2023 10, Dominique Desjeux, La compétition entre religions pour contrôler dans l’imaginaire les incertitudes de la vie et de la mort

Dominique Desjeux, Anthropologue, professeur émérite à l’université de Paris-Cité, Sorbonne SHS

Introduction

« Le marché des dieux », est la suite de toute une série de recherches que j’ai menée sur la façon dont les sociétés changent et donc sur les innovations au sens large, en France, en Europe, en Afrique, aux États-Unis, au Brésil et en Chine (1). Au départ, mon travail de recherche qui a duré une dizaine d’années cherchait à comprendre comment « l’innovation » chrétienne avait réussi à s’implanter dans le monde romain.

Par la suite, je me suis rendu compte qu’il fallait d’abord résoudre une autre énigme, celle du passage du « polythéisme » vers le « monothéisme », même si ces deux termes sont sujets à discussion. Je suis donc remonté, sans fil directeur précis afin de limiter ce que l’on appelle « l’illusion rétrospective » qui consiste à rechercher une cause première à partir du résultat final comme si l’histoire était linéaire et qu’il existait une cause première. C’est donc une méthode inductive qui m’a fait remonter le temps jusqu’à Aménophis IV, un « roi égyptien qui se donna lui-même le nom d’Akhénaton et fonda au xive siècle avant Jésus-Christ une religion monothéiste » (3, p. 18).

À travers ce parcours je redécouvre ce que j’avais observé à Madagascar entre 1971 et 1975, avec le retournement des morts ou Famadihana (2) et au Congo, entre 1975 et 1979, avec la « sorcellerie », une pratique magico-religieuse de gestion des conflits et des problèmes du quotidien dans les sociétés agraires. La religion et les croyances en général ne sont pas d’abord centrées sur un contenu théologique, mais recherchent avant tout à assurer la « sécurité sociale » des communautés nomades ou paysannes, à se protéger des malheurs du quotidien, de la maladie, des mauvaises récoltes, de la guerre et de la mort. Croire en la diversité des divinités dont chacune a une valeur spécifique de protection de tel ou tel malheur ou pour obtenir tel ou tel bénéfice est une pratique stratégique de minimisation des risques et tout particulièrement pour retarder le moment de la mort.

Les religions sont analysées ici sous l’angle de leur utilité sociale par rapport à la vie et à la mort. L’approche relève de ce que j’ai appelé une « anthropologie stratégique » ou comment les peuples recherchent les divinités les plus efficaces pour lutter contre les incertitudes de la vie. Le marché des dieux est l’expression d’une bataille permanente entre « cosmothéisme » (4) et monothéisme, entre inclusion et exclusion. Le passage du polythéisme au monothéisme ne suit pas une trajectoire linéaire et il est probablement toujours en cours tellement il est difficile de dissocier les dimensions magiques et efficaces des dimensions plus théologiques.

Pour illustrer ce passage, je montrerai que les grandes étapes de son évolution ont été scandées par « 5 » crises qui vont déclencher l’émergence du monothéisme entre -1 200 et +400 de notre ère avec l’arrivée de Yahvé qui donnera le judaïsme, puis de Jésus, lui-même issu du judaïsme, qui donnera à terme le christianisme à partir du milieu du 2e siècle de notre ère. Le processus d’innovation se fera donc à travers toute une série de crises qui favorisent l’émergence d’une nouveauté, d’une invention religieuse, puis de sa réception grâce bien souvent à une réinterprétation ou à une hybridation de son contenu :

1. La crise climatique et de l’économie du cuivre (15e-12e siècle avant notre ère) : au cœur du polythéisme, la rencontre avec Yahvé, un dieu des volcans à l’origine controversée.

2. La crise de la déportation à Babylone (6e siècle avant notre ère) : croisement entre une tradition égyptienne, le monothéisme zoroastrien, et la culture religieuse des Hébreux.

3. Les conquêtes d’Alexandre : la montée de la culture grecque (4e-1er siècle avant notre ère) ; l’unification culturelle de la Méditerranée, la langue commune grecque, les débats sur la circoncision, le prosélytisme et la résurrection des morts.

