2013 05, D. Desjeux, Le marketing entre cadrage, consommateur acteur et nouvelles émergences sociétales, in Marketing : remède ou poison ? Les effets du marketing dans une société en crise, Patrick Bourge (Ed.),EMS édition, pp. 95-115

Desjeux D. 2013, « Le marketing entre cadrage, consommateur acteur et nouvelles émergences sociétales », in Marketing : remède ou poison ? Les effets du marketing dans une société en crise, Patrick Bourge (Ed.), EMS édition, pp. 95-115

2013,avec les contributions de : Christelle Chauzal-Larguier, Yves Citton, Jean Corneloup, Bernard Cova, Eric Dacheux, Dominique Desjeux, Valérie-Inés de La Ville, Thierry Maillet, Antoine Pillet, Gil-Ian Royannez, Bernard Stiegler, Serge Tisseron, Marc Touati. EMS édition, management et société, www.edition s-ems.fr

2015 01 LIVRE COUV MARKETING REMEDE POISON

Chapitre 3 – Le marketing entre cadrage, consommateur acteur et nouvelles émergences sociétales

Dominique Desjeux[1]

Le marketing est un mot polysémique qui renvoie autant aux pratiques de communication publicitaire de séduction des clients, qu’aux pratiques d’études du comportement des consommateurs qui sont sensés comprendre le point de vue des usagers professionnels ou non professionnels, qu’aux pratiques de fixation des prix et de mise sur le marché, sans oublier la recherche de nom ou de packaging. Aujourd’hui, le marketing au sens large peut concerner tout ce qui part de la R&D jusqu’au client final en passant par la distribution et le marketing expérientiel sur le point de vente (Hetzel 2002 ou Badot 2002).

Pour être complet il faudrait aussi distinguer le marketing académique, celui des sciences de gestion qui s’organise en écoles de pensées diverses comme la CCT, du marketing en entreprise dont l’objectif est de favoriser l’innovation, la communication et la vente des biens et services, même si les frontières ne sont pas toujours aussi nettes.

Les marqueteurs en France forment une profession organisée hiérarchiquement à partir des grandes écoles de commerce HEC, ESCP-EAP, ESSEC, EML, etc., les 3es cycles, les masters, les AES, les BTS et les IUT universitaires de marketing. Il possède aussi ses maisons d’édition comme les Éditions d’organisation, Dunod, Lavoisier, Pearson, ses revues et sa bible Mercator chez Dalloz.

Le marketing est « situé » dans la société française. Les marqueteurs du fait de leurs origines sociales sont plus proches des « beaux quartiers » pour reprendre le titre du livre de Michel et Monique Pinson (Pinson 1989), que des « classes populaires ». De ce fait beaucoup croient plus à la liberté individuelle qu’aux effets de classes sociales, aux effets de séduction qu’aux effets de contrainte de pouvoir d’achat, si on peut résumer de façon un peu trop sommaire et caricaturale, mais à partir de nombreuses expérience de collaboration avec les R&D des grandes entreprises françaises, l’équipement cognitif de base, ou leur habitus dans le langage de Bourdieu, des décideurs grands ou petit des directions marketing.

C’est pourquoi le marketing au sens large peut-être pris comme un analyseur des tensions qui traversent la société française. Il n’existe pas d’écriture ou de rationalité « hors sol » comme on dirait dans le Finistère Nord en parlant de l’élevage intensif. Chaque démonstration part d’un point de vue, choisit une focale ou une échelle d’observation, et c’est ce qui en fait sa qualité et sa force si on accepte que la généralisation qui en découle ne peut être que limitée jusqu’à ce qu’une autre enquête en complète ou en infirme les frontières (Desjeux, Monjaret, Taponier 1998). C’est un point de vue d’anthropologue qui est présenté ici et donc un point de vue partiel, comme tout point de vue, mais qui cherche à montrer du vrai.

1.            Entre « pouvoir d’achat » et « pouvoir d’arbitrage », les limites du cadrage marketing

Le marketing qui était peu développé avant la guerre de 1914, même s’il était déjà très présent, comme le montre Franck Cochoy dans son livre de 1999 (Cochoy 1999b) sur le marketing aux États-Unis, Une histoire du marketing, est petit à petit devenu une véritable institution dans l’entreprise à partir des années 1920 aux États-Unis et des années 1950, avec les trente glorieuses, et surtout depuis 1980 en France.

L’histoire récente du marketing depuis 1970 ne s’est pas construite dans un vide social, sur un modèle « platonicien » dans le ciel des idées. Elle est encastrée dans la montée des classes moyennes, la baisse de la classe ouvrière et la « fin des paysans » ; dans l’individuation des pratiques, à ne pas confondre avec l’individualisme qui relève du monde des valeurs alors que les pratiques de consommation familiale restent très dépendantes des interactions collectives et des normes de groupe, et donc du collectif ; dans la baisse relative mais continue du PIB qui est passé de 6% en moyenne pendant les trente glorieuses à 1 ou 2%, ou encore moins aujourd’hui avec une croissance attendue de 0,1% en 2013 ; dans la baisse du pouvoir d’achat pour une partie des français du fait de la montée des dépenses contraintes depuis 2000[2]. Cette progression est telle qu’aujourd’hui dans 10 à 30% au moins des foyers français les plus démunis les deux adultes de la famille, hétéro ou homo, doivent travailler pour payer les consommations du quotidien et les dépenses obligatoires comme l’alimentation, l’énergie ou le logement ; dans la progression de l’achat à crédit ; et dans le processus de multiplication des gammes et de produits dans la grande consommation qui rendent les différences entre biens de plus en plus ténues.

C’est cette faible différenciation « objective » qui a conduit à accorder plus d’importance à une différenciation par la marque, et donc par la symbolique et le packaging. Plus les produits sont semblables en termes d’usage et de qualité, moins le consommateur peut choisir et plus il faut l’aider non pas à acheter, ce qui relève d’une logique sociale plus complexe, mais à choisir entre deux marques, deux packaging ou deux prix. C’est bien là le fond de la question posée sur le rôle du marketing : fait-il acheter ou fait-il choisir.

