(English translation at the end of the French article)

Trump est investi le 20 janvier 2025.
Le 3 février 2025, le prix Nobel d’économie Paul Krugman écrit sur son blog que le nouveau secrétaire au Trésor américain, Scott Bessent « a donné à des associés d’Elon Musk […] un accès aux ordinateurs du département du Trésor qui contrôlent l’infrastructure financière du gouvernement fédéral, ceux qui effectuent les paiements aux contractants, aux travailleurs, à tout le monde […] Si c’est réellement le cas – et des personnes sérieuses affirment que ça l’est – alors nous avons peut-être déjà vécu ce qui s’apparente à un coup d’État du XXIe siècle. Il n’y a peut-être pas de char dans les rues, mais le contrôle effectif du gouvernement a peut-être déjà échappé aux mains des élus. »
Le 7 février 2025, Robert Reich, ancien secrétaire d’État au travail sous Clinton, classé à l’aile gauche du parti démocrate, dénonce aussi sur son blog un coup d’État. Le 14 février il ajoute : » « L’ingérence d’Elon Musk dans la machine gouvernementale fait partie du coup d’État. Musk et ses rats musqués n’ont aucun droit légal de s’introduire dans le système de paiement fédéral ou dans tout autre système de données sensibles qu’ils envahissent, pour lequel ils continuent de collecter du code informatique.
Tout concourt à démontrer que la mainmise de Musk à travers le Département de l’Efficacité Gouvernementale (DOGE) relève d’une tentative de coup d’État, mais sous une forme qui diffère de celles que nous avons connues dans l’histoire depuis Jules César, en passant par le Chili, les printemps arabes ou la tentative du groupe Wagner en Russie en 2023.
En mai 1972, j’assiste à Madagascar à la montée d’un grand mouvement social qui entraine le départ du président Tsiranana et l’arrivée au pouvoir de militaires qui ne l’avaient pas vraiment demandé. Le point important est que ce coup d’État fait suite à une grande mobilisation populaire qui demande et obtient le départ du Président en place à l’inverse de la prise du pouvoir numérique et politique par Elon Musk, comme si l’échec de l’occupation du Capitole mené par Donald Trump le 6 janvier 2021 avait servi de leçon pour ne pas recommencer les erreurs de cette première tentative de coup d’état manqué. Avec Elon Musk, le peuple est absent.
C’est un coup de force libertarien en faveur des plus riches, contre l’aide aux plus pauvres et contre les régulations du « deep state », « l’État profond », qui empêche les riches d’être innovant. Il est pourfendu par Donald Trump, par le fondateur de PayPal, Peter Theil dans son livre de 2014, « De Zéro à un » et de tous ceux qui ont une vision conspiratoire du pouvoir. Il participe du courant libertarien exposé par Ayn Rand dans son roman La grève, publié en 1957. Dans ce livre elle raconte l’histoire d’entrepreneurs qui font la grève pour faire tomber l’État fédéral et montrer que ce sont les entrepreneurs qui doivent diriger la société. Comme le dit le héros John Galt : « je suis le premier à avoir refusé de me considérer comme coupable de ma compétence [de chef d’entreprise]) (p. 1201). Dans son roman, c’est le chemin de fer qui est le moteur de l’économie, en écho à ce que Mark Twain a appelé par dérision « The gilded age », l’âge plaqué or, entre 1870 et 1900.
C’est l’époque de Rockefeller pour le pétrole, Carnegie pour l’acier, McCormick pour les machines agricoles, Dupont de Nemours pour la chimie, Vanderbilt pour le chemin de fer, Morgan pour la banque et du darwinisme social autour de la pensée d’Herbert Spencer. Pour ces chefs d’entreprise, « L’inégalité sociale reflète l’inégalité naturelle » comme le rappelle Pierre Gervais en 2024 dans son livre, les États-Unis 1860 à nos jours. Carnegie affirmait, comme Musk aujourd’hui et une partie des leaders de la Silicon Valley, « que les nouveaux millionnaires comme lui-même sont seuls capables d’organiser la production et la gestion des richesses, et que la grande masse doit se contenter de leur obéir aveuglément. » (p.30). Les entrepreneurs du 19e, John Galt dans la grève et le trio Trump-Musk-Vance se réclament de la même idéologie de l’entrepreneur roi, des plus riches qui s’opposent à la démocratie et aux contrepouvoirs. C’est un coup d’état qui remet en cause toute la construction des États-providence, tout particulièrement en Europe, considérés comme des obstacles à la liberté, l’innovation et le progrès.
