LSA du 17 juin 2020
Dominique Desjeux est anthropologue et sociologue. Il travaille sur la consommation, les processus de décision et les innovations en Europe, aux USA, en Chine et en Afrique depuis 1969. Pour LSA, il revient sur la crise du Covid-19 et les premiers enseignements que les industriels de l’alimentaire peuvent en tirer. Au-delà de cette pandémie et des conséquences directes sur certaines catégories de produits frais, le chercheur met sur la table le rôle des marques nationales et leur nécessaire évolution. Interview 2020 06
Quels enseignements, les industriels de l’agroalimentaire peuvent-ils tirer de la crise du covid-19 et de ces 54 jours de confinement ?
S’il y a bien une chose que l’on a appris pendant la crise, c’est que l’on ne sait rien. Cela me rend extrêmement prudent dans l’analyse du comportement des consommateurs. Avec le confinement, un tiers des Français s’est retrouvé en télétravail. Cette nouvelle organisation du travail a permis de libérer du temps pour faire de la cuisine. Les produits frais non transformés, notamment les légumes, ont retrouvé une place de choix dans le quotidien des Français. A l’inverse, on a vu des catégories de produits comme les sandwichs et les salades repas plonger. Beaucoup de questions restent en suspens. Quid du développement du télétravail ? Si celui-ci est amené à se développer davantage, les marchés liés à la mobilité risquent d’être durablement touchés. Les industriels doivent travailler sur différents scenarii. Ce n’est pas tant les déclarations d’intentions ou les motivations des consommateurs qui doivent pousser les entreprises de l’alimentaire à revoir leur business model mais plutôt les contraintes qui risquent de modifier telle ou telle pratique de consommation.
Avec cette crise, les contraintes de pouvoir d’achat risquent de s’exacerber. Le rapport des consommateurs avec les marques pourrait-il évoluer ?
Mais c’est déjà le cas ! La défiance à l’égard de l’alimentation n’est pas un fait nouveau mais jusqu’à présent, les consommateurs n’avaient pas vraiment les moyens de l’exprimer. La donne a changé avec la montée en puissance des plateformes digitales et la possibilité d’attribuer une note pour un produit, mais aussi une location, un lieu, un service. Les consommateurs disposent désormais d’outils de contre-pouvoir et veulent plus de transparence.
Les industriels ont-ils pris la mesure de cette évolution ?
Oui je le pense. Ils tentent en tous cas de s’adapter à la situation Il faut dire que depuis les années 80, période à partir de laquelle la consommation est bien installée, les responsables marketing ont fait des marques un outil pour enchanter la consommation, créer de l’émotion, sans jamais vraiment s’intéresser à la vie et aux pratiques des consommateurs. A partir de 2008 et de la crise financière, la donne a changé. La question du pouvoir d’achat s’est invitée et contraint les consommateurs à faire des arbitrages. On l’a vu récemment avec le mouvement des gilets jaunes. Avec la crise économique sans précédent qui s’annonce, le sujet va devenir central. Les marques jusque-là centrées sur des questions d’identité et de positionnement vont devoir aller sur des sujets autrement plus complexes comme le bien-être animal, l’équité, l’environnement, la RSE…
Pendant le confinement, on a vu les distributeurs français, à l’appel du ministre de l’agriculture, jouer le jeu de l’origine France. Pensez-vous que ce sursaut peut s’inscrire dans la durée ?
Ce sont les contraintes de pouvoir d’achat qui le détermineront. Le revenu médian par personne s’élève à 1600 €, ce qui est très bas. L’origine France n’est pas une fin en soi. Les enquêtes que je mène montrent que les consommateurs sont prêts à acheter français, s’ils ont le sentiment de contribuer, dans leur environnement proche, au soutien ou à la création de l’emploi. Mais encore une fois, la question du pouvoir d’achat reste déterminante dans leurs arbitrages. Si les prix augmentent trop fortement, je ne suis pas sûr que l’origine France d’un produit l’emporte dans le choix des consommateurs. Par ailleurs, gare au repli sur soi. La mondialisation des échanges n’est pas forcément synonyme d’exploitation. Est-il nécessaire de rappeler que la France est un grand exportateur de produits alimentaires ? La vente, c’est une relation d’échanges.
Pensez-vous que cette crise va accélérer la transition alimentaire et modifier durablement les comportements de consommation ?
Au-delà de cette pandémie, une menace de guerre peut plus sûrement peser dans l’évolution de nos comportements de consommation et accélérer la transition alimentaire. Pour répondre aux besoins de consommation de sa population, la Chine cherche à élargir son aire d’expansion, ce qui n’est pas sans provoquer des tensions avec les USA. Pour consommer, il faut avoir un accès aux matières premières, à l’eau, à l’énergie, aux protéines. L’accès à ces quatre éléments centraux peut être une source de conflit, et le seul moyen pour l’éviter est de baisser notre consommation. Sans contrainte, il n’y a pas de changement.