2025 02, D. Desjeux, Une stratégie impériale plurimillénaire : capter les richesses de la périphérie en faveur du centre

Le coup de force de Trump, Elon Musk, Vance, P Theil, J Bezos, M Zukerman, Heritage Foundation et bien d’autres fait écho à celui de l’empereur Constantin au 4e siècle de notre ère. En premier, il récupère l’or des temples du pourtour méditerranéen pour renflouer la monnaie romaine. La nouvelle monnaie, le solidus, permet de payer l’armée romaine sur les frontières à l’est pour protéger l’empire des menaces barbares. En même temps, Constantin remplace le personnel païen par du personnel chrétien. Ce faisant, il relance l’Empire romain qui était en pleine crise.

(sources  : Bruno Dumézil https://www.youtube.com/watch?v=rGg0SPUPnnA 

https://consommations-et-societes.fr/2023-10-dominique-desjeux-la-competition-entre-religionspour-controler-dans-limaginaire-les-incertitudes-de-la-vie-et-de-la-mort/)

L’exemple historique évoqué ci-dessus n’est pas à utiliser littéralement, ni terme à terme. C’est un exemple méthodologique qui permet de comprendre comment, en anthropologie, on se crée des points de repère quand on rentre dans un monde inconnu. On utilise des comparaisons et des analogies tirées de l’histoire ou de la diversité des espaces géographiques pour comprendre la logique de ce qui parait irrationnel d’un point de vue technique, scientifique, économique ou démocratique.

Chaque analogie n’épuise évidemment pas le réservoir des interprétations possibles. Cependant, si on lit des auteurs comme Peter Francopan (Les routes de la soie, 2017) ou Gabriel Martinez-Gros (Brève histoire des empires, 2014), on comprend que l’histoire du monde est constituée par la victoire puis l’élimination d’une série de centres politiques, économiques et culturels, c’est-à-dire les empires, qui en s’appuyant sur l’armée, le contrôle des voies de communication, le contrôle de l’énergie humaine (les esclaves) et animale, associée à la levée des impôts sur les paysans, s’accapare les richesses de la périphérie au profit du centre. C’est ce à quoi on assiste avec Trump, même s’il n’est pas le premier.

Le coup de force politique et numérique organisé par les libertariens autoritaires américains qui appuient ou s’appuient sur Trump renvoie pour une grande part à cette logique impériale brutale. La stratégie de Trump peut se ramener à trois grands leviers : capter les capitaux internationaux, contrôler les ressources minières stratégiques, déréguler au maximum suivant un principe libertarien tout en s’appuyant sur l’État, principe autoritaire.

En suivant l’économiste Federico Fubini (interview dans GrandContinent du 21 février 2025), il est confirmé que le talon d’Achille des États-Unis est sa dette. Il faut trouver tous les ans « 2 000 milliards de dollars supplémentaires en bons du Trésor ». En même temps, Trump a promis de baisser les impôts et donc de baisser les revenus de l’État, tout en maintenant bas les taux d’intérêt de la banque centrale pour ne pas faire monter le cours du dollar, ce qui jouerait contre les exportations américaines et la dette intérieure. Et ici, on comprend l’objectif stratégique de l’augmentation des droits de douane américains : « Les pays tiers ne pourraient éviter les droits de douane que s’ils s’engageaient à réévaluer leur monnaie par rapport au dollar et, en même temps, à investir dans de nouveaux titres de dette publique américaine à long terme, avec des échéances pouvant aller jusqu’à 100 ans. »

Federico Fubini ajoute que « les stablecoins émis aux États-Unis pourrait devenir les moyens de paiement alternatif à l’euro. » Cela reviendrait à remplacer l’euro par des dollars numériques. Nous ne sommes pas très loin du Solidus de l’empereur Constantin ! L’objectif de Trump est de rediriger l’ensemble des flux financiers internationaux de sa périphérie vers son centre grâce au chantage des droits de douane. Fubini pense que cette stratégie de coercition peut être appelée « doctrine Miran », du nom du « nouveau président du Council of Economic Advisors de la Maison-Blanche, Steffen Miran, l’un des hommes les plus proches du président et l’un des plus influents dans la stratégie des droits de douane. »

Son deuxième levier, qui relève d’une « extorsion mafieuse » comme l’écrit Amanda Taub, dans le New York Times International du 27 février 2025, consiste à faire chanter les pays qui dépendent du bouclier militaire américain : la sécurité contre vos matières premières, comme il le propose à l’Ukraine. Il fait de même pour le Groenland. Cette stratégie est pratiquement la même que celle qui est pratiquée par la Chine depuis une vingtaine d’années en Afrique et en Amérique du Sud. La Chine gage le financement d’un certain nombre d’infrastructures sur les richesses minières et agricoles des différents pays africains, comme l’ont montré Serge Michel et Michel Beuret dès 2008 dans La Chinafrique.

Contrôler le canal de Panama relève de la même stratégie de contrôle des flux commerciaux en faveur du centre américain. Dans ce domaine, il est fortement concurrencé par les Chinois qui ont développé plusieurs routes de la soie ferroviaires et maritimes.

Le principe général du contrôle des flux financiers et de matières premières sous forme brute ou transformée est de garantir la sécurité alimentaire, industrielle et commerciale du centre américain. Vae Victis, malheur aux vaincus.

