées à « l’honnêteté » et à « l’entente » : « Je trouve que maintenant, les gens sont tous en lutte les uns contre les autres. » La mobilité moderne est vécue symboliquement par eux, comme une perte de confiance et de justice.
Les perceptions ambivalentes des codes de la sociabilité pendant la mobilité
Pour une partie des interviewés, les pratiques dans les transports en commun posent de nombreux problèmes. Il y a des gens qui ne laissent pas leurs places assises à ceux qui en ont besoin, il y en a qui mangent ou qui font pipi dans le métro. Il y en a qui parlent fort ou qui ne laissent pas l’espace de gauche libre, sur les escalators, pour laisser passer ceux qui sont pressés, sans compter les agressions sexuelles des hommes qui se collent dans le métro contre les femmes pour les toucher avec leurs mains. « Maintenant, les gens se fâchent de plus en plus. Pour la moindre chose, ils se mettent en colère. Ils s’énervent facilement. » Il y a même des personnes âgées qui luttent avec les jeunes en profitant de leur âge.
Le vécu des transports individuels est aussi complexe, car certains ne respectent pas les feux rouges. D’autres n’osent plus prendre leur voiture par peur des scooters ou de la circulation tout en ayant peur des risques d’attentats dans les transports en commun : « Je trouve qu’il y a trop de voitures sur la route, ça me fait peur. J’ai l’impression que tous les jours quand on conduit, on prend des risques. Donc je n’ose pas trop conduire. J’ai un peu plus confiance dans les transports publics, mais récemment dans les transports en commun il y a souvent des attentats, alors je me mets aussi à avoir peur de les prendre. Je ne sais plus comment me déplacer. » Ils se sentent coincés dans leur mobilité.
De façon frappante, une partie des interviewés formule des perceptions complètement à l’opposé. Ils trouvent que les gens aujourd’hui sont de plus en plus serviables, qu’ils aident à porter les valises ou qu’ils laissent leur place aux personnes qui ont besoin.
L’ambivalence des perceptions face à la mobilité est un révélateur du rapport ambivalent des Chinois face à la modernité, à la fois positive et négative, et donc du malaise qu’elle représente pour une partie de la population en Chine. L’idéalisation du passé dont on a expurgé les moments plus durs de la révolution culturelle, le contrôle de la communauté sur les femmes et l’enfant unique à partir des années 1980, ou la surveillance de la police sur la mobilité, permet d’exprimer le malaise que l’on ressent aujourd’hui. Pour d’autres, à l’inverse, la modernité est vécue comme un progrès vers plus de liberté et d’autonomie : le fait d’aller dans plein d’endroits différents, dans tout le pays, ça aide à former le caractère, à être plus dynamique. Le fait de voir plein de choses et d’être amenés à résoudre des problèmes, ça aide à apprendre l’indépendance. »
Au final, il apparaît que la mobilité est un des multiples analyseurs des fractures souvent invisibles qui traversent la société chinoise et qui la tire en même temps dans le sens de la tradition ou du changement.
La mobilité comme apprentissage positif et comme quête de sens, mais aussi comme menace pour la famille, le couple et l’identité des villes qui reçoivent des migrants
La mobilité est un des moyens d’ouverture et de développement des enfants : « Il y a deux périodes où on se développe très vite et où le corps et l’esprit connaissent leur plus grande transformation, c’est la petite enfance et l’adolescence. Dans ces deux périodes, c’est mieux si l’enfant peut entrer en contact avec plein de choses différentes, que ce soit des informations ou des choses matérielles, ou bien quoi que soit qui stimule leur énergie. Car c’est le moment où ils grandissent le plus rapidement, où leur vitesse de développement est la plus rapide. »
La vitesse de développement rapide de l’enfant représente aujourd’hui en Chine un enjeu important et ceci dès l’école maternelle et l’entrée à l’école primaire. L’objectif est de pousser au maximum l’éducation des enfants pour qu’il puisse rentrer dans les meilleures écoles primaires et augmenter ainsi leur chance d’avoir un meilleur classement au lycée au moment du grand concours national. On retrouve ce thème dans la série chinoise d’aujourd’hui « Maman tigre et papa chat » (虎 吗 猫爸). La mobilité est donc un des éléments de la compétition scolaire dans laquelle les familles chinoises sont engagées.
