2020 03, Covid-19 « y’a qu’à, faut qu’on » ou l’illusion rétrospective, par Dominique Desjeux, anthropologue

Dominique Desjeux, point de vue anthropologique sur le fonctionnement des explications en train de se faire.

Anna Sauerbey est docteur en histoire et publie des tribunes d’opinion au New York Times. Le samedi 28 mars 2020, elle publie un article sous le titre, « l’Allemagne a relativement peu de morts liées au coronavirus. Pourquoi » ? Attention sa conclusion est inattendue et illustre les dangers de ce que l’on appelle en histoire « l’illusion rétrospective » et dans le langage commun « y’a qu’à, faut qu’on ». On retrouve cette semaine en Allemagne les mêmes controverses sur l’évolution du coronavirus qu’il y a quelques semaines en France…

[Je mets entre crochets les remarques méthodologiques que m’inspire cette analyse.]

Anna Sauerbey rappelle qu’il semble que très peu de gens soient en train de mourir puisque l’on ne compte que 403 décès à ce jour [contre 8125, en Italie, 4858 en Espagne et 1696 en France le 27 mars 2020]. Une des particularités de l’Allemagne est d’avoir très tôt, et de façon permanente, réalisé des tests et, suite à ces tests, d’avoir reconstitué les liens avec les personnes ayant été en contact, et donc d’avoir mis l’accent sur la traçabilité, et ensuite d’avoir mis en quarantaine tous les citoyens qui ont été en contact [c’est un raisonnement systémique qui s’applique aussi bien aux crises sanitaires, aux crises économiques, qu’aux systèmes d’action concrets. Le principe méthodologique est de suivre un objet, ici le Covid-19, tout au long de la chaîne de transmission du virus, tout au long de son itinéraire.]

De plus, l’Allemagne semble avoir mieux protégé les habitants âgés. En termes de pourcentage, l’âge moyen des personnes infectées est de 46 ans contre 63 en Italie. Cependant, toujours en raisonnant en pourcentage, le faible nombre de personnes âgées peut-être dû, d’après le docteur Karl Lauterbach à un plus grand nombre de jeunes testés positifs, ce qui fait baisser mécaniquement la part des personnes âgées. Le plus grand nombre de jeunes touchés par la maladie serait dû à la pratique du ski qui est particulièrement importante en Allemagne en général (14,1 millions en Allemagne [sur 80 millions, contre 8,5 millions en France sur 67 millions, d’après le site leconomiste.eu, 2015 07]) et chez les jeunes en particulier. Cette pratique favorise les regroupements qui sont propices à la diffusion de la maladie. De même, il semble que des centaines de jeunes aient été contaminées suite à un carnaval dans la ville de Langbroich.

[Dans le cas du Covid-19, on peut noter que l’intérêt du raisonnement en pourcentage est à relativiser, puisque le seul chiffre dont on soit sûr est celui des décès, celui des personnes malades variant avec le nombre de personnes testées, croisé certes avec des modèles probabilistes de diffusion de la maladie à partir d’une personne contagieuse.

On peut aussi noter, incidemment, qu’il ne faudrait peut-être pas comparer les États-Unis, la Chine et chaque pays européen, mais ces deux premiers pays et l’ensemble des pays européens. Le site fr. statista.com, indique au 27 mars 2020 que le nombre de décès en Chine est de 3292, aux États-Unis 1147, mais que si on prend l’Italie, l’Espagne, la France et l’Allemagne cumulées on est proche de 15 000 décès, ce qui change peut-être la façon de percevoir le problème.]

À ce point de la description, on constate que les pays qui testent moins ou qui réservent les tests uniquement à ceux qui sont déjà malades, comme l’Italie, ont un taux plus élevé de personnes touchées par la maladie.

Donc l’Allemagne a non seulement fait des tests, de la traçabilité et des mises en quarantaine, mais en plus c’est le pays qui a le meilleur taux de lits et d’appareils respiratoires pour 100 000 habitants.

[Ici on pourrait se demander pourquoi l’Allemagne a plus de « lits respiratoires ». En anthropologie, on constate souvent que les solutions que l’on choisit en termes de politique publique, d’entreprises ou personnels sont directement influencées par les expériences du passé. Je me souviens par exemple d’un débat en Chine sur la sécurité, entre une entreprise française est une entreprise chinoise, cette dernière ne voulait installer qu’un seul groupe électrogène, alors que l’entreprise française voulait en installer deux. L’entreprise chinoise pensait surtout en termes de risques d’inondation et donc il suffisait d’un groupe électrogène placé suffisamment haut pour sécuriser l’entreprise, alors que l’entreprise française pensait en termes d’incendie ce qui nécessite deux groupes électrogènes en termes de sécurité. On peut donc se demander si l’Allemagne n’avait pas dans son histoire une plus grande expérience du risque en matière de maladies respiratoires, ce qui expliquerait le plus grand nombre de lits. Le plus grand nombre de maladies respiratoires dans les pays occidentaux est apparemment lié à la pollution industrielle. C’est peut-être une tout autre raison, bien évidemment.