La confusion entre les deux pratiques de choix et d’achat, même si elles ont un lien, explique que la dimension sociétale de l’achat et notamment celle d’effet de strate sociale a disparu du champ du marketing au profit d’une explication de la société en termes d’individus. En ce sens le marketing est proche des sociologies individualistes comme Raymond Boudon et François de Singly. En effet le choix entre deux marques est moins sensible à l’effet d’appartenance sociale, sauf pour le luxe où marque et effet de classe se rejoignent. L’effet marque est plus sensible à l’effet « style de vie », aux attitudes psychologiques, comme le montraient les enquêtes du CCA de Bernard Cathelat ou de la COFREMCA dans les années 1980. À l’inverse l’achat d’un produit « hors gamme », « hors marque » est beaucoup plus sensible à l’effet d’appartenance sociale comme le montrent, par exemple, les enquêtes sur la consommation de Nicolas Herpin et Daniel Verger (Herpin, Verger 2008). Les produits gras, qui font grossir mais qui callent, sont plus le fait des classes populaires, à l’inverse des produits bio qui sont plus le fait des populations aisées.

Cela veut dire que si on se limite à observer la cognition, et donc les représentations, le sens et le désir, hors contrainte du décideur, à une échelle micro-individuelle, le cadrage par le marketing parait tout à fait efficace. Mais si on change de focale, cela parait moins évident. Rester à l’échelle micro-individuelle reste très efficace en termes opérationnels c’est-à-dire en termes de chiffre d’affaire ou de rotation du linéaire tant qu’il n’y a pas trop de changement dans les modes de vie et que la classe moyenne ne se sent pas, ou n’est pas menacée, dans son pouvoir d’achat. Le pouvoir d’achat conditionne le pouvoir d’arbitrage qui lui relève du désir et est cadré par le marketing et le merchandising. Mais le marketing et le merchandising ne peuvent pas cadrer le pouvoir d’achat. Ils ne peuvent que s’y adapter.

Les enquêtes de terrain en anthropologie de la consommation, ou ethnomarketing, montrent que le plus souvent la marque n’apparait qu’au milieu ou à la fin du processus de décision domestique. Ce processus est observé tout au long d’un itinéraire qui part du logement vers le lieu d’achat qu’il soit en « mortier ou en click », avant de revenir au logement. L’effet marque se voit surtout dans le magasin quand il faut choisir entre des produits équivalents qui ne se distinguent du point de vue du consommateur que par de la publicité, les logos, les couleurs ou le design, le tout à repérer dans un « facing » souvent étroit. C’est le principe de l’âne de Buridan décrit par Franck Cochoy dans La sociologie du packaging (Cochoy 2002). Ne pouvant pas choisir entre un seau d’avoine et un seau d’eau, il meurt de faim faute de pouvoir se décider. C’est une belle démonstration des limites de la loi « fluide » de l’offre et de la demande qui montre que pour choisir entre des produits à peu près équivalents, le consommateur doit être « équipé » par le marketing et que son choix ne fonctionne pas de façon « libérale »[3].

La publicité et la marque ont un effet, mais il est concentré à la fin du processus de décision, au moment où le consommateur est quasiment capturé, dans le magasin ou en face de son écran. La publicité sert plus à ferrer le poisson qu’à l’amener à mordre à « l’hameçon » pour reprendre l’expression de Vance Packard (Vance Packard 1957).

Le problème nouveau aujourd’hui par rapport aux années 1970/1980, c’est que les société d’Europe de l’Ouest semblent être engagées dans un processus de changement aussi important que les trente glorieuses ou que la révolution industrielle anglaise au début du 19e siècle (Hobsbawn 1969). Ceci reste encore à prouver sur le long terme mais les indices en sont forts. On peut donc se demander si le modèle de société de consommation dans lequel nous sommes engagés, et par là le modèle de marketing qui lui correspond, est encore valable dans le futur avec plus de 4,5 millions de chômeurs de catégories A, B et C dont 3 millions en catégorie A[4]. Cette question est descriptive. Elle part toujours du même point de vue : le comportement des consommateurs avant d’être influencé par une marque ou une publicité est organisé par les conditions sociales de la production de ses décisions et donc par les contraintes de son environnement social.

Ce constat sous-tend la discussion de ce chapitre sur l’avenir du marketing et sur le fait de savoir si c’est un poison ou une solution. On l’a compris, le point de vue choisi n’est pas ici de se centrer sur la marque et sur « l’annonceur » et donc sur ce que le marketing pourrait trouver d’intéressant chez le consommateur pour l’amener à acheter son bien ou son service.

Le point de vue anthropologique se situe en amont de l’entreprise avant la R&D, sur ce qui organise la vie de tous les jours des familles dans leur espace domestique, sur les problèmes non résolus du quotidien, sur les usages, – ce qu’on appelait les « études de fond »  dans les années 1960 -, sur les pratiques dans la salle de bain, la cuisine ou le living, sur les interactions familiales, là où la marque se heurte aux contraintes des acteurs et au système des objets qui conditionnent l’usage des biens de consommation à une échelle microsociale. Ces contraintes peuvent aussi être des potentialités comme on le voit quand on observe les chemins par lesquelles passe une innovation au sein du logement.

On se situe aussi à une échelle plus macro-sociale, celle des modes de vie des consommateurs, celle des effets d’appartenance sociale comme les classes, les genres, les générations ou les cultures ethniques, religieuses ou politiques et aussi celle de la géopolitique. À une échelle mésosociale, la recherche renvoie aux effets d’institution et de marché comme système d’action, le marketing devenant un acteur parmi d’autre de ce jeu social. L’échelle mésosociale est celle des groupes de pression de consommateurs, de la contestation sur le « web 2.0 » (Laurent 2008) et celle de la résistance des consommateurs ou du consommateur collaborateur (Dobré 2003 ; Chessel 2004 ; Giamporcaro, Ferrando 2005 ; Roux 2007 ; Cova, Louyot-Gallicher, Bonnemaison 2010).

Tout cela correspond pour une part à ce qu’écrivait Olivier Badot et Bernard Cova quand ils parlaient de macro-marketing et de micro-marketing (Badot, Cova 1992 pp 133 et sq.).

Ce point de vue anthropologique et stratégique, au sens de la sociologie des organisations de Michel Crozier, voire des « tactiques » de Michel de Certeau, permet de poser la question de l’efficacité du marketing indépendamment des croyances messianiques qui font du marketing la solution de la crise et du développement durable ou des croyances apocalyptiques qui en font la source de tous les maux. Si le marketing n’est pas tout puissant son efficacité en devient relative et dépendante des évolutions de la société et du monde. Cette question est d’autant plus importante que la situation internationale à changer depuis 10 ans avec la montée des BRICS et donc de la classe moyenne mondiale (Desjeux 2012)..