Certains pensent que grâce à la mobilité leur vision du monde s’est élargie. Ils ont l’impression que la mobilité comble un vide dans leur esprit. Plusieurs signalent le plaisir de parler mandarin et de ne plus être limité par leur dialecte local. Avoir de plus en plus de connaissances est un « sentiment très satisfaisant ».
Si la mobilité est perçue comme une potentialité est aussi perçue comme une menace. Certains ne reçoivent plus de nouvelles de leur famille ou de leur fils qui est à l’étranger et cela les angoisse. On constate aujourd’hui que ceux qui vont migrer pour laisser leurs parents, leur femme et leur enfant menacent le couple : « les relations conjugales en souffrent souvent. Aussi, retrouver sa famille, être ensemble et être heureux est un luxe, un grand désir. »
La mobilité est d’autant plus une menace pour la vie du couple que partir à la ville est vécu comme un moyen de fuir la famille, le village et ses contraintes. Aujourd’hui de nouveaux modèles de femmes sont en train d’émerger : « j’appartiens seulement à moi-même, » dit une femme de 35 à 40 ans. Ce modèle se retrouve dans un roman chinois 妖孽 yao2 nie4 « sorcière et démon ») traduit en 2013 sous le titre Les femmes chinoises ont-elles besoin des hommes ? (avec une préface de Dominique Desjeux).
Plus généralement, certains perçoivent la mobilité des jeunes comme une menace pour le lien familial, pour le respect de la piété filiale, et donc devient un risque pour les parents âgés qui ont du mal à subvenir à leurs propres besoins. C’est pourquoi, comme le rappelle HU Shen (2015), le gouvernement chinois a émis en juillet 2013 une loi pour relancer la pratique de la piété filiale, « 孝xiào », pour limiter le risque d’abandon qui menace les parents dont les enfants sont partis migrer ailleurs.
Les migrants sont aussi vécus comme une menace à Pékin comme à Shanghai : « Maintenant, les Pékinois se plaignent que les migrants sont trop nombreux, qu’ils ont envahi leur espace. » Pour une Shanghaienne, les migrants ne connaissent pas les règles de la vie moderne et sont arriérés. S’ils veulent devenir shanghaiens, il faut qu’ils apprennent les codes et les exigences des shanghaiens. C’est pourquoi une partie des interviewés, qui sont des migrants, pensent que les shanghaiens se moquent facilement de ceux qui ne parlent pas leur langue.
À l’inverse, pour certains, la modernité n’a aucun sens : « je suis quelqu’un qui n’aime pas la modernité. Finalement, on n’y perd plus qu’on y gagne, alors ça n’a pas de sens, » et ceci d’autant plus que « Les désirs des gens n’arrêtent pas d’augmenter. »
Mobilité et vie politique : on peut critiquer l’administration, mais pas le Parti
« Au sujet de l’attention portée à la chose publique, beaucoup de gens n’y participent pas, mais ils en font un objet de conversation dans leur vie de tous les jours. Ils se plaignent, ils en rigolent, mais ils ne discutent pas des questions d’État. » La séparation entre critique des dysfonctionnements de la vie quotidienne et des fonctionnaires chargés de l’appliquer, qui est autorisée, et critique de l’État et du parti communiste qui est interdite, est une des grandes règles, plus ou moins explicites, de la vie quotidienne en Chine. Quand l’État augmente son contrôle sur les dépenses des administrations locales, on dira juste qu’il va un peu trop à gauche.
