2008, D. Desjeux, Préface, Automobilités et altermobilités, quels changements ?

2008, D. Desjeux, Préface, Fabrice Clochard, Anaïs Rocci, Stéphanie Vincent, Automobilités et altermobilités, quels changements ?Numérisation_20160410 (2)

Préface

Une photo des Champs Elysées à Paris dans les années mille neuf trente montre que les vélos étaient plus nombreux que les voitures, comme à Guangzhou (Canton) dans la Chine du milieu des années mille neuf cent quatre vingt dix au moment où elle entre de plein pied dans la société de consommation. Dés ses débuts, le vélo apparait comme un marqueur de la différenciation sociale associé à l’usage des moyens de la mobilité que ce soit pour marquer l’appartenance à une classe favorisée et jeune comme à ses début avec la draisienne sous louis XVIII ou aux classes populaires dans l’entre deux guerres. Traiter de la mobilité n’est donc pas une affaire neutre politiquement et socialement. C’est un thème potentiellement très conflictuel.

Aujourd’hui la ville de Guangzhou a vu ses vélos diminuer et le nombre des rues surélevées atteindre deux à trois niveaux superposés pour favoriser la circulation des voitures privées et professionnelles. Les automobiles passent sur leurs nouvelles voies express chargées de gaz d’échappement au  niveau du 4ème ou 5ème étage des immeubles. A l’inverse Paris a vu se développer ses velib en juillet 2007 pendant que l’espace de la rue réservé aux voitures particulières diminuait fortement.

Le passage du vélo à la voiture puis de la voiture à la multimodalité, dont le vélo, est un bon analyseur des conditions du changement social que ce soit à l’échelle d’observation plus macro-social des effets d’appartenance sociale comme la classe, le genre, la génération ou la culture ethnique, politique ou religieuse, à celle plus meso-social de la rencontre entre politique publique de mobilité, marché, écosystème et groupes d’intérêt ou à celle plus micro-social des acteurs au quotidien dans leur pratique de mobilité pour aller travailler, faire leur course ou pratiquer un loisir.

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Historiquement, dans la plupart des pays occidentaux, jusque dans les années mille neuf cent soixante, le vélo représentait surtout les classes les moins favorisées comme le metteur en scène néoréaliste italien Vittorio De Sica le met en scène dans Le voleur de bicyclette en 1948. Le tour de France en est le symbole le plus significatif comme le montre Roland Barthe en 1957 dans une des pages les plus célèbres de Mythologies.

La voiture après avoir été un enjeu de distinction sociale va aussi se démocratiser. Comme le rappelle David Riesman dans La foule solitaire, – publié en 1952 aux USA et en 1964 en France avec une préface d’Edgar Morin -, la Cadillac s’est démocratisée dans les années mille neuf cent cinquante aux USA. Avant elle représentait un fort signe statutaire dans la société américaine, comme le Humer ou les voitures américaines ou japonaises aujourd’hui en Chine.

La voiture, tout en gardant sa valeur de distinction sociale mais sous d’autres formes plus subtiles liées non plus à l’usage de l’objet en tant que tel mais à des signes comme la marque, le prix ou le style, va changer de sens. La Ford T dans les années 1920 aux USA, la 4CV et la 2 CV en France et la Volkswagen en Allemagne dans les années 1950/60 deviennent les symboles de l’autonomie des jeunes des classes moyennes et des ouvriers. Elle est associée au développement des emplois industriels des années mille neuf cent soixante, à celui de la migration des campagnes vers les villes, – les ouvriers-paysans décrit par Bertrand Hervieu dans Anciens Paysans – Nouveaux Ouvriers, (avec Nicole Eizner), (L’Harmattan, 1979) -, au développement des HLM et des grandes surfaces dans les périphéries des villes. La voiture devient un des éléments clés du système d’action que représente l’organisation de la mobilité entre le lieu de résidence, le lieu du travail, les courses, les services et les loisirs.

Aujourd’hui ceux qui n’ont pas de permis sont rares, mais ils existent. La voiture est cependant devenue un moyen de transport généralisé. Elle reste toujours un signe de distinction sociale du fait de son coût d’achat et de son coût de fonctionnement, et notamment pour les périurbains qui sont touchés par l’augmentation du prix de l’essence. Elle s’inscrit aussi dans l’évolution des cycles de vie pour signifier l’autonomie au moment de la jeunesse, la vie de famille avec l’arrivée des enfants, voire le début de la dépendance avec le départ à la retraite ou l’arrivée de certains handicaps comme la DMLA (Dégénérescence Maculaire Liée à l’Age, cf. consommations-et-societes.fr/sections.php?op=viewarticle&artid=521, D. Desjeux, S. Taponier (dir.scientifiques), ou la rétinite. Il se confirme que la voiture est un objet social qui est loin d’être neutre que ce soit en termes de génération, de handicap ou de classe sociale. Toucher à la voiture c’est donc toucher à un équilibre instable de rapports à la mobilité, – souvent inégalitaires comme le montre les recherches de Vincent Kaufman -, mais auxquels sont attachés beaucoup d’acteurs de la société qu’elle soit européenne, américaine ou chinoise.