En effet, si aujourd’hui la classe moyenne mondiale est estimée à près de 2MM d’habitants, la seule « classe moyenne mondiale supérieure », celle qui est la plus demandeuse d’énergie, de matières premières, de protéines et par là de terres agricoles et d’eau, est passée de 200 millions en 2000 à 560 millions en 2009. Elle a été multipliée par trois en 10 ans alors qu’elle a probablement mis 150 ans pour égaler une telle progression entre 1850 et 2000, ce qui serait bien sûr à vérifier.

En conséquence de cette progression, les ressources naturelles deviennent limitées et donc créent des tensions autour de leur accès, comme le montre le cas des terres rares en Chine ou du pétrole au Moyen Orient avec la Lybie et l’Iraq. La rareté des ressources naturelles demande de passer à une consommation plus économe en matière première au-delà de toute question idéologique sous peine de se retrouver face à une grave crise mondiale. La question est de savoir si « le » marketing est capable de prendre en compte ou non des changements d’une telle ampleur alors que beaucoup ont pris l’habitude de ramener une grande partie des problèmes à des questions de communication comme on l’a vue avec le « green washing » publicitaire.

Deux citations de Mercator, la « bible » des marqueteurs, pourrait résumer de façon imagée le cycle de vie du marketing. Dans les années 1970 une femme de chambre demande à un des auteurs « le marketing qu’est-ce c’est ? » (1979, p.1) et en 1990, vingt ans plus tard, « pour les techniciens, les hommes du marketing seraient surtout des experts de la poudre aux yeux » (Lendrevie, Lindon, Laufer 1990, p. 183). En 2012, peut-être que le marketing a atteint sa phase de maturité et qu’il se trouve face à des changements, face à des innovations, qui risquent peut-être de le rendre obsolète.

2. Le marketing, des dispositifs de captation du consommateur du moins contraignant au plus contraignant

Qu’est ce qui permet de dire que la séduction publicitaire n’est pas toute puissante alors que tout notre environnement publicitaire et médiatique concoure à nous faire croire que nous sommes « manipulés » et « aliénés » par la publicité. C’est pour une part indémontrable mais ni plus ni moins que son efficacité qui se limite souvent à une augmentation des ventes sur une durée limitée ou à un taux de notoriété ou de mémorisation d’une marque ou d’une publicité. C’est ce côté infalsifiable qui permet le développement de théories conspiratoire du pouvoir de la publicité.

Une théorie conspiratoire ne signifie pas forcément qu’il n’existe pas de conspiration, ni d’intention. La publicité cherche bien à capter son public comme le montre Franck Cochoy et son équipe (Cochoy 2004) et de l’autre il y a bien des consommateurs qui arbitrent entre deux marques. Mais une corrélation n’est pas une causalité. Or c’est bien souvent ce lien de causalité qui n’est pas démontré. Cette croyance dans un lien de causalité est d’autant plus forte qu’il existe une forme d’enchantement à pratiquer la dénonciation apocalyptique d’une domination, ici la domination publicitaire. Cette domination donne sens à tout ce qui ne va pas dans la vie quotidienne. Cette domination parait d’autant plus plausible que les   analyses critiques du marketing déclarent que si ce n’était pas rentable on ne dépenserait pas autant d’argent. Cela apparait comme une évidence.

Et pourtant on peut se demander alors que les changements politiques et les innovations en organisation ont tant de mal à se réaliser quand on veut les lancer pourquoi la publicité marcherait toute seule, sans frein et sans difficulté. Pourquoi l’efficacité de la publicité relèverait du fluide et celle du changement de la rugosité. Il semble important de ne pas perdre de vue le principe de symétrie propre à toute observation du social et que « quand il pleut, il pleut aussi sur ton ennemi » comme le dit un proverbe, attribué à la culture chinoise.

Ce principe permet de rappeler qu’il existe un indice important de la faiblesse de la domination publicitaire, qui est le taux d’échec des produits nouveaux dans le secteur industriel. David Gotteland et Christophe Haon (2005) rapportent que sur le marché nord-américain le taux d’échec aurait été, tous produits confondus, de 33% en 1968, puis de 35% en 1982, puis de 41% en 1997. Le taux d’échec serait donc en augmentation. Ils citent une étude de Jean Claude Andreani (Andreani 2001) qui montrerait que 90% des nouveaux produits de grande consommation lancés sur le marché européen seraient des échecs. L’échec semble signifier que le produit n’est pas rentable et qu’il a été retiré du marché au bout d’un an. La toute-puissance du marketing est donc toute relative ce qui est plutôt rassurant en termes de démocratie même si rien n’est jamais sûr dans ce domaine.

Si le marketing n’est pas tout puissant il possède malgré tout une part d’efficacité. Il mobilise trois grands dispositifs de cadrage du consommateur qui va du moins contraignant au plus contraignant : un dispositif magico-religieux celui qui est le moins contraignant pour le consommateur, un dispositif de captation soit qui sert à soustraire le client à la concurrence soit qui l’engage dans une « trappe commerciale »[5] et enfin un dispositif fondé sur l’innovation et l’obsolescence, programmée ou non, qui oblige à abandonner un ancien produit pour un nouveau produit et qui est le plus contraignant pour l’acheteur.

Le premier dispositif peut s’analyser d’un point de vue anthropologique comme un dispositif de production de croyances à travers l’imaginaire de la publicité. Ce dispositif relève d’un double mécanisme anthropologique magico-religieux ancien : tout d’abord la croyance que les objets possèdent une énergie et donc un pouvoir comme dans l’animisme ; et ensuite le mécanisme de la transsubstantiation, le changement de substance, comme dans la consécration catholique mais sur un mode immanent, rituel par lequel un morceau de pain est transformé en une personne divine transcendantale.

Le marketing en tant que « dispositif animiste » rejoint les théories de Bruno Latour et de Michel Callon qui font des objets des « actants », ou des acteurs, c’est-à-dire des objets qui ont un pouvoir comme dans le cas des fameuses coquilles Saint-Jacques de la baie de Saint Brieuc analysées par Michel Callon (Callon 1986).

Avec la publicité et le packaging un bien de consommation ordinaire incorpore une énergie qui s’exprime à travers une « promesse » publicitaire, un terme messianique, quasiment biblique, de plaisir, de longévité, d’amitié, de pureté, de santé, de rêve, de renouveau, de statut, etc. c’est-à-dire de tout ce qui constitue les ressorts de l’imaginaire magico-religieux publicitaire. Acheter de l’eau d’Evian c’est acheter de la jeunesse, comme le montre la publicité de 2006 avec le ballet des bébés. C’est acheter l’énergie incorporée dans l’eau d’Evian. Tout se passe comme si l’eau d’Evian possédait un animus, une âme qui transfère son pouvoir à celui qui l’acquière comme dans les cultes Vodun du Bénin (Desjeux 1984).