4. La destruction du Temple (en 70) : une tension entre deux stratégies de survie du peuple juif dont l’une se réfère au « rabbin jésus » qui est plutôt prosélyte, l’autre aux règles de vie de la Torah, suivant la tradition pharisienne d’Hillel à l’origine du futur Talmud. Les deux croient à une vie après la mort. Ces choix stratégiques vont faire que la population juive va passer de 5 ou 7 M à 1 M entre le 1er et le 7e siècle de notre ère.

5. La crise monétaire de l’Empire romain (4e siècle de notre ère) : l’institutionnalisation du christianisme.

Les innovations ne se limitent donc pas ici aux nouvelles technologies ou aux nouveaux médicaments. Elles concernent tous les domaines. Elles ne se limitent pas non plus au moment de l’invention, mais cherchent à comprendre leur diffusion et leur réception sous contrainte de situation, de réseaux sociaux et de jeux d’acteurs.

1. La crise du cuivre et l’émergence de Yahvé au cœur du monde « polythéiste »

Les Hébreux avaient probablement été en contact avec la culture « monothéiste » égyptienne, qui avait surgi à l’époque du pharaon Akhenaton au 14e siècle avant notre ère. Freud, dans son livre de 1939 (5), avait tenté de montrer que Moïse était un Égyptien et qu’il avait choisi le peuple juif pour lui transmettre la religion monothéiste d’Akhénaton. Aton est la manifestation du Dieu Soleil Rê, sous la forme d’un disque solaire. Pour Freud, cette croyance monothéiste est peut-être même originaire de l’est de la Méditerranée puisqu’aux 15e et 14e siècle l’Égypte est la puissance dominante, du Nil à la Mésopotamie. Du fait de ses conquêtes, l’Égypte peut avoir été influencée par la religion des pays conquis dont certains étaient monothéistes comme on le retrouvera au moment de l’exode de Babylone au 6e siècle avant notre ère. Cela confirme l’influence orientale des racines floues du monothéisme.

Toujours d’après Freud, « nul peuple de l’Antiquité [que les Égyptiens] n’a autant fait pour nier la mort, ne s’est donné tant de peine pour rendre possible une existence dans l’au-delà, et c’est la raison pour laquelle Osiris, le dieu des morts, le seigneur de cet autre monde, est le plus incontesté des dieux égyptiens. La religion judaïque ancienne, en revanche, a complètement renoncé à l’immortalité. […] Et ceci est d’autant plus remarquable que les expériences postérieures ont montré que la foi en une existence dans l’au-delà pouvait fort bien se concilier avec une religion monothéiste » (5, p. 83).

Jan Asseman (3) va poursuivre cette recherche en montrant le choc que cette religion monothéiste et exclusive, puisqu’elle affirmait qu’Aton était le seul vrai Dieu, avait produit dans la population égyptienne en perturbant tout son système de rituels, de croyances et donc de sécurité sociale. À l’inverse du monothéisme, les religions polythéistes sont cosmiques. Elles font référence au soleil, à la lune et aux différents éléments du cosmos. Elles sont internationales. Elles ne contestent pas l’existence des autres dieux. J. B. Agus précise même que, de son point de vue, « jusqu’à l’apparition de l’école prophétique au huitième siècle avant J.-C., les israélites étaient monolâtres, mais non pas monothéistes, c’est-à-dire qu’ils adoraient un seul Dieu, croyant que seul le Dieu d’Israël était le maître suprême, mais n’affirmaient pas l’existence de ce Dieu dans tout l’univers » (7, p. 12). Les crises qui ont suivi la mort d’Akhénaton, comme la peste, ont été « interprétées comme l’expression d’une terrible colère divine » (3, p. 54). Après le décès d’Akhénaton, toutes les traces de sa religion seront effacées. Il avait traumatisé les populations polythéistes qui s’étaient retrouvées sans protection face aux maladies et à la mort.

Tout ceci nous montre que le choix des divinités varie en fonction de l’évolution des configurations historiques.

