2011, D. Desjeux, Préface au livre de Fabrice Clochard, La passion Automobile

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Préface

Montrer que la voiture est au cœur de la vie quotidienne des français n’est plus à démontrer.

En effet, d’après le site linternaute.com la France compte en 2009 31 millions de voitures particulières ce qui veut dire que presque 83% des ménages possèdent une voiture. 47% possèdent une voiture et 30% en possèdent deux.

De plus, dans le budget des ménages les transports représentent le deuxième poste de dépense, soit 15,7 % des dépenses totales (contre 11% en 1960), le logement représentant le premier budget avec 16,2% des dépenses, le troisième étant le budget alimentaire avec 15,7% des dépenses (contre 27,0% en 1960). Ceci montre que la mobilité est bien une question centrale aujourd’hui dans les budgets et la vie des français.

Enfin au niveau international si aux Etats Unis le taux de motorisation des ménages est de de 818 pour mille contre 18 pour 1000 en Inde et 50 pour mille en Chine d’après Les Echos du 22 novembre 2011, il est de 569 pour mille en Europe de l’Ouest, dont 598 pour la France. Ici on peut juste se demander ce que vont devenir les villes chinoises en termes de circulation si elles atteignent un jour le taux d’équipement des pays occidentaux sans avoir repenser les usages de la voiture et quelles conséquence le développement de la voiture va avoir sur la compétition pour l’accès aux ressources naturelles dans le monde.

La voiture apparait donc comme un élément clé du mode de vie moderne.

Et pourtant en changeant d’échelle d’observation comme le fait Fabrice Clochard on sera peut-être surpris de découvrir, à l’échelle micro-sociale, que l’attachement à la voiture n’est pas un sentiment partagé par tous malgré son importance dans la vie quotidienne. Surtout on découvre que l’attachement renvoie à une dynamique complexe qui suit 6 étapes, que ces étapes sont elles mêmes associées à une culture matérielle importante et à tout un système d’objets dont ceux de l’espace domestique.

La voiture et le conducteur sont relativement connus d’un point de vue psychologique et individuel et d’un point de macro-économique associé aux grands clivages sociaux que sont les classes, les genres, les générations et les cultures. Que sait-on de l’attachement et de la distance que l’on entretient avec la voiture et son environnement social en France, en fait pas grand-chose. Or c’est ce que va nous faire découvrir Fabrice Clochard à travers la description d’une sorte d’itinéraire à la fois symbolique et matériel qui englobe à la fois des effets initiatiques associée à une quête de pureté pour certains, des effets de cycle de vie et des effets d’usage.

Chaque étape renvoie à un univers qui est pris comme un analyseur de la diversité des rapports à la voiture. La première étape, celle de l’imaginaire et de l’enchantement par rapport à la voiture, montre que les comportements s’organisent autour de deux pôles structurants, celui des passionnés de voitures qui sont sans cesse à l’affut de ce qui peut nourrir leur passion et leur appartenance à une communauté. Ils sont proches des tribus décrites par Bernard Cova suite aux intuitions de Michel Maffesoli (cf. Bernard Cova, Robert V. Kozinets, Avi Shankar, 2007, Consumer Tribes, Elsevier BH). De l’autre ceux pour qui « une voiture c’est une voiture », un peu comme ceux pour qui le téléphone est d’abord un téléphone avant d’être un moyen de paiement ou de jeu. C’est une planche et quatre roues en quelque sorte. C’est ce que les ingénieurs en innovation ont du mal à intégrer dans leurs analyses et leur prise en compte des demandes très banales de l’usager final. C’est encore plus difficile pour les services marketing pour qui la croyance dans l’importance de la marque les empêchent de percevoir ce groupe, souvent très important et peu sensible à l’enchantement publicitaire, celui qui dit « moi…si elle a quatre roues je suis content. »

La deuxième étape, une fois l’acquisition de la voiture réalisée, est celle de l’appropriation. Elle est marquée par l’importance accordée aux objets qui symbolisent hors de la voiture la passion ou le détachement face à la voiture. L’espace domestique, chez eux, chez leur parents ou dans leur maison de campagne, sont pour les plus passionnés des lieux de concentration de tout ce qui rappel leur attachement : les collections complètes de magasines, les livres sur la voiture, les classeurs de photo, les posters, les collections de voiture miniature, les photographies encadrées, les consoles de jeux vidéo, jusqu’au calendrier dans les toilettes ou les revues dans la chambre du couple, les tee-shirts et les collections de porte-clés. A l’inverse des plus détachés qui possèdent peu d’objets, les passionnés sont comme possédés par les objets de l’automobile.