Ce qui est implicitement remis en cause par le dispositif de captation publicitaire sur un mode profane c’est la séparation entre nature et culture. Cette pratique de fait renvoie à la question savante posée par Bruno Latour (Latour 1991) et par Philippe Descola (Descola 2005) qui réinterrogent la réalité de cette séparation entre nature et culture.

Le deuxième dispositif marketing renforce le dispositif animiste en transformant la marque en une personne, c’est la transsubstantiation publicitaire. Cette personne, la marque, doit être « intègre », « fidèle à ses valeurs », « cohérente dans son discours »[6]. L’acheteur à son tour doit lui être « fidèle ». Enfin, grâce à un dernier procédé anthropomorphique le marketing appelle l’entreprise, « la marque », – ou « l’annonceur » si on est en publicité -, et par là change la substance de l’entreprise, la transsubstantie en une personne, la marque qui est au cœur de la captation publicitaire.

Franck Cochoy montre que la captation est un dispositif qui cherche bien à mobiliser les dispositions que l’on suppose appartenir au consommateur (Cochoy 2004, p. 19) et que ces dispositions ne sont pas que des habitus ou des routines, même si, comme anthropologue, la routine semble expliquer « 80% » des achats quand on observe l’itinéraire des pratiques d’achat depuis le moment de la liste de course jusqu’au moment de l’acquisition dans le linéaire[7].

En effet, la combinatoire routine/arbitrage s’appuie sur un principe, un calcul d’économie d’énergie humaine fait par les consommateurs. La routine évite de dépenser une énergie inutile jusqu’à ce qu’un évènement déclencheur, une mise en couple, la naissance d’un enfant, un enfant qui déclare qu’il n’aime plus ce dessert, un divorce, le chômage ou la retraite entraine un nouvel arbitrage, une nouvelle « curiosité » (Cochoy 2011), qui entrainera ensuite une nouvelle routine.

Les dispositions de Franck Cochoy : « la distinction, […], l’amour, la curiosité, la tentation, la fidélité » (Cochoy 2004, p. 20-21) correspondent pour une grande part aux motivations des publicitaires, aux « hameçons » de Vance Packard (1957) et au mécanisme animiste décrit ci-dessus. Le taux d’échec des lancements de nouveaux produits montre cependant que ce dispositif magico-religieux de la publicité n’est probablement pas, contrairement aux apparences, le plus contraignant.

Par contre le marketing, et c’est probablement la R&D plus que le marketing en tant que tel qui en est à l’origine, est beaucoup plus contraignant et donc plus efficace quand il arrive à proposer des innovations sous forme de systèmes d’objets qui obligent à racheter des consommables qui ne sont disponibles que dans l’entreprise qui a lancé l’innovation, ce qui est plus risqué et plus difficile à inventer. C’est le cas des cafetières Nespresso qui fonctionnent uniquement à l’aide des capsules Nespresso ou des imprimantes qui nécessitent des cartouches de la même marque. Il n’est plus besoin de magico-religieux, sauf pour la forme. Le client est captif s’il veut boire du café ou imprimer ses feuilles. Le contrat téléphonique de douze mois, les contrats d’assurance, voire le médecin traitant, les semences hybrides ou les OGM en agricultures, relèvent de la même logique de captation aussi légitime ou illégitime soit elle du point de vue des différents acteurs. Ces dispositifs de captation ont entre autre pour fonction de soustraire le consommateur à la concurrence, au marché libéral, comme le rappel Franck Cochoy (2004) en citant un livre de 2001 de Jérôme Blanc (Blanc 2001). C’est aussi l’objectif du « data mining », des cartes de fidélité et du couponing même si c’est moins contraignant que le système d’objet, engager le client dans un choix qui limite ses arbitrages, le cadrer pour l’amener à s’engager en faveur d’un produit ou d’une marque[8].

Le troisième dispositif, le plus contraignant, est donc celui qui est lié au processus d’innovation propre à la société industrielle depuis le début du 19e siècle. C’est le processus de « destruction créatrice » développé par Schumpeter après avoir été utilisé par Werner Sombart et Nietzche, dans Généalogie de la morale, d’après Wikipédia, c’est-à-dire une innovation qui permet de rendre obsolète l’usage d’un produit et de relancer ainsi un nouveau marché.

Il suffit de penser aux disques 78 tours qui marchaient grâce à des phonographes jusque dans les années 1960, époque où ils ont été remplacés par les disques microsillons 45 tours et 33 tours utilisés sur des tourne-disques à saphir et diamants pour être remplacés par les CD dans les années 1980, puis par les MP3 dans les années 2000. Aujourd’hui les cameras Sony se sentent menacées par les téléphones mobiles pour la prise de films familiaux comme hier Kodak dont la photo argentique a été remplacée par la photo numérique. Quand une innovation de rupture émerge les consommateurs n’ont plus le choix et doivent abandonner les anciens objets au profit des nouveaux. C’est donc un dispositif très contraignant.

La réussite de la captation conditionne la marge de l’entreprise et donc sa survie : « Dans les marchés saturés, l’innovation est le seul moyen efficace pour relancer la demande de façon significative. Cela est particulièrement vrai pour les biens d’équipement. En périmant les produits possédés on pousse à un ré-achat anticipé ou à un multi-équipement. Dans le domaine de la Hi FI, l’arrivée du compact disc a relancé un marché qui stagnait : celui des platines de disques et celui des disques 33 tours » (Lendrevie, Lindon, Laufer 1979, p. 183).

Mais tous ces dispositifs ne partent que du point de vue de l’émetteur. Quand on observe le récepteur, le consommateur, leur effet en termes de captation est beaucoup plus aléatoire et variable : il parait faible en termes publicitaire si on se réfère au taux d’échec des produits nouveaux mais plus fort si le produit nouveau s’insère dans un système d’objets qui oblige à l’achat. La contrainte invisible semble plus efficace que la séduction visible même si cette affirmation reste de l’ordre de l’infalsifiable pour le moment. La force du marketing ne semble donc pas se situer d’abord dans la marque ou dans la publicité puisque que 80% des nouveaux produits sont des échecs, mais se situe dans ce qui est contraignant pour le consommateur, dans ce qui s’éloigne paradoxalement du marché libéral.

