2018 02 D.Desjeux, Temps de consommation, temps politique, interview par Jean Wattin-Audouard

2018 02, Entretien avec Dominique Desjeux, par Jean Wattin-Audouard Le Bulletin de l’ilec, n° 470

La demande de ralentissement est-elle partagée par tous ?

Dominique Desjeux : Y a-t-il vraiment une aspiration à ralentir ? Certes, les média s’en font l’écho dont la très intéressante revue de Jean-Louis Servan-Schreiber, ceux qui s’adressent surtout aux classes moyennes supérieures, tendance bobo. On y parle de slow food, de ralentissement, de méditation, de jeûne. Pour autant, cette demande de ralentissement est-elle partagée par l’ensemble de la population ? Sur le plan des opinions, l’Obsoco, l’observatoire de la consommation dirigé par Philippe Moati, doit, par ses enquêtes, abonder dans ce sens. Mais, il me semble que cette aspiration n’est pas uniquement liée à ces clivages sociaux, elle relève aussi d’effets de cycles de vie. Entre 20 et 30/35 ans, on tend plutôt vers le slow, on souhaite moins travailler pour équilibrer vie professionnelle et vie familiale, et cette demande ne date pas d’aujourd’hui, comme on le laisse entendre mais remonte à une soixante d’années et traverse les générations mais on l’a oublié. Entre 35 et 55 ans (à cinq ans près), on est pris par le travail, la carrière, surtout si on a réussi. La demande de slow est donc faible sous peine de perdre son travail, de ne pas réussir sa carrière. Paradoxalement les ouvriers auraient le travail le moins stressant car bien cadré en termes d’horaires, de 8/9 h à 17/18 h, quand ceux des cadres sont très flexibles et sujets à stress et beaucoup de métiers ont des horaires décalés dans la journée. Puis à partir de 55 ans, la retraite approchant avec, certes des variations importantes, la demande de slow semble plus proche de pratiques réelles. La réponse à la question dépend juste des contraintes qui expliquent l’écart entre les aspirations éventuelles au slow et leurs mises en pratique.

Pourquoi l’aspiration à ralentir, a-t-elle commencé à se manifester à propos de l’alimentation ? Parce que l’alimentation cristallise toutes les inquiétudes ?

D.D. : Le slow food vient d’Italie et ce n’est pas innocent. Ce pays est de ceux, avec la Chine, la France et un peu moins l’Espagne, qui a une grande tradition culinaire. Ces pays ont une culture alimentaire forte. Le choc de la mondialisation, de la financiarisation, l’accélération des activités économiques et de la compétition internationale ont entrainé une demande de ralentissement devant la menace de voir disparaître des traditions dont celles portant sur l’alimentation. Au reste, on constate que le slow food n’atteint pas tous les pays, à commencer par ceux qui n’ont pas de tradition culinaire à défendre.

Cela ouvre-t-il la voie à une nouvelle commensalité ?

D.D. : Cela n’est pas certain. On peut observer une tension entre le repas, base de la commensalité et du lien social, et cela de tous temps et dans toutes les sociétés et les tentatives d’en limiter la place et le temps qu’on lui consacre. On observe en France, la peur de perdre la commensalité depuis une soixantaine d’année. On accuse souvent et à tort l’industrie agroalimentaire avec ses plats tout préparés qui diviseraient la famille. Or les enquêtes prouvent le contraire car au lieu d’avoir un plat commun on a une diversité de plats à la même table, les personnes mangeant ensemble, particulièrement au petit-déjeuner et au dîner, le déjeuner échappant à cette commensalité familiale pour une commensalité professionnelle. C’est donc davantage le danger perçu et non la réalité qui fait naître cette demande de nouvelle commensalité quand elle existe déjà.

Dans l’univers de la consommation, la lenteur est-elle toujours à raison associée à l’authenticité, au vrai ?

D.D. : Non même si les gens l’associent. Quand on compare ce qui est sain, authentique et gastronomique, on observe que l’on peut très bien avoir des produits agroalimentaires sains sans qu’ils soient gastronomiques car pas très bons et on peut aussi avoir des produits authentiques sans qu’ils soient sains, comme le manioc au Congo, par exemple, produit authentique mais très dangereux en raison de la présence d’acide cyanhydrique.

Y voyez-vous un lien entre vitesse et gaspillage ?

D.D. : Là non plus rien n’est moins sûr si l’on prend la filière pêche. Plus vite le poisson est congelé, moins on en gaspille que ce soit aussi bien au moment de la pèche qu’au moment où le client l’achète au magasin. Plus on aura été vite pour transporter le poisson plus il sera frais et bon. Il faut bien distinguer les représentations ou stéréotypes que les gens ont dans leur tête, à savoir que la vitesse crée du gaspillage et la réalité. Dans certains cas, oui, dans d’autres cas, non.

Quels autres domaines de la vie et des mœurs l’aspiration à ralentir pourrait-elle concerner ? On parle aussi de « slow tech »  ou « low tech » : un phénomène assimilable ?