Ceci explique le troisième univers, celui des épreuves liée à la peur du vol et des rayures, la crainte de la souillure de la voiture. Elle est proche d’un autre phénomène de mobilité, le déménagement, marqué lui aussi par la peur de la souillure le jour du déplacement des objets et du besoin de purification au moment d’intégrer le nouveau lieu d’habitation (Desjeux Dominique, Anne Monjaret, Sophie Taponier, 1998, Quand les français déménagent. Circulation des objets domestiques et rituels de mobilité dans la vie quotidienne en France, PUF.) Fabrice Clochard montre les stratégies développées pour échapper à la souillure grâce aux parkings souterrains, à la recherche des places larges et par l’évitement de certaines manœuvres comme les créneaux pour éviter les rayures et tout cela sans oublier le nettoyage fréquent du véhicule. Ces craintes ont aussi des conséquences sur les liens sociaux. En cas de rayure ou de choc, les conflits peuvent être violents avec les autres. Surtout la voiture ne sera prêtée, si elle est prêtée, qu’à des gens très proches femme ou famille. A l’inverse ceux qui ont un attachement faible à la voiture ont un nettoyage minimaliste voire  négligé.

La quatrième étape est celle de l’usage et de l’incorporation et en tout premier celle de l’identité liée à la bonne conduite ou à la conduite difficile. Ceux pour qui la conduite ne va pas de soi vont plus facilemnt délégué la conduite de la voiture à quelqu’un, rouler tranquillement et être angoissés par la pratique ce qui explique pour une part le fait qu’ils apprécient les aides à la conduite comme la direction assistée. Mais la voiture est aussi incorporée comme un lieu de vie avec la radio, les objets de la voiture comme les CD, une casquette ou un téléphone portable ce qui peut faire de la voiture un véritable living, voire une cuisine ou une chambre au moins pour les passagers. Pour certains la voiture est même une salle de bain pour se raser ou se remaquiller ou encore un bureau pour préparer les réunions de travail. Pour d’autres la voiture est un véritable mini lieu de culte où ranger le Coran, suspendre une médaille de saint Christophe ou des gris-gris de protection. Au final, comme la salle de bain, la voiture peut constituer un refuge contre les tensions de la vie familial ou de couple.

Le cinquième univers est celui de la mobilité associé à celui de la liberté, du voyage ou de l’exploration sous contrainte de pollution d’un côté et de difficulté ou non d’accès à leur lieu de travail de l’autre. Mais la voiture est aussi un moyen de faire ses courses, de transporter les objets de plus en plus nombreux de la société de consommation et de permettre aux membres de la famille d’avoir accès au loisir. C’est enfin un moyen de gérer les imprévus et les urgences par soi-même.

Le sixième univers est celui de l’abandon de la voiture qui peut demander la mise en place d’un processus de refroidissement, de cooling, émotionnel pour ceux qui y sont très attachée, avec la création de souvenirs comme les photos ou les voitures miniatures. Pour les moins attachés l’abandon, ne pose aucun problème. La revente est un geste technique et rationnel.

Les quelques évocations choisies parmi les plus significatives du minutieux et fin travail de Fabrice Clochard sont là pour rappeler que la voiture ne se limite pas au moteur et aux avantages techniques mais qu’elle remplit de nombreuses fonctions sociales, symbolique et utilitaires. C’est la diversité de ces fonctions qui explique son importance dans la vie de tous les jours et indique combien son remplacement ou sa substitution sera compliqué s’il n’est pas tenu compte de tout ce qu’il faut « détricoter » dans la vie quotidienne de chacun.  Cette diversité est à la fois une contrainte et une potentialité autant pour les écologistes qui agissent en faveur d’une limitation du rôle de la voiture que pour les constructeurs qui cherchent à la faire évoluer sans la supprimer.

C’est en ce sens que la belle enquête de Fabrice Clochard est une véritable approche compréhensive de la réalité sociale. Elle s’appuie sur une description empirique et inductive, c’est-à-dire sans faire d’hypothèse forte sur le contenu des comportements humains, sans postuler ce qui est bien ou ce qui est mal. Il part d’une grille de lecture lui permettant de faire ressortir les dimensions matérielles, sociale et symboliques de la voiture et par là de montrer l’extension de l’espace de la voiture bien au-delà du capot ou de la boite de vitesse pour aller jusqu’à l’espace domestique et atteindre celui du couple et de la famille. La voiture vue par Fabrice Clochard est un « fait social total » pour reprendre la célèbre phrase de l’anthropologue Marcel Mauss.

 

Paris le 30 décembre 2011, Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à la Sorbonne (Université Paris Descartes)

 

 

 

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