L’explication par les contraintes reste cependant plausible si l’on regarde la réalité non pas d’un point de vue individualiste ou cognitif ou à partir des motivations, mais d’un point de vue plus collectif avec soit des effets d’appartenance et de différenciation sociale et donc d’habitus en termes macro-social, soit des effets d’imposition institutionnelle à une échelle plus méso, soit des effets de contrainte de normes de groupe à une échelle plus micro-sociale. Expliquer les choix par les contraintes demande d’intégrer dans les enquêtes l’observation des pratiques pour expliquer leur écart d’avec les représentations, les valeurs ou l’imaginaire. Observer les pratiques c’est chercher à comprendre tout ce qui tend à structurer une situation à partir de laquelle les acteurs sont organisés mais aussi se décident en fonction de leurs ressources plutôt que hors situation, hors jeu social et institutionnel et donc hors contrainte.

L’hypothèse ici est que le poids du marketing comme capacité à cadrer les consommateurs par la publicité est surestimé par les marqueteurs et par les opposants au marketing et à la société de consommation. Le consommateur n’est ni libre de choisir, car il est sous contrainte du jeu social, mais il n’est pas non plus dominé par les dispositifs de cadrage car il possède des marges de manœuvre qui limitent les effets de cadrage (Clochard, Desjeux 2013).

« Le » marketing et les militants antis consommations ont la même croyance dans le pouvoir de la marque pour expliquer les comportements d’achat à partir d’un modèle de consommateur relativement passif alors que bien souvent les déclencheurs de décisions d’achat se jouent en dehors de la marque et de la publicité. Par contre, il reste vrai, que les effets de cadrage publicitaire jouent à la fin du processus de décision face au linéaire, dans le lieu d’achat ou face à l’écran du e-commerce. Cependant, sans évènement déclencheur d’un usage la publicité n’a pas beaucoup d’effet.

De même, comme on vient de le voir, le marketing est efficace quand il peut enfermer le consommateur dans un système d’objet qui le rend dépendant de ce système et qui l’oblige à racheter ou bien par une obsolescence plus ou moins programmée[9] comme dans le cas du rasoir Gilette qui rajoute tous les deux ou trois ans une innovation, deux lames, trois lames puis cinq lames, puis une pile et un nouveau manche de rasoir qui rend obsolète et donc inutilisables les anciennes lames, etc.

Depuis 2000, le marketing se retrouve de fait déstabilisé : les conditions de son efficacité rentrent en contradiction avec une exigence nouvelle, celle d’une consommation plus économe du fait de la montée de la demande mondiale qui augmente la pression sur les ressources naturelles, matières premières, énergies, eau ou protéines animales. Si la consommation ne devient pas plus économe, les mêmes raisons pouvant causer les mêmes effets, mais pas toujours, la Chine se retrouvant depuis 2000 dans le rôle de l’Allemagne entre 1880 et 1913, c’est-à-dire à la recherche des ressources nécessaire à son développement industriel, un risque de tensions militaires, voire plus, devient plus important et avec les conséquences que l’on sait depuis 1914 et 1939.

Cette déstabilisation ne tient pas tant à une question de valeur écologique pour l’entreprise qu’à un enjeu de survie plus grave, et donc à une forte contrainte en interne de chaque société, celui de la remise en cause d’un business modèle qui marche depuis 150 ans c’est-à-dire celui de la « destruction créatrice » qui suppose l’obsolescence des produits anciens pour relancer un marché nouveau. Or le marketing est au cœur de ce processus d’innovations, qu’elles soient incrémentales ou de ruptures ou encore « modulaires » ou « architecturales » si on raisonne en système, le modulaire ne touchant qu’un des éléments, un des modules, du système et l’innovation architecturale l’ensemble du système (Gotteland, Haon 2005).

Le problème principal est donc que l’obsolescence et l’innovation rentrent aujourd’hui en contradiction avec le développement durable. La question est de savoir si le marketing est capable d’innover sur le processus même d’innovation. Est-il capable d’innover en faveur de produits moins obsolètes ? La difficulté est que cela va à l’encontre de tous les busines modèles sauf pour les économies d’énergie où consommer moins permet de faire des économie alors que limiter les innovations et l’obsolescence fait baisser la marge[10]. Les innovations ne peuvent plus être destructrices et créatrices mais doivent être créatrices et économes si on veut créer une rupture dans la pratique de L’art du gaspillage des années 1950/1960 et que dénonçait Vance Packard (Vance Packard 1962) car elle rentre en contradiction avec une consommation plus économe.

En Europe, le marketing doit surtout chercher à comprendre quelles sont les contraintes qui pèsent sur les ménages pour s’engager vers une consommation plus économe. Il doit se demander en quoi cela peut menacer le travail et l’autonomie des femmes si la consommation économe demande plus d’activités ménagères non marchandes ? Comment faire pour augmenter la durée de vie des produits, limiter le packaging par le vrac ou les consignes, par exemple ? Peut-il au final enchanter l’austérité et l’usage plus important de l’énergie humaine ?

Il est probable que tout cela demandera une trentaine d’années pour y arriver comme avec les trente glorieuses qui ont permis en sens inverse de rentrer dans la société de grande consommation, sauf si entre temps d’autres bouleversements n’ont pas changé la donne. Il faut sortir la tête du guidon de la marque, du packaging ou du linéaire pour regarder plus la société et les évolutions internationales. Surtout il faut plus regarder le consommateur comme un acteur qu’il soit individuel ou collectif et pour lequel la marque n’est pas le centre de sa vie au contraire de ce qui préoccupe un directeur marketing ou un chef de produit.

3. Le marketing est encastrée dans la société des consommateurs acteurs collectifs

« La récession du pouvoir d’achat n’arrange rien, bien au contraire. Les ménages procèdent à des arbitrages de leurs dépenses, et c’est bien souvent le poste de l’électroménager qui est le premier sacrifié. On repousse à deux ans le renouvellement d’un « vieux » réfrigérateur. On retarde l’achat d’un produit neuf de premier équipement » écrivent en 1986, il y 25 ans, François Dupuy et Jean Claude Thoenig (Dupuy, Thoenig 1986) dans le premier livre de sociologie qui traite en France du marché comme d’un système d’action fait de transactions, de calculs, de tensions, de coopérations et de rugosités entre acteurs. C’est la première enquête qui montre comment traiter le consommateur comme un acteur. Il fait écho aux travaux de Jean Noël Kapferer (Kapferer 1986) qui, d’un point de vue plus psychologique, montrait que les consommateurs faisaient des choix rationnels et n’étaient pas uniquement dominés par des motivations inconscientes. Le consom’acteur de Thierry Maillet (Maillet 2006) pourrait laisser entendre que les consommateurs étaient passifs avant 2000 mais il décrit surtout la montée d’une nouvelle expertise, celle des jeunes face à Internet. Le terme de consom’acteur renvoie aujourd’hui dans certains textes aux consommateurs militants. Le consommateur a toujours été actif. C’est le marketing et la philosophie critique qui a construit un consommateur imaginaire passif. L’approche de Thoenig et Dupuis est originale, et reste originale aujourd’hui.

