2008, D. Desjeux, Sur les usages du téléphone mobile au Congo et en Afrique, Préface au livre de Jean Aimé Dibakana Mouanda, Figures contemporaines du changment social en Afrique, l’Harmattan
Le travail de Jean Aimé Dibakana centré sur le Congo mais avec de nombreuse ouvertures sur l’Afrique et les pays occidentaux pourrait autant s’appeler l’amour, le couple, la mort et la famille que le préservatif, le téléphone mobile, la mobilité sociale et la sorcellerie. Le premier titre rendrait compte de l’ambivalence des rapports domestique tout à la fois sources de vie et de destruction. Le second mettrait plus l’accent sur le jeu social qui se construit en croisant la matérialité des objets concrets, la sociabilité familiale, professionnelle et interethnique et la symbolique du pouvoir magico-religieux. Les deux mettraient en valeur ce qui fait l’immense qualité de ce travail de terrain au ras du quotidien, la finesse, la modestie et donc l’intelligence.
J’ai chois de mettre en valeur deux thèmes parmi tous ceux traités par Jean Aimé Dibakana, le mariage et le téléphone portable. Ces deux pratiques sociales nous apprennent autant sur l’Afrique et le Congo que l’Europe et la France. Ils sont des vrais analyseurs anthropologiques à la fois de l’universalité et de la particularité des logiques sociales qui organisent toute société.
Le mariage, la vie de couple légitime ou non est un des grands thèmes de ce livre. Le mariage est présenté comme un jeu stratégique complexe, comme une carrière dont le déroulement et les règles du jeu vont évoluer en fonction des objectifs et des contraintes des acteurs hommes ou femmes. Au premier abord le jeu peut sembler d’abord favorable aux hommes. Les ainés sociaux en semblent les premiers bénéficiaires quand les oncles maternelles imposent les critères de choix d’une bonne épouse : vierge, travailleuse, bien éduquée et capable d’avoir des beaux enfants, ce qui va dans le sens de la reproduction du lignage ; ou encore quand la famille de la futur femme profitent du fait qu’un jeune homme ait choisi lui-même sa femme en ville pour augmenter fortement le montant de la compensation matrimoniale ou « dot ». Ou encore pour un urbain qui a épousé une femme de la campagne plus dépendante de lui du fait de ses moindres atouts en termes de diplôme ou de langue. Et surtout pour les hommes qui ont réussit et qui abandonnent leur femme pour en prendre une nouvelle qui correspond mieux à leur mobilité sociale. Comme l’écrit Jean Aimé Dibakana ils trouvent « que leur épouse, connue grâce aux réseaux parentaux qui ne recherchaient pas forcément ces qualités valorisées en milieu urbain, ne remplit plus les conditions requises pour jouer convenablement certains rôles d’épouse d’un homme de leur rang : l’accompagner dans les soirées mondaines, s’exprimer dans une langue accessible au plus grand nombre, notamment en français « correct » (nous l’avons dit, cette aptitude de s’exprimer en « bon français » est considérée comme un critère de catégorisation sociale), « bien répondre » au téléphone ou participer aux conversations lorsque des amis viennent les visiter.»
Et pourtant le jeu n’est pas aussi simple. Certains hommes peuvent être abandonnés par leur femme quand celle-ci a mieux réussi en ville. De même au moment de la retraite certains hommes souhaitent retourner au village, et pas uniquement pour retrouver leur racine, mais aussi parce qu’ils ne peuvent pas vivre en ville où le coût de la vie est trop élevé par rapport à leur faible retraite. Si la femme est d’un autre groupe ethnique, elle ne souhaitera pas repartir au village et restera en ville sans son homme qui devra repartir seul. Surtout le système social est très menaçant pour les anciens, c’est-à-dire les oncles maternels qui sont censés protéger les jeunes contre les malheurs du quotidien. Ils sont très vite soupçonnés d’avoir provoqué le chômage, la mort ou la maladie ce qui fait qu’une personne d’un certains âge est facilement menacé puis exécuté par les miliciens, les militaires, les gendarmes ou les policiers.
C’est dans ce contexte de violence à la fois interethnique et intergénérationnelle, qui rappelle les années de la JMNR au début des années 1960, que le téléphone portable va prendre une place très particulière. A ses débuts il a été utilisé comme un objet statutaire, comme en Europe. Certains congolais faisaient même semblant de téléphoner pour montrer leur importance sociale, alors qu’ils possédaient un faux téléphone, pratique qui concernait 10% des téléphones mobiles en Italie d’après F. Jauréguiberry (2003). Comme dit un interviewé « … un sapeur qui se respecte ne peut pas ne pas avoir un portable ! » Plus précisément les premiers utilisateurs de mobile on été les « BT » et les « TBT », les Biens Traités et les Très Biens Traités, termes congolais pour désigner les « Gens d’en haut ; tout au moins les personnes jouissant de revenus confortables. »
Il a aussi été utilisé pour gérer les relations amoureuses entre l’homme et sa femme, sa deuxième femme, sa maîtresse, appelée aussi « deuxième bureau » : « Beaucoup d’usagers de téléphone portable (notamment les femmes) reconnaissent que l’idée première de son acquisition c’est d’avoir la possibilité d’entrer en contact avec leur amoureux (se). »
Mais un des usages inattendus du téléphone portable a surtout été de devenir un moyen de survie pendant les périodes de troubles politiques : « Lors des événements de 1998, c’est un ami qui m’a appelé sur mon portable pour me prévenir de ne pas rentrer chez moi alors que j’étais déjà en route… J’ai rebroussé chemin et cela m’a sauvé la vie: des personnes en arme étaient à ma recherche et avaient déjà assassiné l’un de mes enfants qui avait eu le malheur de se trouver là à ce moment. Mes autres enfants et ma femme étaient également absents par hasard… », raconte un interviewé. C’est pourquoi la carte rechargeable devient aussi un autre objet clé dans cette situation d’incertitude où l’on peut se retrouver du jour au lendemain, sans emploi, sans maison, sans électricité pour recharger la batterie et donc sans moyen de téléphoner et de se prémunir du danger.
Le livre de Jean Aimé Dibakana est un livre moderne et original qui quelque part renoue avec la méthode lancée par Georges Balandier dans les années 1950 et qui était de ne pas isoler la tradition de la modernité. Ici les règles les plus classiques de la parenté matrilinéaire et de la sorcellerie sont associées aux pratiques les plus modernes de la contraception ou de la téléphonie sans qu’il soit possible de démêler l’un de l’autre. C’est aussi un livre de grande qualité intellectuelle parce que Jean Aimé Dibakana a su résister aux sirènes des grandes approches globalisantes au profit d’une approche du quotidien à la fois descriptive et interprétative qui rend compte, et bien souvent dans sa dureté, de la vie au jour le jour des urbains africains.
Paris le 30 septembre 2007
Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à la Sorbonne (Université Paris-Descartes)