Il manque aussi l’armée. Quand Jules César franchit le Rubicon en 49 avant notre ère, il est appuyé par une légion. Il avait derrière lui huit autres légions stationnées en Gaule. C’était un coup d’état populiste qui permet au peuple de Rome de recevoir du blé et pour une partie des plus pauvres de recevoir des terres, comme le rappelle Raphaël Doan en 2019 dans son livre « Quand Rome inventait le populisme ». Avec Musk, pas de militaires, pas de chars, pas de mitrailleuses lourdes, pas de drones, pas d’aviation, mais une équipe de geeks informatiques, mais peut-être pas aussi compétents que l’on aurait pu le croire si on se réfère aux informations du samedi 15 février sur les failles du système DOGE…
Au lieu d’occuper le siège du gouvernement, le Parlement ou certains ministères, ou des casernes ou des hangars de stockage de munitions, ou le bâtiment de la télévision ou les aéroports, comme j’ai pu l’observer dans de nombreux coups d’état à Madagascar et au Congo, dans les années 1970, il lui suffit d’occuper un ministère, le Trésor, et de contrôler son informatique, sous le regard bienveillant du Président élu. En étant numérique, sans peuple, sans contrôle parlementaire, au moins à court terme, sans armé, mais soutenu par les plus riches, c’est un coup d’État peu cher et donc reproductible dans d’autres pays, tout en plaçant les États-Unis au seuil d’un régime autoritaire qui fonctionne grâce à un contrôle numérique total des populations comme en Chine.
Il est donc à l’opposé d’un coup d’état populiste puisqu’au lieu de redistribuer à la plèbe, Elon Musk commence par geler tous les financements de l’USAID. Il fait déplacer une partie des magistrats ou des fonctionnaires qui menaient des enquêtes sur ses entreprises. Il se sert lui-même. C’est une méthode d’accaparement des richesses qui est proche de celle des oligarques russes après la chute du mur, de l’armée chinoise après 1949 ou des militaires algériens après l’indépendance.
Il renoue aussi avec le maccarthysme qui s’est développé aux États-Unis entre 1950 et 1954 pour dénoncer tous ceux qui étaient supposés être communistes ou des espions de l’Union soviétique. Le vocabulaire pour dénoncer les fonctionnaires et les financements de tout ce qui relève de la solidarité nationale n’en est pas très éloigné. Musk, comme le sénateur McCarthy, se livre à une véritable chasse aux sorcières de tous ceux qui participent au fonctionnement de l’État providence et à la mise en place de régulation pour protéger les populations.
En supprimant le deep state et ses régulations « intempestives », il favorise le clientélisme politique. Donald Trump promet d’augmenter les droits de douane, mais comme le rappelle Paul Krugman dans le New York Times du 25 novembre 2024 : « Trump a imposé, en 2016, des droits de douane importants au cours de son premier mandat, et de nombreuses entreprises ont demandé des exemptions. Qui les a obtenues ? Une analyse statistique récemment publiée a révélé que les entreprises ayant des liens avec les Républicains, tels que mesurés par leurs contributions à la campagne de 2016, étaient significativement plus susceptibles (et celles ayant des liens avec les Démocrates moins susceptibles) de voir leurs demandes approuvées. »
Ce faisant il renoue avec une tradition américaine, le « système des dépouilles » (« spoil system ») qui au début du XIXe siècle permettait aux élus américains de récompenser ceux qui les avaient soutenus financièrement. La plupart des responsables politiques du gouvernement ne sont pas nommés sur leurs compétences, mais sur leur attachement à Trump.
Tout ceci montre au final les nouvelles logiques technosociales antidémocratiques qui permettent à un petit groupe de libertariens autoritaires déterminé de s’emparer sans grande difficulté, au moins pour le moment, des sommets stratégiques de l’État. L’inconnu est la capacité de réaction des États démocratiques, aux États-Unis, en Europe ou ailleurs face à cette menace mondiale.
2025 02 The Strange Digital Coup of Trump-Musk-Vance, by Dominique Desjeux, Anthropologist
Trump is inaugurated on January 20, 2025.
On February 3, 2025, Nobel Prize-winning economist Paul Krugman writes on his blog that the new U.S. Treasury Secretary, Scott Bessent, « has given associates of Elon Musk […] access to the Treasury Department’s computers that control the federal government’s financial infrastructure, the ones that make payments to contractors, workers, everyone […] If this is indeed the case—and serious people claim that it is—then we may have already experienced what amounts to a 21st-century coup. There may be no tanks in the streets, but effective control of the government may have already slipped from the hands of elected officials. »
On February 7, 2025, Robert Reich, former Secretary of Labor under Clinton and positioned on the left wing of the Democratic Party, also denounces a coup on his blog. On February 14, he adds: « Elon Musk’s interference in the government machinery is part of the coup. Musk and his cronies have no legal right to infiltrate the federal payment system or any other sensitive data system they are invading, from which they continue to extract computer code. »
Everything suggests that Musk’s takeover through the Department of Government Efficiency (DOGE) constitutes an attempted coup, but in a form different from those known in history—from Julius Caesar to the Chilean coup, the Arab Spring, or the Wagner Group’s attempted coup in Russia in 2023.