Ce qui est aussi critiqué c’est la mauvaise planification urbaine ou celle des infrastructures : « un jour, une personne décide de faire telle chose, le lendemain, quelqu’un d’autre vient faire autre chose, chaque dirigeant peut modifier les plans de développement urbain selon ses propres idées. » Cela peut conduire à l’exemple qui est donné pour la ville de Harbin : « Par exemple, avant à Harbin il y avait un magnifique bâtiment qui avait été construit par un pays étranger, une gare vraiment très belle. Hé bien ils l’ont détruite. Après l’avoir détruite ils se sont remis à dire qu’elle était très jolie, ils ont voulu la commémorer ou je ne sais quoi. Ils ont regardé des photos pour reconstruire exactement la chose au même endroit, comme pour faire un musée de commémoration. » La planification manque de vision d’ensemble. Il faut souvent refaire ce qui a été défait.
Certains critiquent aussi l’urbanisation qui s’est focalisée sur la construction de grands immeubles modernes s’en préserver les vieux quartiers, à quelques exceptions près : « Les vieux quartiers à Pékin n’ont pas été bien préservés. On construit toujours du neuf ; le développement de Pékin est trop rapide. Je me souviens que Liang Sicheng avait conseillé de protéger les vieux quartiers de Pékin, mais à l’époque les dirigeants avaient directement élu domicile à Zhong nan hai [à l’ouest de la Cité Interdite]. Cela avait causé de grands changements et des destructions dans l’environnement des alentours. » Cette pratique de destruction a au début fortement été influencée par l’URSS avec l’idée que pour construire un monde nouveau il fallait détruire le monde ancien. Depuis les années 2000, le rêve chinois est plus proche du rêve américain que ce soit à travers le système de construction des autoroutes, le système de signalisation des feux au carrefour, la construction des grands centres commerciaux ou la multiplication des parcs de loisirs à la Disney et des bowlings.
Ce qui choque certains c’est la rapidité du changement : « Je n’aime pas les choses trop rapides, et puis c’est une rapidité qui n’est plus raisonnable, une rapidité barbare. » Ils trouvent que les grands immeubles, les métros, les tramways, les trains ou les avions représentent des innovations technologiques, mais qu’elles posent « beaucoup de problèmes de sécurité. »
Cette urbanisation rapide a conduit à des migrations non voulues : « Le développement de Pékin a forcé de nombreux Pékinois à quitter la ville pour habiter à l’extérieur, très loin. » Cela rappelle un slogan des années 1970, placardé dans les rues du 13e arrondissement à Paris au moment de la destruction des vieux logements : « rénovation = déportation. » Ce quartier est devenu depuis le China town des immigrants chinois.
L’urbanisation a aussi conduit à une forte dégradation de l’environnement : « À Pékin tout le monde le dit bien, avec la pollution tout, tout est très sale, il y a de la poussière qui vole partout. »
Certains se demandent si la rapidité du développement économique a été suivi d’un développement du bonheur tout aussi rapide : « A présent on peut dire que le développement est rapide, mais est-ce qu’il est vraiment de qualité ? » Ce qui est complété par une autre réflexion : « Le développement économique, le développement des transports, ça n’a pas rendu les gens plus heureux. C’est seulement plus rapide, pas plus heureux. »
Ce qui manque le plus c’est une croyance, une vision par rapport à l’avenir : « Les techniciens comme nous, en général, on doit résoudre des problèmes techniques. Mais pour résoudre les problèmes techniques, il faut avoir une croyance, c’est cette croyance qui est la plus importante. »
La corruption, le double langage entre ce qui est affirmé et ce qui est réalisé en pratique seront aussi critiqués. Certains ont l’impression « que pour les dirigeants, le peuple ne sert à rien. Ils ne réfléchissent qu’à leur propre intérêt et à l’intérêt du Parti. »
Certains sont ambivalents d’un côté ils reconnaissent « que la société évolue, d’un point de vue matériel ça s’améliore, le niveau de vie des gens est de plus en plus élevé. C’est une tendance nécessaire et naturelle. » Mais en même temps ils trouvent que les déplacements forcés vont à l’encontre des intérêts de la population. Ils expliquent cela par le fait que les dirigeants politiques ne sont pas d’un niveau assez élevé et que c’est à cause de cela qu’ils n’arrivent pas à prendre en compte tous les éléments du problème et à mieux gérer les aspects négatifs.
