Note de lecture sur l’art de perdre



2019 08 L’art de perdre, de Alice Zeniter, note de lecture par Annie Cattan

Tel Aviv est une ville propice à mes élans d’amour pour un livre. Cette année, je m’y suis rendue avec L’Art de perdre, qui m’avait tentée par son titre intrigant. Je l’ai dévoré dans ce lieu vibrant des multiples identités de ses habitants, résonnant en écho aux tourments des histoires de vies contées par Alice Zeniter.


Des mots éclairants sur mes interrogations de migrante.

Car cet Art de perdre venait mettre des mots éclairants, décapants comme un pansement qu’on arrache trop tôt, sur mes anciennes interrogations de migrante.  Il réveillait des sentiments si bien enfouis que je les avais, croyais-je, oubliés : l’insondable mélancolie en embarquant à Tunis sur le paquebot El Djezaïr qui nous emporta définitivement, un jour d’automne ensoleillé, en laissant sur le quai – de ce qui fut notre pays- nos berceaux.  

Dans un double récit mêlant présent et passé entre 1960 et aujourd’hui, Alice Zeniter met à nu trois générations aux identités fracturées par le racisme, la violence, les conflits de loyauté, l’humiliation, et le silence qui empêche de se construire. A partir des points de vue et des ressentis de chacune des parties du champ de bataille, elle interroge avec la précision d’une chirurgienne-historienne leurs identités, leurs histoires, elle met à nu ce qui les anime, leurs désirs, leurs blessures, physiques, personnelles, familiales, tribales, politiques….

L’espoir enfantin pendant les trente-six heures de traversée d’un nouveau pays plein de promesses. Le calme de la transition d’une journée étrange à Marseille, telle la cigarette de condamnés. Puis la nuit, une oppression, serrés sur la banquette dans le train filant vers un Paris glacial, gris et trépidant que nous découvrîmes apeurés et stupéfaits, en débarquant à 7h Gare de Lyon, en même temps que nous comprîmes brutalement que nos parents modestes avaient aussi peur que nous de ce qui allait se passer dans un univers dont, pas plus que nous, ils ne connaissaient les règles, les duretés, les possibles …

Le grand-père kabyle, Ali, ancien combattant de la deuxième guerre mondiale, et harki de circonstances, est un géant portant dans un mutisme douloureux le poids de la fierté piétinée, de la frustration, de l’effroi, de la résignation, puis de la honte. Prisonnier de sa position de chef de clan et de notable du bout de montagne sur lequel il a planté ses oliviers et installé le pressoir d’huile apporteur d’aisance matérielle, Il hésite face à la complexité de la situation, à la peur de tout perdre, à la brutalité des forces qui se dressent les unes contre les autres. Ali finit par faire le choix qui lui vaudra d’être stigmatisé par les indépendantistes tout en restant méprisé par les français dont il ressent vite qu’ils le trouvent encombrant quand le seul choix qui lui reste est de fuir en France. Enfermé peu à peu dans un piège infernal, il doit masquer sa honte d’être devenu un perdant, face à ses enfants qui parlent mieux le français que lui, et justifier face à eux des choix auxquels, en secret, il n’adhère même pas. 

Si Yema, la grand-mère, n’a jamais appris le français, elle souffre différemment, tentant de recréer le cocon protecteur de la maison du bled depuis les baraques des camps d’accueil jusqu’au hlm de la banlieue normande dans lequel ils échouent et tentent de replanter leurs racines. Elle perpétue avec fatalisme son rôle ancestral dans le nouveau pays, elle donne son humanité à ses dix enfants et à ses petits-enfants qui ne parlent pas arabe, avec des gestes affectueux et des plats simples. Elle sait leur murmurer meskina, meskina…  Et les serrer dans ses bras quand ils en ont besoin. C’est sa façon de leur transmettre l’Algérie.  

Le père Hamid, prend le contrepied et saisit, adolescent, l’opportunité de la révolte de 1968 pour ravaler les humiliations subies : il s’intègre au milieu de ses condisciples par la rébellion, s’opposant et se libérant d’idées et de pratiques qu’il juge désormais rétrogrades. Il ne comprend plus ses parents, il a honte de leurs choix passés, il enrage devant leur soumission éternelle au système, et ne les fréquente plus guère tant il se sent différent. Il trouve une paix de surface dans l’amour d’une femme sereine et, à son tour, il enfouit dans le silence sa révolte, les humiliations subies, la perte du pays perdu.

Sa fille Naïma est devenue une galeriste parisienne branchée, jeune et libre de toutes attaches. Dans la famille l’Algérie est un non-sujet. 

Mais, proche des doutes de son grand-père, de la tendresse de sa grand-mère, de la fronde de son père, partageant en héritage le silence sur un passé harki inconnu et tabou, elle multiplie les défis, les révoltes, les terreurs, les silences, les espoirs. Elle souffre de se débattre seule avec cette identité qui ne la laisse pas en paix. 

Parmi les peurs qui lui viennent de Hamid, elle range :

La peur de faire des fautes de français

La peur de donner son nom et son prénom…

La peur qu’on lui demande en quelle année sa famille est arrivée en France

La peur d’être assimilée aux terroristes

La dernière est évidemment la pire de toutes…

A la fin de l’année 2015, Naïma liste de nouvelles peurs :

Peur que Yema se fasse agresser dans la rue parce qu’elle porte le voile…

Peur de mourir en prenant son verre en terrasse

…Peur qu’il se déclenche une guerre civile des « eux » contre « nous » dans laquelle Naïma ne parviendrait pas à déterminer son camp.

Elle refuse d’être classée dans des stéréotypes simplistes, elle voudrait être elle-même. Mais qui est-elle ? D’où vient-elle ? Personne n’a transmis l’Algérie à Naïma. 

Pourtant c’est elle que son patron et amant envoie à son corps défendant en Algérie pour préparer la rétrospective de Lalla, un artiste-peintre kabyle exilé en banlieue parisienne.

Le choc de ce voyage inconfortable est rude et fertile. Au hasard de rencontres extraordinaires, terriennes et humaines, elle découvre comme un Petit Poucet les indices de l’histoire familiale, elle apprend que Ce qu’on ne transmet pas, ça se perd, c’est tout. Tu viens d’ici mais ce n’est pas chez toi..Tu peux venir d’un pays sans lui appartenir. Il y a des choses qui se perdent. On peut perdre un pays.

L’acceptation de la perte est la condition pour trouver un sens à sa vie. 

Dans l’art de perdre, il n’est pas dur de passer maître, tant de choses semblent si pleines d’envie d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.

Citations : Elisabeth Bishop, Alice Zeniter, Enrico Macias

L’Art de perdre. Alice Zeniter. 2017. Flammarion. Albin Michel. J’ai Lu.

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