Le dernier levier qui complète la captation des capitaux, celle des matières premières et de leur circulation est celui de la déréglementation et de la destruction de l’État profond (deep state), c’est-à-dire de l’État-providence d’un côté et de l’État qui régule les rapports de force à l’intérieur du marché pour limiter les monopoles. Des chefs d’entreprise comme Peter Thiel, fondateur de PayPal et proche d’Elon Musk, sont contre la concurrence et pour les monopoles des entreprises qui ont réussi (cf. son livre Zéro un, 2016)

La grande dérégulation lancée par Trump est la troisième de l’histoire des États-Unis. La première a eu lieu entre 1870 et 1900, à l’époque de ce que Mark Twain a appelé par dérision « l’âge du toc » dans son roman The gilded age. C’est l’époque des rois du pétrole, du chemin de fer, de l’acier et du machinisme agricole. L’idéologie dominante est celle du darwinisme social inspiré du philosophe britannique Herbert Spencer fondé sur une idée de base, celle de la sélection naturelle. Dans cette sélection naturelle, les entreprises jouent un rôle central. Ce sont elles qui doivent diriger la société. Les autres n’ont qu’à obéir.

Dans les années 1980, après une quarantaine d’années d’État interventionniste à la suite du New Deal mis en place par Franklin Roosevelt, c’est le retour de la dérégulation avec l’élection de Reagan soutenu par les libertariens.

À l’époque, il fallait capter la masse flottante des pétrodollars des monarchies pétrolières du fait de l’augmentation des cours du baril de brut suite à la crise pétrolière de 1973.

En 1983, l’économiste Guy Sorman, décrit La révolution conservatrice américaine de l’époque reaganienne. En 1988, dans une nouvelle préface, il écrit que le reaganisme « exalte les créateurs de richesses contre les rentiers, l’innovation contre la routine, l’individualisme contre l’autoritarisme […] Les années Reagan nous auront enseigné […] quelques leçons importantes, à contre-courant de la vulgate sociale-démocrate communément admise jusque-là, de part et d’autre de l’Atlantique : le capitalisme, loin d’être en crise, reste seul capable de générer l’innovation, les richesses et l’emploi. » Il conclut en disant que « l’administration Reagan n’a pas réussi à maîtriser les dépenses de l’État ; celui-ci continue donc à s’infiltrer dans tous les interstices de la société. Le déficit illustre ainsi un dysfonctionnement grave des institutions politiques américaines, entre la présidence et le congrès. Les parlementaires restent les maîtres absolus des dépenses qu’il multiplie par démagogie. »

Cette analyse est partagée par de nombreux libertariens. En 2025, Trump passe à une vitesse supérieure grâce à un coup d’État numérique qui met en place le DOGE animé par Elon Musk qui ferait presque passer Reagan pour un social-démocrate.

Cf https://consommations-et-societes.fr/2025-02-letrange-coup-detat-numerique-trump-musk-vance-par-dominique-desjeux-anthropologue/

C’est un coup de force qui a beaucoup de ressemblance avec la montée au pouvoir d’Hitler, sur la base d’un pouvoir autoritaire et d’une liberté donnée aux entreprises, telle qu’elle est décrite par Johann Chapoutot en 2025 dans son livre Les irresponsables : qui a porté Hitler au pouvoir ? En simplifiant fortement sa très riche démonstration, il montre que le parti d’Hitler était électoralement en perte de vitesse ou stagnait, même s’il restait bien le parti le plus important au Reichstag (39,48% des voix en janvier 1933 contre 41,12% en juillet 1932, sans compter, en 1932, des pertes de voix importantes dans de nombreux Länder). De plus, il était menacé d’une scission par le secrétaire général du parti nazi Gregor Strasser. Son avenir était donc très incertain.

Ce n’est que grâce au soutien d’une partie des banques, de l’armée, de la presse avec le magnat Hugenberg, et du monde industriel qu’Hitler a pu s’imposer, d’abord comme chancelier en janvier 1933, puis comme président et chancelier après la mort du président Hindenburg le 2 août 1934.

Le fond idéologique fait de darwinisme social est le même. « Dans la vie des individus, c’est toujours le plus fort est le meilleur qui s’impose. Il en va de même pour les peuples, » comme le déclarait Hitler dans un discours à des militaires. De son côté, le philosophe Carl Schmit critique l’étatisation de l’économie. Il inspire le chancelier Papen qui déclare qu’il faut « retourner au capitalisme, à l’économie privée, à la libre initiative de l’individu. ».

Le démantèlement de l’État fédéral américain passe par le licenciement de dizaines de milliers de fonctionnaires et par le remplacement de hauts fonctionnaires par des personnalités qui ont fait allégeance à Trump.

Pour parfaire le nouvel édifice politique, dès son arrivée pouvoir, Trump instaure toute une série d’interdits sur les mots comme « genre », « transgenre », « LGBT », « inclusion », « équité », « résilience climatique », et bien d’autres, qui limitent la liberté d’expression et de recherche. C’est la même technique de reconstruction de l’histoire et d’interdiction de mots « sensibles » que celle qui est appliquée en Chine où elle porte sur des termes comme Tibet, Taïwan ou Tiananmen. Les techniques de contrôle numérique sont aussi sophistiquées aux États-Unis qu’en Chine. En Chine c’est l’État et la police qui organise le contrôle. Aux États-Unis, ce sont les informaticiens privés qui en prennent le contrôle à travers le DOGE.

Une fois mise en évidence toute cette logique impériale de prélèvement des richesses de la périphérie vers le centre, il faut continuer à analyser le jeu des acteurs, les réactions des autres pays comme la Chine et l’Inde et se demander comment l’Europe peut éviter d’être tirée vers un rôle de plus en plus périphérique

Le blog de Robert Reich du 27 février 2025 montre déjà comment les acteurs réagissent au coupe de force

https://robertreich.substack.com/p/more-reasons-for-moderate-optimism?utm_source=substack&publication_id=365422&post_id=157937313&utm_medium=email&utm_content=share&utm_campaign=email-share&triggerShare=true&isFreemail=false&r=b2jjr&triedRedirect=true

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