Aussi remettre en cause la voiture pour des raisons écologiques, – ce qui parait à terme une des solutions à la question de la pollution en ville -, voire d’augmenter le prix de l’essence pour rendre dissuasif l’usage de la voiture, ne va pas de soi en termes d’équité sociale. Ce sont les plus pauvres qui risquent d’être les premiers touchés.

Limiter l’usage de la voiture ne va pas non plus de soi en termes de cycle de vie. Toute la dynamique des étapes de l’enfance à la jeunesse s’est organisée autour de l’accès à une plus grande autonomie grâce à l’acquisition d’un permis de conduire et d’une voiture notamment. Toucher à la voiture c’est donc potentiellement remettre en cause l’autonomie des uns, parfois chèrement acquise, et l’égalité des chances d’accès à la mobilité des autres, même si l’intérêt général demande de réfléchir et d’agir face aux effets de pollution de la voiture et des différents moyens de la mobilité.

L’altermobilité représente donc un enjeu sociétale d’autant plus important que les questions d’énergie ne seront pas résolus en un an ou en cinq ans, le temps du politique, mais que ce changement se compte en dizaines d’années. Jean Marie Chevalier dans Les grandes batailles de l’énergie (Gallimard, 2004) rappelle la rigidité du système énergétique. En 2000, le charbon, le pétrole et le gaz qui représentent autour de 80 à 90% de la consommation d’énergie en 2000 représenterons encore plus des trois quart de ces mêmes dépenses en 2030. Surtout la moitié de l’augmentation de la demande mondiale en 2030 viendra de l’Inde et de la Chine et plus généralement des BRICs (Brésil, Russie, Inde et Chine).

Vue la difficulté et la complexité des changements à entreprendre, et qu’il faut entreprendre, le grand intérêt du livre publié par Fabrice Clochard, Anaïs Rocci et Stéphanie Vincent, – trois jeunes chercheurs qui travaillent depuis plusieurs années sur la mobilité, la voiture ou le vélo afin de chercher à comprendre qu’est-ce qui pousse ou non à adopter un changement ou une innovation -, est de sortir de la logique du « yaqua » « fautquon ».

Ils le font au profit d’une approche compréhensive qui ne part pas seulement des intentions des acteurs mais de leurs logiques d’action sous contrainte de jeu social, matériel ou symbolique. Les bonnes raisons de changer ou de ne pas changer ne relèvent pas que de la logique formelle ou du raisonnement, comme dans l’approche individualiste de Raymond Boudon, – approche qui a toute sa pertinence à l’échelle d’observation micro-individuelle, psychologique et cognitive -, mais aussi des conditionnements sociaux ou des contraintes de situation. Suivant que les acteurs habitent à Paris où les moyens de transports collectifs sont abondants ou en province où ils sont plus rares, chacun aura ou non intérêt à abandonner la voiture et ceci quelque soit ses convictions écologiques comme plusieurs enquêtes qualitatives, menées par des étudiants sous ma direction et celle d’Isabelle Moussaoui, l’ont montré. Le jeu des contraintes est souvent plus explicatif du comportement des acteurs sociaux que leurs intentions ou leurs valeurs hors contraintes. Le terme d’approche compréhensive, aux échelles d’observation micro-sociales et meso-sociales, signifient donc comprendre par des enquêtes le jeu des forces qui pèsent sur les acteurs ou le shi4, le cours des choses comme dirait les chinois, tout en montrant comment chacun joue en fonction de ses ressources et de son imaginaire.

Le livre Automobilité et altermobilité, quels changements ?, s’appuie sur des travaux d’enquêtes de terrain réalisés en France et à l’étranger par une vingtaine de chercheurs qui pour la plupart sont jeunes. Tous ne relèvent pas de l’approche compréhensive sous contrainte, et c’est ce qui fait la richesse du livre. Les auteurs montrent surtout la diversité des pratiques de mobilité. Cela leur permet d’éviter un discours anti-voiture qui n’aurait pas beaucoup de sens quand on pense à l’accès inégal aux moyens de la mobilité et combien le fait de posséder un voiture est un signe d’autonomie pour les jeunes et un moyen de trouver du travail pour la plupart. Les auteurs au contraire montrent l’importance de l’altermobilité c’est-à-dire de l’usage diversifié des moyens de la mobilité qu’ils soient individuels comme le vélo ou la voiture ou collectifs avec le co-voiturage. Comme bien souvent quand une innovation se développe, elle ne supprime pas les anciennes pratiques mais occupe une nouvelle place. Elle change éventuellement le sens des usages anciens de façon incrémentale, par petites touches successives. Le but n’est donc pas à court terme de supprimer la voiture mais au contraire d’ouvrir de nouvelles opportunités de mobilités comme le velib à Lyon puis à Paris et bientôt en Ile de France, ou les transports en commun.

 

Paris le 29 décembre 2007

Dominique Desjeux, anthropologue

Bonnet Michel, Dominique Desjeux (éds.), 2000, Les territoires de la mobilité, Paris, PUF, 224 p.

 

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