Autour du 12e siècle avant notre ère, l’est de la Méditerranée assiste à l’effondrement des grands royaumes d’Égypte, d’Anatolie, de Mésopotamie et de la mer Égée. Cet effondrement serait dû, suivant l’historien Éric H. Cline (6), « à une période de sécheresse à la fin du xive siècle qui entraîna de graves crises agricoles et des famines », qui à leur tour entraînèrent une période « de guerres, de désordres sociaux et de vagues migratoires », sans oublier une épidémie de peste et surtout un effondrement brutal de l’économie du cuivre, un métal central pour la vie quotidienne, le commerce et la guerre.

L’économie du cuivre était jusque-là contrôlée par l’empire mycénien à partir de la mer Égée. D’après Nissim Amzallag (8), un chercheur non conventionnel, c’est le moment où les forgerons qénites, au sud de la mer Morte, vont prendre le contrôle de l’économie du cuivre. Ils révèrent une divinité du nom de Yahvé. Les Hébreux attribuent la puissance des Qénites à celle de leur Dieu. Ils vont donc adopter Yahvé sans abandonner pour autant le polythéisme, au moins pendant quatre ou cinq siècles. Le marché des dieux est en plein bouleversement.

La logique sociale de l’adoption d’une nouvelle divinité est que si un peuple est puissant c’est qu’il possède des divinités fortes. Il faut donc les adopter. Ces forgerons qénites avaient dans leurs dieux, un dieu nommé Yahvé. C’était donc un dieu puissant puisque le peuple qui l’adorait était puissant. Il va être choisi par les Hébreux entre le 10e et le 9e siècle avant notre ère. Ils étaient en train de construire deux nouveaux royaumes, avec David (דָּוד) au sud de la Palestine et Omri (-885 à -874) (עָמְרִי) au nord.

Certains des prophètes ont essayé de l’imposer comme un dieu unique autour du 6e siècle, époque de l’exil des juifs à Babylone et de la destruction du premier Temple de Jérusalem. Mais une partie des juifs qui était des agriculteurs polythéistes protestait. Comme pour les Égyptiens à l’époque d’Akhénaton, le monothéisme remettait en cause leur système de sécurité sociale, de bien-être, en supprimant la diversité des dieux qui garantissait d’avoir des divinités bien adaptées à chaque problème et notamment quant à la mort.

« Dans le livre du prophète Jérémie qui aurait été écrit pendant, ou un peu avant, l’exil de Babylone au 6e siècle avant notre ère, il est dit que les Juifs restés en Judée se plaignent de ne plus pouvoir adorer plusieurs divinités : “Mais depuis que nous avons cessé d’offrir de l’encens à la Reine du Ciel [une divinité populaire juive] et de lui verser des libations, nous avons manqué de tout et avons péri par l’épée et la famine” » (Jr 44,18) (8, p. 20). Les Juifs établissent un lien de cause à effet entre leurs malheurs et le fait de ne plus sacrifier à la « Reine du Ciel », une divinité du monde polythéiste.

Cette conception est très proche de la conception grecque d’avant la période hellénistique du 6e siècle avant notre ère : « Lorsque l’on met la main à la charrue pour commencer les travaux des champs, on doit prier Zeus et Déméter pour que les récoltes produisent des épis lourds et pleins » (8). Dans les mythologies grecques et romaines, chaque divinité est adaptée au lieu et aux problèmes à résoudre dans la vie quotidienne. On est proche des rituels chrétiens de rogations, des prières pour avoir de bonnes récoltes.

En se spécialisant sur un dieu, le monothéisme menace la diversité des dieux qui garantit la pluralité des solutions aux problèmes du quotidien, c’est-à-dire la sécurité sociale et donc le bien-être. Le choix entre « polythéisme » et « monothéisme » revêt bien une dimension stratégique. Pour donner du sens, une religion doit être efficace et utile.