D.D. : On retrouve ici l’effet cycle de vie avec la courbe de l’énergie. Etre 15 et 25 ans, on cherche quelle limite on peut dépasser pour dépenser son énergie, c’est le moment des extrêmes, drogue, jeu, moto, vitesse, sport extrême… On cherche les limites extrêmes de l’énergie. Entre 35 et 45 ans, on gère son énergie et à après on l’économise… L’effet cycle de vie conduit à ralentir quelque peu ! L’illusion de pouvoir tout gérer, tout faire, tout lire, tout dire, diminue avec l’âge. Dans le numérique on observe une demande de ralentissement car il y a trop de stimuli. C’est ce mécanisme de base qui conduit au slow. L’addiction concerne des personnes qui ont une demande plus forte de stimuli que les autres. Ainsi de la demande de discussions sur le mobile, les réseaux sociaux qui varie selon la plus au moins grande addiction des gens.

Conserver, stocker, se promettre un usage différé, est-ce une façon de contrôler le temps, de ralentir ?

D.D. : Oui, c’est sûr. L’histoire de la consommation depuis 10 000 ans le prouve. Les grands enjeux de l’agriculture portent sur le stockage et l’on observe un lien entre son importance et la nature du pouvoir politique plus ou moins concentré avec une maîtrise ou non du temps. Ainsi des cultures céréalières où il y a en général une récolte par an, il faut des greniers de stockage ; à l’inverse, en Afrique centrale où la culture est celle du manioc avec des récoltes fréquentes sans besoin de stockage, le pouvoir politique n’est pas centralisé. Même observation pour l’eau où le pouvoir est centralisé, autoritaire pour garantir l’accès de l’eau dans des régions arides quand celle-ci manque. Aujourd’hui, le grand intérêt du réfrigérateur est de libérer la femme de la contrainte de stockage, quand hier elle ne disposait que du garde-manger. Le réfrigérateur a, en partie, limité le gaspillage même si celui-ci existe en raison d’une mauvaise gestion des aliments. Le réfrigérateur demeure pour les femmes un outil de gestion du stockage. Mais là aussi, le cycle de vie intervient quand les personnes plus âgées, à la retraite, n’ont plus la contrainte de faire de grosses courses qui nécessite du stockage et qui fait gagner du temps. Le temps se libère ce qui permet d’acheter des légumes et à revenir au vrac. Mais cela demande de nouvelles compétences sensorielles, pour acheter, et culinaires pour des légumes dont la cuisson a été oublié et donc de plus de temps. Il y a encore soixante ans, tout était à base d’énergie animale et humaine. Aujourd’hui, l’énergie électrique a libéré la femme. Pour autant, tous ces mouvements à base de slow ont pour conséquence de reporter sur la femme tout le travail dont elle s’était libérée. C’est le modèle « Landru » ou le retour de la femme au foyer. Le temps n’est alors plus positif pour elle puisqu’elle va passer plus de temps à éplucher les légumes. Le retour du slow food n’a pas que des avantages.

Le cycle de consommation des produits durables (ex. téléphones mobiles, voitures…) est-il de plus en plus court ?

D.D. : On parle, ici, de l’obsolescence des produits, dite programmée ou non dont je ne suis pas sûr qu’elle le soit automatiquement. L’obsolescence est souvent causée par la baisse des coûts, avec comme effets immédiats, la moindre résistance des produits en raison de matières premières de moins bonne qualité. Il n’y pas ici la moindre conspiration des industriels. En compétition avec d’autres entreprises dans un marché de masse, ils sont conduits à trouver un équilibre entre prix et qualité. Si on veut rendre vers une consommation plus économe et faire durer plus longtemps les produits on est contraint de trouver un autre business model fondé sur la robotisation et l’intelligence artificielle avec des incidences négatives sur l’emploi. Comment concilier maintien de l’emploi et développement durable. La solution est d’autant plus urgente que sans consommation économe les risques de guerre sont très importants du fait de la compétition pour l’accès limité aux matières premières.

Prendre le temps avant d’acheter, pour prendre conscience de nos véritables besoins, est-ce compatible avec le digital, qui favorise plus que jamais l’achat d’impulsion ?

D.D. : Je pense qu’il y a plus d’achats de routines que d’impulsion. On peut, avec le portable augmenter les achats d’impulsion par des stimuli mais de manière générale les gens sont raisonnables. Pourquoi font-ils des listes, ce n’est pas seulement pour ne pas oublier tel ou tel article, c’est aussi pour limiter les achats, ne pas dépenser plus que prévu. Beaucoup de gens sont sous contrainte de pouvoir d’achats. Mais cela peut dépendre du type de produit : ainsi un grand consommateur de livres pourra, sur Internet, être porté à acheter plus. On peut être slow pour certains produits et pas slow pour d’autres. Le même individu peut être très conservateur dans certains cas et pas du tout dans d’autres cas. Tout dépend de ses priorités sur lesquelles vont s’exercer les stimuli publicitaires.

Ce que le marketing appelle « expérience [du] client » serait-il une tentative d’arrêter le temps qui passe, à quelque chose à quoi le consommateur s’identifie ?

D.D. : L’expérience client est un anglicisme qui a beaucoup de succès depuis quelques années. Le mot expérience est plus fort que celui, ici utilisé. Il signifie compétence acquise sur la durée, il est synonyme de vécu. Dans certains cas, comme le montre très bien Olivier Badot avec Leroy Merlin, la distribution transforme certains lieux en récits, avec une scénographie, au cours desquels le client vit un moment fort, une expérience. Je ne sache pas que dans les supermarchés où dominent les achats routiniers, l’expérience client soit très « enchantable ». Plus de 70 % des clients n’ont pas envie de faire des courses et le supermarché n’est pas le lieu idoine pour les mises en scène. L’expérience client qui « enchante » ne fonctionne que dans certains types de magasins et d’activités.

 

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