L’explication par l’expérience, ce que l’on appelle souvent en sociologie la décision « l’événement marquant » associé à une crise, semble avoir joué pour Taiwan, Hong Kong et Singapour qui avaient déjà subi plusieurs attaques virales depuis 2003, notamment avec le SRAS, et donc qui ont compris beaucoup plus vite l’importance à accorder au dépistage, à la traçabilité, au confinement, à la limitation de la mobilité et au port du masque. Cf. l’article du New York Times international du 16 mars 2020 « Here’s how they curbed coronavirus » Voilà comment ils ont freiné le coronavirus.]

Cependant, et c’est là que l’article devient intéressant par comparaison avec tous les débats que nous avons eus et que nous avons encore en France, puisque l’on retrouve les mêmes débats en Allemagne. Le président de l’institut Robert Koch, responsable de la prise en charge des épidémies en Allemagne, pense que « nous sommes seulement au début de l’épidémie […] la façon dont elle va se développer est une question ouverte. » Il est donc possible que la courbe de l’épidémie en Allemagne soit un peu en retard par rapport à celle de l’Italie, de l’Espagne et de la France. [Cette affirmation fait débat. C’est donc bien d’une controverse qu’il s’agit, comme nous sommes maintenant habitués à en voir en direct sur les médias en France, et cela rentre dans notre apprentissage de ce qu’est la science.]

Certains médecins et chercheurs pensent qu’il est très peu probable que l’Allemagne se retrouve dans une situation semblable à celle de l’Italie alors que d’autres pensent que le taux de décès peut grimper à toute vitesse. Ces derniers jours il est passé de 0,48 % à 0,72 %. Certains pensent même que le système de santé pourrait être surchargé dans peu de temps. De nombreux hôpitaux et docteur alertent sur le manque de matériels vitaux comme les masques et les équipements de protection. « Un article publié par plusieurs associations de médecins mercredi prédit qu’il est probable que dans une très courte période les ressources en soins intensifs ne seront pas suffisantes en Allemagne pour traiter tous les patients en dépit de la construction récente de nouvelles capacités d’accueil. » « Le pire n’est peut-être pas à venir écrit Anna Sauerbey, mais il y a peut-être une leçon que l’on peut tirer de l’expérience de l’Allemagne. Ne comptez pas vos avantages — ou vos data — trop tôt. » (ma traduction).

Conclusion : En quoi cette analyse, qui est faite pendant que l’histoire est en train de se réaliser et donc sans que l’on sache quel sera le futur, nous informe sur un danger méthodologique qui est de penser que le futur est écrit. C’est une illusion d’optique. Pour faire vite on entend aujourd’hui de « façon affirmative » alors que tout est incertain vu l’inconnu de l’immensité de la propagation du virus entre décembre 2019 et janvier 2020 à partir de Wuhan en Chine, que le gouvernement ou « pire » les « sachants », comme si l’ignorance était une qualité, ou comme si tout le monde savait tout sur tout, n’a pas été assez vite, ou est intervenu trop tard, ou fait n’importe quoi, tout cela pouvant être vrai, sauf qu’on ne peut pas savoir aujourd’hui.

Dans quelques semaines, dans quelques mois ou dans quelques années une fois que l’on aura la solution du problème, de ce qui est pour le moment une énigme, certains partiront du point d’arrivée, du résultat final, ou du moins ce que l’on pense être le résultat final, et iront chercher dans le passé tous les éléments qui conduisent en « droite ligne » à ce résultat final pour conclure qu’il est bien ou qu’il est mal, en oubliant qu’au moment des prises de décisions les informations étaient contradictoires, qu’il y avait des controverses entre experts, que le phénomène était exceptionnel, ce que Nassim Nicholas Taleb appelle Le Cygne noir (2010, en anglais), l’événement inattendu qui contredit toutes les séries longues, et donc que tous les possibles étaient ouverts et que rien n’était écrit. Et pourtant avec le temps on trouvera aussi qu’une partie des décisions était ancrée dans le jeu social, dans les jeux d’acteurs et dans leurs contraintes. Si le pire n’est pas certain, l’incertain est sûr.

Paris, le dimanche 29 mars 2020

 

 

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