2. La crise de l’exil, ou l’affirmation
du « monothéisme » juif : l’influence babylonienne

En -586, le roi babylonien Nabuchodonosor II détruit le premier Temple de Jérusalem. Il envoie en exil 250 000 juifs à Babylone. Ce chiffre est objet de controverse. C’était une pratique fréquente à l’époque de déplacer une partie de la population et de la remplacer par une autre. La religion des Hébreux va se trouver fortement influencée par la culture babylonienne. Les premiers textes écrits du Pentateuque ou de l’Ancien Testament des chrétiens datent de cette période.

Les textes de la Genèse évoquent la création du monde par un Dieu supérieur et reprennent le récit du déluge. Ils sont largement inspirés de l’épopée de Gilgamesh et de l’Enuma Elish babyloniens. « D’une façon générale, l’évolution des croyances que l’on voit apparaître dans les apocalypses est attribuée à des influences extérieures, parmi lesquelles l’influence babylonienne et celle du zoroastrisme perse sont le plus souvent citées. Ces questions délicates et fortement discutées laissent entrevoir une certaine perméabilité du judaïsme à des conceptions venues d’Orient et accueillies par des cercles judéens qui ne les jugent pas incompatibles avec les traditions reçues » (7, p. 25). À la suite de cette influence monothéiste, Yahvé devient dominant en Israël.

Petit à petit, la religion va s’organiser autour des prêtres du Temple de Jérusalem qui symbolise l’unité du peuple juif dont les frontières dépassent largement celles de la Palestine, originellement le pays des Philistins. À ce point de l’histoire, il est important de rappeler que les sources possibles du monothéisme sont diverses, qu’elles ont une origine orientale par rapport à l’ouest de la Méditerranée, que son développement n’est pas linéaire et qu’il cohabite régulièrement, de façon conflictuelle, avec le polythéisme. Les débats sur la croyance d’une vie après la mort vont se superposer à ces différents clivages.

3. La domination grecque au 4e siècle avant notre ère
comme facteur de diffusion du judaïsme :
diaspora, prosélytisme et langue commune la koinè (κοινή)

Plus tard, une diaspora juive se développe sur le pourtour méditerranéen et notamment à Alexandrie et à Babylone et, par la suite, à Antioche et jusqu’à Lyon, du 4e siècle avant notre ère jusqu’au 1er siècle de notre ère. Elle représente un réseau social « pré-digital » grâce auquel se diffusera l’invention monothéiste.

« Je ferai de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne les extrémités de la terre », affirmait le prophète Isaïe, dès le 6e siècle avant notre ère. Une partie des juifs étaient donc prosélytes bien avant les futurs chrétiens. D’après J. P. Agus « la conversion de tous les hommes et pas simplement du peuple juif fut alors affirmée comme l’espérance d’Israël » (Isaïe 49,6 ; Isaïe 56, 6-7) (7, p. 29).

La culture juive va se diffuser grâce à l’unification de la Méditerranée par Alexandre le Grand. La langue commune grecque, la koinè, l’équivalent de l’actuel globish global english ») servira à la diffusion de la culture juive, puis romaine et chrétienne. La Torah sera traduite en grec au troisième siècle avant notre ère et prendra le nom de Septante. Elle sera l’un des outils du prosélytisme auprès des « païens » hellénisants. Au 2e siècle avant notre ère émergent deux débats, l’un sur l’existence de la vie éternelle, qui dépasse la seule justice rétributive sur terre du livre de Job, l’autre sur la nécessité de la circoncision.

La domination grecque des Lagides est une source de tensions et de révoltes chez les juifs, dont la plus connue est celle des Macchabées (2e siècle avant notre ère). Les Macchabées avaient été massacrés alors qu’ils respectaient le jour du Seigneur. Face à cette contradiction du juste puni, émerge l’idée qu’il existe une vie éternelle au-delà de la mort, et donc qu’il est possible d’enchanter les souffrances sur terre par l’espoir d’un au-delà meilleur.

Autour du deuxième siècle avant notre ère, la pratique grecque des gymnases se diffuse en Israël. Les athlètes sont nus. Les Grecs se moquent du gland dénudé des juifs et leur interdisent les gymnases et les bains. Une partie de l’élite juive va donc cherche à dissimuler sa circoncision (9).