Ces critiques ne représentent pas l’opinion de tout le monde : « Bien sûr qu’il faut détruire. Et il y a bien sûr des compensations pour les gens dont on détruit les maisons. Je trouve que c’est bien de détruire et de reconstruire du neuf, ça fait plus ordonner, c’est plus agréable à voir. » D’autres apprécient les nouvelles infrastructures : « Maintenant, avec le grand pont, les gens qui habitent au-delà du pont peuvent rentrer directement, ils n’ont pas besoin de rester dormir à Shanghai, » ou encore : « Avant je n’avais jamais pris le métro, ni jamais vu de métro, et je trouve que c’est la meilleure chose qu’ait apporté le développement de la société. » Un interviewé ajoute que « quand on détruit pour reconstruire, c’est forcément que le bâtiment d’origine était trop vieux ou bien pour d’autres raisons. »
Ouverture
Ce voyage dans l’évolution technique et l’imaginaire de la mobilité en Chine fait ressortir un univers plutôt conforme à ce que les États-Unis ont connu après la Première Guerre mondiale et ce que l’Europe de l’Ouest a aussi connu après la Seconde Guerre mondiale. La Chine l’a découvert à partir des années 1980 et surtout après 2000, longtemps après les années de guerre contre Tchang Kaï-chek et les restrictions liées à la révolution culturelle.
Cela veut dire que pour le moment la Chine a emprunté la même voie que celle dans laquelle les pays occidentaux se sont engagés au XIXe siècle puis au XXe siècle avec le tournant des années 1920 qui voient les États-Unis s’engager les premiers dans le monde de la grande consommation qui va conduire au développement de la voiture, de l’avion et de la mobilité généralisée. Cette généralisation de la mobilité participe à son tour aux émissions de CO2 et donc au problème du réchauffement climatique.
Derrière ce constat simplifié se profile une autre question : est-ce que la Chine n’aurait pas pu ou ne pourrait pas prendre une autre voie, celle d’une consommation plus économe en carbone. Il n’est pas sûr qu’il existe une réponse à cette question. Tout ce qu’il est possible de dire, c’est que depuis les années 1750, époque de la mise en place de l’exploitation du charbon associé à la machine à vapeur de Watt par l’Angleterre, et qui a conduit à la révolution industrielle, tous les pays se sont petit à petit engagés dans cette même voie. Une part du succès de ce modèle tient au fait qu’il a libéré une partie de la population des contraintes sociales exercées par les communautés villageoises. La ville rend libre, comme le montre une partie des entretiens réalisés auprès de chinois ayant migré de leur village vers la ville, même s’il existe un coût à payer en termes de pollution ou de convivialité. On peut donc faire l’hypothèse que la force du modèle qui s’est mis en place depuis 250 ans tient au fait que les gains qu’il a apportés étaient perçus comme supérieurs aux pertes qu’il produisait, au moins pour une partie de la population, celle de la classe moyenne, urbaine et scolarisée.
La grande différence entre l’Occident et la Chine tient probablement au projet politique qui est associé à cette évolution historique. Dans les sociétés occidentales, la révolution industrielle puis la révolution consumériste ont été justifiées par un discours d’émancipation sociale et politique, celui de la philosophie des lumières. La société chinoise a développé un projet de libération des contraintes matérielles liées à la famine, à l’inconfort du logement ou aux contraintes de mobilité au profit d’une vie quotidienne matérielle plus confortable. Le contrat implicite est que le pouvoir politique, ici le parti communiste chinois, est intouchable et ne doit pas être critiqué. En échange il assure à la population le confort promis en termes de mobilité, d’école et de santé. Comme tout cela ne fonctionne pas sans accroc, il est autorisé de critiquer l’administration qui devient la cause des ratés du système. Dans cette explication le projet politique apparaît plus comme un discours de justification des évolutions de la société que comme un organisateur de ces évolutions, lesquelles semblent très proches en Occident et en Chine, au moins quand on les regarde du point de vue de leurs grandes caractéristiques.