En 1998 Michel Callon édite The Laws of the Markets (Callon 1998). Son modèle en termes de « cadrage et de débordement »[11], ne semble pas si éloigné du modèle stratégique. Les deux modèles, chacun à leur manière, montrent que l’économie est encastrée (embedded) dans le social. En ce sens ils renouent avec l’anthropologie économique de Karl Polanyi (Polanyi 1983) et à son concept d’embeddeness, d’encastrement de l’économique dans le social, qui est discuté par Maurice Godelier dans la préface du livre de Karl Polanyi écrit avec Arensberg (Polanyi, Arensberg 1975 p.16).

Partir du consommateur comme acteur collectif permet de réinterroger la façon dont le marketing cherche à avoir une pratique « orientée consommateur ».

François Dupuy et Jean Claude Thoenig continuent en écrivant que les industriels se plaignaient des pressions de la distribution sur leurs prix et que les producteurs français se sentaient défavorisés du fait de « leurs charges trop élevées », non pas par rapport à l’Allemagne comme aujourd’hui, mais par rapport aux japonais et que cela jouait contre l’emploi national. Ce à quoi « le grand commerce » répliquait qu’il était sous forte contrainte de concurrence et qu’ils étaient aussi sous contraintes des règles de transaction, très complexes, fixées par l’État (Dupuy, Thoenig 1986 p. 10-11).

Il faut se rappeler pour mieux comprendre la portée de cet extrait que l’industrie française est en crise depuis 10 ans. Élie Cohen rappelle en 1989 (Cohen 1989) dans L’État brancardier, qu’au début du choc pétrolier de 1973, suite à la guerre du Kippour, il y a 10 000 défaillances en France, puis 20 000 au deuxième choc pétrolier de 1979 au moment de la révolution iranienne, pour atteindre 30 000 au milieu des années 1980. De façon symétrique le chômage explose en France. Entre 1975 et 1985 il passe, d’après l’INSEE, de 3,4% à 8,9%. Le troisième choc pétrolier se produira en 2008 au moment où le baril de Brent, le pétrole brut léger non sulfuré, atteindra 140$. Le chômage passera de 7,4%, un des taux les plus bas pour cette période, à 9,4% fin 2011, pour atteindre 10,6% en mi-2013. Entre temps il y aura eu la crise des subprimes de 2008 et la montée de la classe moyenne mondiale en provenance des BRICS ce qui change toutes les données de la consommation en Europe de l’ouest.

Aujourd’hui, depuis la crise de 2008, on pourrait ajouter à l’électroménager, le fait de repousser l’achat ou le rachat d’une voiture, de lunettes, de soins dentaires ou médicaux mais aussi de faire les vide greniers, de glaner à la fin des marchés ou d’acheter des vêtements d’occasion en ligne. La consommation, qui concerne les arbitrages des consommateurs et les cadrages de l’acheteur émis par le marketing, varient en fonction de ces différentes situations et des marges de manœuvre du consommateur.

Cela veut dire que le rôle et l’efficacité du marketing ne varient pas seulement en fonction des dispositifs de cadrage dont il peut disposer mais qu’ils varient aussi en fonction des évolutions de la société. L’emprise de son cadrage publicitaire, un des dispositifs marketing de « captation des publics » (Franck Cochoy, 2004), n’est pas efficace en soi. Il varie en fonction du poids des contraintes qui pèsent sur les consommateurs et tout particulièrement celles qui touchent la classe moyenne. La séduction marketing n’est pas toute puissante parce que le consommateur calcul que ce soit sous l’emprise des intérêts ou de l’émotion eux-mêmes encastrés dans les interactions sociales.

Si la séduction publicitaire n’est pas toute puissante, comme nous l’avons vu ci-dessus, qu’est-ce qui explique que le consommateur achète mais aussi de façon symétrique qu’est-ce qu’il fait qu’il n’achète pas ? Le consommateur peut acheter parce qu’il est séduit mais aussi parce qu’il est contraint, contraint par le jeu social, les demandes des enfants par exemple, et les normes collectives, dont la mode, contraint par son pouvoir d’achat ou contraint par le chassé-croisé des innovations et de l’obsolescence des produits, programmée ou non.

La citation tirée du livre La loi du marché (Dupuy, Thoenig 1986) est là pour rappeler que du point de vue de l’analyse stratégique en sociologie le consommateur a toujours été un acteur plus ou moins sous contrainte, et plutôt plus si on appartient aux catégories sociales les plus démunis, quelles que soient les « croyances » de ceux qui pensent que le marketing est tout puissant, que ce soit pour le préconiser, ou s’y opposer comme Vance Packard dans un livre classique publié en 1957, puis traduit en français sous le titre, La persuasion clandestine. Le consommateur a toujours été « malin » en pratique, surtout s’il est pauvre.

Ceci veut dire que si le consommateur peut être considéré comme un acteur familial sous contrainte du jeu des autres membres de la famille dans l’espace domestique et aussi un acteur collectif dans l’espace du marché, d’Internet et du champ politique, via les groupes de pression de consommateurs, le marketing n’est ni un poison, ni un remède, mais qu’il est lui-même sous contrainte du jeu social, économique et géopolitique, comme tout acteur.

4. Les origines du marketing entre dispositif de cadrage, compréhension du consommateur et place de la marque

Depuis ses débuts le marketing se développe entre deux pôles, celui des techniques de cadrage et celui des méthodes de compréhension du consommateur. Pour Thierry Maillet le marketing depuis les années 1900 est la discipline qui cherche à comprendre en quoi consiste « la transaction entre acheteur et un vendeur » (Maillet 2010 p. 88)

Cependant le marketing semble hésiter entre une analyse de la marque comme variable principale pour expliquer cette transaction avec probablement une survalorisation de la passivité du consommateur à travers la valorisation de ses désirs comme moyen de captation comme le pensait V Packard ; et une analyse du comportement du consommateur qui mobilise plusieurs échelle d’observation comme dans le livre de Bernard Dubois[12] (Dubois 1990) et notamment le chapitre 8 qui traite de la décision d’achat comme un processus qui est déclenché par l’existence d’un problème. C’est là où marketing et sciences humaines sont les plus proches.