Convertir les païens, remettre en cause la circoncision, croire en la vie éternelle après la mort sont déjà des débats en cours avant le premier siècle de notre ère, celui de l’arrivée de Jésus.

4. La pluralité des courants du judaïsme sous la domination romaine

La vie publique de Jésus, qui deviendra Jésus-Christ après sa mort, a été courte. Elle a duré deux à trois ans, dans les années 30 de notre ère. Son histoire se confond avec celle du monde juif de son époque. La prédication de Jésus est encastrée dans celle des courants juifs du Ier siècle dont celui représenté par Hillel, un sage, un rabbin, dont on sait peu de choses, mais qui vécut de -70 à +10 de notre ère. « Pas plus que les autres rabbins, Hillel ne développe de théorie sur le sort de l’âme après la mort. Il ne possède qu’une foi profonde : ce monde-ci n’est pas le seul, il existe un “monde à venir” » (11, p. 79). Jésus est proche de cette idée à l’inverse des saducéens proches des prêtres du Temple. De même qu’au « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », de Hillel, fait écho la phrase de Jésus : « fait à autrui ce que tu voudrais qu’on te fasse » (Matthieu 7, 12 ; Luc 6, 31) (11, p. 99).

La prédication de Jésus que l’on retrouve dans les Évangiles, eux-mêmes écrits 40 à 70 ans après sa mort, s’inscrit dans la continuité de la Torah. Un des textes significatifs de cette continuité est le « Notre Père » des futurs chrétiens. Il est inspiré de la prière du matin et du soir, le Shema Israël, « Écoute, Israël » et du Kaddish, une louange à Dieu souvent utilisée, aujourd’hui, pour les enterrements, comme le rappelle Didier Long (12).

La compétition sur le marché des dieux est particulièrement forte en Israël, entre les pharisiens, les saducéens, les zélotes et les esséniens, si l’on suit l’historien juif du 1er siècle, Flavius Josèphe. Jésus souhaitait redonner à la religion juive sa pureté originelle, comme beaucoup d’autres prophètes avant et après lui. Il ne souhaitait pas créer une nouvelle religion. Un penseur juif du 18e siècle, Moses Mendelssohn (1729-1786) qui s’intéresse au Nouveau Testament, conclut que « sa lecture des Évangiles le convainc que Jésus n’a jamais voulu créer une religion nouvelle ni abroger la loi de Moïse » (11, p. 87).

Et pourtant, Jésus peut tout à fait être considéré comme « l’inventeur » du christianisme puisque sa prédication va servir de justification à l’innovation religieuse en train d’émerger entre la fin du 1er siècle et le 4e siècle de notre ère.

5. La destruction du deuxième Temple en l’an 70 de notre ère :
un enjeu de survie pour le peuple juif

À la suite du décès de Jésus sur une croix, son frère Jacques « le juste » s’installera à Jérusalem pour diriger la communauté des juifs qui se réfère à Jésus. L’apôtre Pierre se chargera de transmettre les paroles de Jésus auprès des juifs de la diaspora et Paul de Tarse, un pharisien qui n’a pas connu Jésus, se consacrera aux « païens ». Il est la principale « personnalité mobilisatrice » de la diffusion du message de Jésus.

Il est parmi ceux qui sont conscients que le message juif est difficile à transmettre à cause de la kashrout[1] et de la circoncision. Il propose donc de simplifier « l’offre religieuse » aux populations « païennes » ou « gentils », en introduisant une « innovation de rupture » par la suppression de ces deux rituels. Il rentrera en conflit avec les juifs « orthodoxes ».

Pour Agus, « il y avait deux écoles de pensée en faveur de l’utilité de lever ou d’abaisser les barrières entre les juifs et les gentils. Avant la destruction du Temple de Jérusalem, en 69 de notre ère, l’école intensément nationaliste de Shamaï triompha des modérés Hillélites et fit adopter un certain nombre de préceptes qui rendirent très difficiles les rapports sociaux entre les juifs et les non-juifs. Dans cet esprit, les gentils furent déclarés des corrupteurs ; leur pain, leur lait, leur huile et leur vin furent prohibés » (7, p. 68). Les tensions étaient déjà très fortes entre les différents courants du judaïsme. Les trois successeurs de Jésus meurent avant l’an 70. Le courant prosélyte juif aurait pu disparaitre et le christianisme ne jamais naitre.