In May 1972, I witnessed a major social movement in Madagascar that led to the departure of President Tsiranana and the rise to power of military leaders who had not necessarily sought it. The crucial point is that this coup followed a large-scale popular mobilization demanding and securing the President’s removal. In contrast, Elon Musk’s political and digital takeover resembles a refined lesson from Trump’s failed January 6, 2021, Capitol riot, avoiding the same mistakes. With Elon Musk, the people are absent.
This is a libertarian power grab favoring the wealthiest, opposing aid to the poor, and dismantling the regulatory « deep state » that prevents the rich from being innovative. This ideology is championed by Donald Trump, PayPal founder Peter Thiel in his 2014 book Zero to One, and all those with a conspiratorial view of power. It aligns with the libertarian philosophy described by Ayn Rand in her 1957 novel Atlas Shrugged, where entrepreneurs go on strike to collapse the federal government, proving that only they should govern society. As the novel’s hero, John Galt, states: « I am the first man who refused to regard it as guilt to be competent [as a business leader] » (p. 1201). In Atlas Shrugged, the railway is the economy’s backbone, echoing what Mark Twain mockingly called « The Gilded Age » (1870–1900).
This was the era of Rockefeller (oil), Carnegie (steel), McCormick (agricultural machinery), Dupont de Nemours (chemicals), Vanderbilt (railroads), Morgan (banking), and social Darwinism influenced by Herbert Spencer. As historian Pierre Gervais recalls in his 2024 book The United States 1860 to the Present, these industrialists believed that « social inequality reflects natural inequality. » Carnegie asserted, as Musk and some Silicon Valley leaders do today, that « new millionaires like himself are the only ones capable of organizing production and managing wealth, and that the masses should blindly obey them » (p.30). The 19th-century industrialists, John Galt in Atlas Shrugged, and the Trump-Musk-Vance trio all adhere to the same ideology of the entrepreneur-king—where the richest oppose democracy and its checks and balances. This coup challenges the very foundation of welfare states, particularly in Europe, which it sees as obstacles to freedom, innovation, and progress.
Unlike historical coups, this one lacks military backing. When Julius Caesar crossed the Rubicon in 49 BCE, he was supported by a legion, with eight more stationed in Gaul. His was a populist coup, providing Rome’s people with grain and land, as Raphaël Doan notes in his 2019 book When Rome Invented Populism. Musk’s coup, however, has no soldiers, no tanks, no heavy machine guns, no drones, no air force—only a team of IT geeks, who may not be as competent as one might think, given the reported vulnerabilities in the DOGE system on February 15.
Instead of occupying government buildings, Parliament, ministries, military barracks, munitions warehouses, television stations, or airports—as I observed in numerous coups in Madagascar and the Congo in the 1970s—Musk only needed to take over one ministry: the Treasury. By controlling its IT systems, under the watchful eye of an elected President, he executed a digital coup—one without public participation, parliamentary oversight (at least in the short term), or military force, but with the support of the wealthiest. This makes it a low-cost, easily replicable strategy in other countries, pushing the U.S. toward an authoritarian regime based on digital population control, similar to China.
Far from being a populist coup, Musk’s first move was to freeze all USAID funding rather than redistribute to the masses. He reassigned magistrates and officials investigating his companies and served his own interests first. This wealth grab mirrors the methods of Russian oligarchs after the fall of the Berlin Wall, the Chinese military after 1949, and Algerian generals post-independence.
Musk’s actions also revive McCarthyism, which gripped the U.S. between 1950 and 1954, targeting suspected communists and Soviet spies. His rhetoric against bureaucrats and state-funded social programs echoes that era. Like Senator McCarthy, Musk engages in a modern-day witch hunt against those upholding the welfare state and regulatory protections for citizens.
By dismantling the deep state and its « excessive » regulations, he fosters political clientelism. Donald Trump promises higher tariffs, but as Paul Krugman notes in the New York Times on November 25, 2024: « Trump imposed substantial tariffs during his first term in 2016, and many companies sought exemptions. Who got them? A recent statistical analysis found that firms with Republican ties (measured by their contributions to the 2016 campaign) were significantly more likely to have their requests approved, while those with Democratic ties were less likely. »
This practice revives an old American tradition: the « spoils system, » which in the early 19th century allowed elected officials to reward financial supporters with government positions. Most key government appointees under Trump are not chosen for their expertise but for their loyalty to him.
Ultimately, this reveals new anti-democratic techno-social dynamics that allow a determined group of authoritarian libertarians to seize strategic state control with little resistance—for now. The real question is how democratic states, in the U.S., Europe, and beyond, will respond to this global threat. (ChatGPT translation)