Par rapport au cadrage comme nous l’avons vu ci-dessus, la question est de savoir s’il est efficace ou non et s’il domine le consommateur. Quand le marketing parle de « consumer oriented » cela veut surtout dire être attentif aux besoins, aux désirs, au sens, à l’imaginaire du consommateur plus que faire attention à ses contraintes, à ses pratiques, à son jeu social ou à ses effets d’appartenance.

Cela veut dire que le marketing, pour sa partie « études », ne part pas de la logique social propre au consommateur dans son écosystème domestique, mais qu’il recherche plutôt les « pierres d’attente » de la marque qui sont « cachés » dans les comportements du consommateur. Le mot pierre d’attente vient des missionnaires catholiques, une des nombreuses formes « pré-numériques » du marketing moderne. Les missionnaires recherchaient les éléments du catholicisme que l’on pouvait retrouver dans l’animisme, les dites « pierre d’attente ». Ils étaient orientés « consommateur religieux ».

A l’inverse de cette méthode, je pense qu’être « orienté consommateur » demanderait de se décentrer davantage de l’entreprise et de la marque, pour rechercher les problèmes non résolus dans la vie quotidienne des clients. Ce « détour » anthropologique ne va pas de soi, surtout si on se réfère aux grands auteurs du marketing qui ne vont pas vraiment dans ce sens.

Léon Chambonnaud est considéré comme l’un des pionniers du marketing en France. D’après Wikipédia, il intègre HEC à 23 ans en 1896. Il crée en 1918 une collection « La technique des affaires » chez Dunod. Dans le volume 7, Les affaires et l’annonce (Chambonnaud, Gautier, Thibaudeau 1921) il décrit l’univers de la publicité : « l’imagination est la source du désir qu’elle amplifie au point de la rendre moteur ». L’annonceur fournit à l’imagination les éléments nécessaires et l’intéressé, « se forge une félicité qui le fait pleurer de tendresse ». Une société de radiateur représente un bébé nu jouant avec son chat auprès du radiateur. Avec ces trois matériaux : radiateur, chat, bébé nu, l’imagination travaille. On est au cœur de l’hiver. L’enfant est dans une salle bien chaude. Ses parents ne craignent pas pour lui les rhumes, etc. Donc « les radiateurs Machin (sic) assurent le bien-être et je vais demander la brochure offerte » (Chambonnaud, Gautier, Thibaudeau 1921, p. 71).

Cet exemple de publicité pour les Radiateurs « idéal » – la marque n’est pas au centre de cette communication – est là pour illustrer ce qu’écrit Franck Cochoy dans Une histoire du marketing, discipliner l’économie de marché (1999b), « entre les années 1850 et la fin des années vingt, tout avait été découvert : stratégie de marque, différenciation, segmentation, publicité… tous les outils du marketing moderne, à quelques détails et raffinement près, avaient été inventés » (Fullerton 1985b, p. 138 ; Hollander 1986, p. 10-12).

Dans les années 1850 « le marketing renverse les postulats de l’économie classique : il n’y a plus de loi de Say, les produits ne s’écoulent plus d’eux-mêmes, la commercialisation des biens et services nécessite au contraire l’intervention de tout un réseau d’entretien. » (Cochoy 1999b p. 77). On passe des mécanismes économiques aux jeux d’acteurs chargés d’organiser la relation marchande.

A partir de 1920 émergent les marketeurs, les « scientifiques de la relation marchande » (Cochoy 1999b p. 79). Les premiers à théoriser le marketing comme dispositif de cadrage ont été Romain Laufer et Catherine Paradeise dans Le Prince bureaucrate chez Flammarion (Laufer, Paradeise 1982).

Grâce au marketing une entreprise peut « se créer son marché dans le marché » (Cochoy 1999b, p. 76). La segmentation en est l’invention la plus importante puisqu’elle permet de réguler la concurrence et surtout de « découvrir le consommateur sous le marché. » (Cochoy 1999b, p. 75) La connaissance du consommateur et son contrôle, – les deux n’étant pas liés mécaniquement car le consommateur peut être contrôlé et obligé d’acheter sans que l’entreprise ait une bonne connaissance de ses modes de vie et inversement -, deviennent deux des grands enjeux du développement des entreprises. Les marqueteurs universitaires deviennent les spécialistes de « la médiation marchande » (Cochoy 1999b, p. 83), de l’interface entre les « mondes industriels et domestiques » (Cochoy 1999b, p. 86) mais avec un emprunt particulièrement important fait à la psychologie des motivations (Cochoy 1999b, p. 139).

Dès le début du marketing le désir, l’émotion et les motivations sont les outils de base de la captation. Un des premiers théoriciens de l’application du désir à la communication publique dans les années 1920 est Edward Bernays. Il était le neveu par sa mère Anna, la sœur de Sigmund Freud, souvent confondue avec Anna la fille de Freud. Il a été influencé par le sociologue français Gustave Le Bon et le neurochirurgien anglais Wilfred Trotter pour créer les premières « public-relations ». Pour Thierry Maillet, dans Le marketing et son histoire ou le mythe de Sisyphe réinventé, Edward Bernays aurait été un des premiers à mobiliser la psychanalyse comme méthode de cadrage du consommateur à partir de la mobilisation du désir et pas uniquement du besoin (Maillet 2010, p. 96). Dès le début du 20e siècle la psychanalyse est donc un des grands outils de tentative de cadrage du consommateur.

Après la seconde guerre mondiale Ernest Dichter, lui aussi un émigré autrichien qui a fui le nazisme, crée les premières études de motivation appliquées à la consommation à partir de la psychanalyse. Il sera attaqué par Vance Packard dans La persuasion clandestine. On retrouve la question de la force de cette persuasion sur le comportement du consommateur.

Ce qu’il faut retenir de ce court rappel c’est que l’histoire du marketing n’est pas linéaire mais qu’elle suit les évolutions en dent de scie de la société. Bien que plutôt focalisé sur les individus et les motivations, le marketing suivant les périodes de l’histoire a su élargir son champ d’investigation, a su se décaler par rapport à une approche probablement trop « narcissique » de l’entreprise centrée sur la marque qui lui empêche de voir le monde tel qu’il est au profit d’un monde imaginaire et enchanté.