Or, un « cygne noir », un événement imprévu, la révolte des zélotes contre les Romains, entraîne la destruction du Temple en l’an 70. La fin de la caste des prêtres du Temple relance la question de la survie de l’unité du peuple juif et donc de celle de la stratégie à suivre pour ne pas disparaitre. Face à la menace de disparition, les juifs élaborent deux stratégies de survie opposées.

La première est celle du courant rabbinique qui est en train d’émerger à partir des enseignements du rabbin Hillel. Ce courant sera à l’origine de la mise en place progressive des 613 prescriptions tirées de la Torah. Après la destruction du Temple, un rabbin pharisien, disciple du rabbin Gamaliel, lui-même disciple de Hillel, Johanan Ben Zakkaï, réorganise la religion juive à partir de la ville de Yabneh. Il n’avait pas pris part à la révolte des zélotes contre les Romains qui l’autorisèrent donc à reconstituer le judaïsme.

La deuxième est celle des « judéo-chrétiens ». Ils soutiennent qu’il faut s’ouvrir au monde païen, et donc « élargir le marché des dieux », pour parler en langage moderne, pour que la religion juive se développe et ne disparaisse pas. Ils se réfèrent au « rabbi » Jésus, qui deviendra Jésus le Christ, en grec, le Messie, en hébreux, ressuscité.

Comme l’écrit Mireille Hadas-Lebel, « de tous les courants qui ont agité le judaïsme au premier siècle, les seuls qui aient subsisté sont ceux qui sont issus de Hillel et de Jésus ; tandis que les disciples de Jésus fondent le christianisme, le courant pharisien, qui a survécu à la catastrophe de 70, affirme avec insistance qu’il perpétue l’enseignement de Hillel » (11, p. 106).

Le courant judéo-chrétien se développe au sein des synagogues qui sont installées tout autour de la Méditerranée. Elles jouent le rôle de « plateformes » logistiques de diffusion du monothéisme. Comme l’écrit Maurice Sachot, « au moment où le christianisme va émerger, l’institution synagogale peut en effet être considérée comme l’institution la plus importante du judaïsme, dans la mesure où c’est elle qui, comme rite et comme parole, structure le peuple juif en son entier. Par cette institution, il faut entendre la réunion qui, chaque sabbat, rassemble les membres de chaque communauté juive, qu’elle soit villageoise en Palestine ou population de quartier en diaspora » (1998, p. 332). Au premier siècle de notre ère, l’institution synagogale d’un rituel va se transformer en un lieu.

Les juifs prosélytes, les futurs chrétiens, entrent en conflit avec le courant rabbinique qui petit à petit les expulse des synagogues depuis la fin du 1er siècle à la dernière révolte juive de bar Kokhba en 135, comme le rappelle Jacques Giri dans un livre exceptionnel par la qualité de ses recherches sur Les nouvelles hypothèses sur les origines du christianisme, page 328 (14).  Ils vont créer leurs propres lieux de culte qui deviendront les églises. Ils vont de plus en plus utiliser le grec pour leurs propres textes. Ils s’éloignent de l’araméen et de la lecture en hébreux des textes sacrés. Ils deviennent petit à petit la « Grande église », celle qui regroupe les chrétiens d’origine grecque. Cela n’empêche pas qu’ils seront eux-mêmes persécutés régulièrement par les autorités romaines qui trouvent que ce monothéisme est une véritable superstition (superstitio) et donc un danger pour l’empire.