Le modèle implicite d’explication du comportement humain qui est mobilisé ici, postule qu’il existe une dynamique des sociétés, des logiques sociales, des logiques de croissance économique sur lesquelles les politiques ont une prise limitée. C’est plus le jeu des acteurs sociaux qui tentent d’organiser le changement en leur faveur grâce à des effets de réseaux sociaux politiques qui traversent l’État et les institutions économiques et grâce à l’occupation de territoires industriels, urbains ou numériques, qui explique une partie des changements, que l’idéal politique. Cette vision d’un monde qui change à la manière de plaques tectoniques qui s’entrechoquent et dont le sens n’est pas donné, comme dans le mythe de Sisyphe, mais à construire, se veut indépendant de tout messianisme, que ce soit celui d’un peuple sauveur, d’une classe salvatrice ou d’un marché libéral qui produirait par lui-même le bonheur sociétal.
Cette vision conduit à accepter que toute société est ambivalente et qu’une partie des tensions sociales et politiques s’explique par la lutte que les acteurs engagent entre eux pour limiter le poids négatif de ces ambivalences. Dans le cas de la Chine, on est passé de 40 000 mouvements sociaux en 2004 à près de 200 000 mouvements sociaux en 2015, si l’on en croit des journaux comme le New York Times International. Beaucoup de ces mouvements sociaux sont liés à des expropriations jugées arbitraires par les paysans chinois. D’autres sont liés à des effets négatifs de la pollution ou à des maladies provenant de produits frelatés. D’autres enfin sont liés à la corruption considérée par le pouvoir comme une des sources de perte de confiance et donc de menaces pour le parti communiste chinois.
Tout ce qu’il est possible d’imaginer aujourd’hui, c’est qu’avec la montée d’une classe moyenne importante, le niveau des aspirations de ses membres va en se diversifiant et donc peut rentrer en contradiction les unes avec les autres. La régulation de ces tensions entre fractions de la société chinoise peut conduire à un système plus autoritaire, comme cela semble le cas depuis deux ou trois ans, ou au contraire à terme de système plus démocratique, mais suivant des formes propres à l’histoire de la société chinoise. Son développement économique et sa mobilité semblent complètement encastrés dans la logique de la mondialisation actuelle, ce qui veut dire que les bifurcations dans lesquels la Chine pourra s’engager ne seront pas très loin de celle que l’on pour observer aux États-Unis, en Europe ou au Japon. Cependant comme le rappelle Nacim Nicolas Taleb dans son livrer Cygne noir, ce n’est pas par ce que neuf cygnes sont blancs que le 10e ne sera pas noir et donc qu’il n’existera pas de bifurcation imprévue.
Tout ce qui est décrit dans les interviews montre que la vie quotidienne chinoise relève d’un univers ambivalent dont le contenu rappelle des éléments que l’on pouvait entendre en France ou ailleurs tout au long du XXe siècle, comme les références filmiques à Jacques Tati l’illustrent. En ce sens c’est un univers qui ne comporte pas beaucoup « d’exotisme. »
Cependant de façon subtile, une partie de l’imaginaire chinois exprime une demande d’autonomie et d’intimité qui n’est peut-être pas évidente à observer à une échelle plus macrosociale ou macro politique. Cette aspiration inspire à la fois une attente positive et en même temps une crainte qui porte sur la transformation de la famille et du rapport aux femmes. La mobilité permet donc de saisir une partie du champ de forces qui traversent la société chinoise dans cette vie quotidienne. Et laisse apparaître une certaine méfiance envers l’État, un sentiment de peur par rapport à l’avenir et en même temps une forme d’hédonisme qui trouve dans la modernité du confort et de l’esthétisme qui était complètement absent pendant la période grise de l’histoire récente chinoise.
On pourrait conclure, comme le déclare un interviewé chinois, que « les hommes sont des êtres très contradictoires. Ils ne peuvent pas se passer des villes, mais ils rêvent de nature. » Et en même temps ce serait une conclusion un peu courte, car elle laissait de côté le jeu permanent qu’une partie des acteurs chinois développe pour obtenir plus d’autonomie, moins de contrôle traditionnel, et tout particulièrement les femmes.
Paris, le 13 juillet 2016