Conclusion

Dans Mercator, aucune page n’est consacrée à la marque dans l’édition de 1979 (Lendrevie, Lindon, Laufer 1979) et quelques pages seulement dans celle de 1990.

Cela montre que la marque n’a pas toujours été au centre du marketing. Son importance est conjoncturelle. Pour McKenna, (McKenna 1985), la marque n’est pas non plus centrale. Elle le devient dans les années 1980-1990. Continuer à se centrer sur la marque permet-il de saisir ce qui est en train d’émerger depuis la crise de 2008 ?

Aujourd’hui, il faut de nouveau innover avec des innovations de rupture, comme dans les années 1960 à 1980, et donc à partir de nouveaux produits, de nouveaux usages, de nouvelles contraintes. Un des grands enjeux des entreprises est de saisir d’où viennent les forces qui sont productrices de changement dans la géopolitique, la société et les modes de vie et par là dans les comportements des consommateurs. Ces forces peuvent autant menacer la survie d’une économie, d’une entreprise, d’une ville ou d’un ménage que servir de potentiel pour une nouvelle dynamique. En pratique, les firmes ne s’intéressent pas à ces forces sociales mais aux tendances, c’est-à-dire à ce qui est le moins explicatif du comportement des consommateurs puisque les tendances sur les valeurs et les opinions relèvent du fluide et du « hors contrainte ».

Le livre de McKenna (McKenna 1985), comme celui de Clayton M. Christensen (Christensen 2002) montrent toutes les entreprises qui ont disparu ou qui se sont retrouvées sous forte concurrence pour ne pas avoir saisi l’importance des changements souterrains en cours.

Comme l’écrivait McKenna il y a trente ans, « les industries changent » comme dans la téléphonie ou le monde du logiciel qui à l’époque comprenait quelques centaines d’entreprises et qui en comprenait quelques années plus tard, en 1985, plusieurs milliers.  Il semble à l’heure actuelle que tous les produits deviennent « intelligents ». Les fours à micro-ondes sont équipés de micro-processeurs, comme les téléphones et les jouets. Les canaux de distribution évoluent, les problèmes également : « il y a quelques années, tous les journaux et magazines publiaient des articles sur la grande qualité des produits japonais. Maintenant on n’en entend pratiquement plus parler », et de conclure « l’histoire est pleine d’exemples d’entreprises qui n’ont pas décelé le changement sur le marché et l’ont payé très cher. […] » (Choukroun 2012).  Le changement fait partie de la vie, une chose remplace inexorablement une autre. Nous détruisons l’ancien pour créer du nouveau.

Que doit faire un directeur marketing, et on pourrait ajouter un consultant ou un professeur de sciences de gestion ou de sciences humaines ? Pour saisir les évolutions du marché et de la société, « remettre constamment en question ses hypothèses […] et rester en éveil. » (Choukroun 2012 p. 162-164). C’est le problème qui s’est posé à Kodak, à Surcouf et à Virgin et probablement à la FNAC face au e-commerce.

Selon Theodore Levitt[13] (Levitt 1958), dans les années 1960 si les chemins de fer américains étaient en décroissance, en crise, et concurrencés par « les voitures, les camions, les avions et le même le téléphone », cela s’explique par la propre représentation de la firme. Au lieu de se « penser » comme une entreprise de transport ils se « pensaient » comme une entreprise de chemin de fer. Il en est de même pour Hollywood qui se croyait dans le business du film alors qu’il était, en réalité, dans le business des loisirs sur lequel s’était positionnée la télévision. Si Hollywood avait choisi une « orientation consommateur » plutôt qu’une « orientation producteur » peut-être serait-il en meilleure posture ? (Levitt 2004).

Michelin vend-il des pneus ou du kilomètre ? Une police assurance pour camion amène-t-elle de la sécurité ou une amélioration dans la gestion de la flotte ? Passer du produit au service, et passer à l’économie de la fonctionnalité, c’est bien essayer de chercher à résoudre les problèmes auxquels le consommateur se heurte dans son quotidien.

Tous ces exemples ne sont là que pour aider à répondre à la question : que veut dire en fait être « customer oriented » ? Est-ce tenir compte des besoins et désirs des consommateurs, ou bien l’engager dans un système d’objets qui le rend captif comme ceux créé par l’obsolescence programmée ou bien lui faire aimer la marque ou encore résoudre des problèmes de la vie quotidienne ? Il semble qu’aujourd’hui chercher à résoudre les problèmes du consommateur, observer ce qui émerge dans la société et commencer à mettre en place une stratégie d’offre de consommation économe soient les trois grandes priorités des entreprises sans oublier que ces priorités se jouent dans un triangle organisé autour d’une tension entre équité sociale, efficacité économique et développement durable.

 

[1] Anthropologue, professeur à la Sorbonne, université Paris Descartes/CERLIS/CNRS, consultant-chercheur international, directeur du Diplôme Doctoral en sciences sociales, ancien président du premier conseil scientifique de l’ADETEM

[2] Dominique Desjeux, 2011, Le chassé-croisé des classes moyennes,

consommations-et-societes.fr/sections.php?op=viewarticle&artid=964

[3] Le chapitre rédigé par Gil-Ian Royannez pour cet ouvrage reviendra sur les conséquences de cet « équipement »

[4] Les Echos du 25 octobre 2012

[5] Cf Le parcours de captation de Build-a-Bear décrit par Olivier Badot Jean François Lemoine, (Badot Lemoine 2009)

[6] Cf Le bulletin de l’Illec n° 428 de juin 2012, « Questions de marketing, question de séduction. »

[7] Dominique Desjeux, Sophie Taponier, Isabelle Favre, 1991, sur les comportements d’achat en grande surface : consommations-et-societes.fr/sections.php?op=viewarticle&artid=634

[8] Sur les cadrages et les petites dominations du quotidien, lire Elisabeth Pélegrin-Genel (Pelegrin Genel 2010) qui indirectement rappelle une vieille règle anthropologique : il n’existe pas de société sans contrôle sociale.

[9] Pour une version intéressante mais un peu conspiratoire du phénomène voir Serge Latouche, (Latouche 2012)

[10] Cf. sur la consommation économe, (Prieto, Slim, 2010)

[11] Cf. Franck Cochoy 2010

[12] décédé en 2001

[13] Prix McKinsey

 

 

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