Après la destruction du Temple, la population juive passe de 5 à 7 millions, soit à peu près 8 % de la population de l’Empire romain, à 1 à 2 millions en 500 ans, les chiffres variant en fonction des sources. Sa survie est donc bien en jeu. Maristelle Botticini et Zvi Eckstein expliquent que quand le Temple est détruit le leadership religieux passe des saducéens qui ont disparu avec le Temple aux pharisiens. Ils seront à l’origine du judaïsme rabbinique « dont la norme principale est d’exiger de tout homme juif qu’il lise et étudie la Torah en hébreux et envoie ses fils, dès l’âge de six ou sept ans, à l’école primaire ou à la synagogue pour apprendre à le faire » (14, p. 157).

Mais à l’époque, la population juive est paysanne. Le coût de l’éducation est trop élevé pour elle, car elle a besoin des enfants pour cultiver les champs. Ceux qui n’envoient pas leurs enfants à l’école deviennent des parias dans leur communauté. Les juifs vont donc choisir la religion la plus proche et la moins contraignante, c’est-à-dire le courant juif prosélyte qui se réfère à Jésus.

Depuis l’apôtre Paul, le courant prosélyte juif se propose de simplifier les règles du judaïsme en supprimant les interdits alimentaires et la circoncision. Un seul rituel, le baptême, remplace les nombreux rituels de purification par l’eau. Il n’est pas demandé d’aller à l’école ce qui rend « l’offre de service » plus économique que celle du judaïsme rabbinique, tout en proposant un avenir meilleur grâce à la résurrection. C’est donc une innovation qui simplifie la vie quotidienne en faisant baisser la charge mentale liée aux règles et enchante la vie après la mort.

Cette compétition sur le marché des dieux a conduit à une diminution drastique de la population juive. Au 7e siècle, au moment de la mort de Mahomet, en 632 à Médine, la population juive avait diminué de 80 %. Elle est concentrée à 75 % en Mésopotamie, à l’est de la Méditerranée. Elle a quitté la campagne pour aller dans les nouvelles villes comme Bagdad en pleine expansion grâce aux Omeyyades (14, p. 661-750). Ils vont occuper les métiers qui demandent de savoir lire et écrire. La thèse de Maristelle Botticini et Zvi Eckstein est que « dans un monde peuplé d’illettrés – car tel était le monde du premier millénaire –, la capacité de lire et écrire des contrats, des lettres commerciales et des livres de comptes en utilisant un alphabet commun donna aux juifs un avantage comparatif sur les autres peuples ». Finalement, les juifs amélioreront « leur statut grâce au développement de l’islam et des villes liées à l’islam » (14, p. 3330).

La simplification des rituels qui fait baisser la charge mentale des pratiquants et le faible coût d’apprentissage de la nouvelle croyance expliquent pour une part le succès de l’innovation monothéiste chrétienne dans l’ouest de la Méditerranée à partir du 2e siècle de notre ère.

6. La crise monétaire de l’Empire romain, une opportunité pour les chrétiens

Finalement, le courant chrétien qui s’est séparé de ses origines juives va s’institutionnaliser au 4e siècle de notre ère grâce à une alliance avec l’empereur Constantin et à la crise monétaire qui secoue l’Empire romain. En 313, l’empereur Constantin publie « l’édit de Milan » qui fait du christianisme une religion licite au même titre que le judaïsme. Le « paganisme » cesse, de fait, d’être la religion officielle.

En devenant chrétien, l’empereur Constantin se donne le droit de « confisquer tous les trésors de métaux précieux des temples païens », puis de les fondre « pour fabriquer une nouvelle monnaie, le Solidus qui permettra de payer les soldats » comme l’explique Bruno Dumézil (15, 2015). Les chrétiens deviendront une sorte d’administration de substitution. Il ne reste plus à Constantin qu’à unifier tous les courants religieux chrétiens pour créer un « standard », le Credo de Nicée qui favorise la diffusion de l’innovation chrétienne. Il se termine sur une promesse d’enchantement avec cette affirmation : « J’attends la résurrection des morts, et la vie du monde à venir. »

Pour se diffuser, le christianisme a intégré dans ses pratiques une partie des pratiques « païennes » de lutte contre les malheurs du quotidien : « Jérôme, comme Augustin, autre Père de l’Église du début du 5e siècle, déclare que “mieux valait le culte des saints à la manière païenne que pas de culte […] À terme, des images saintes de Jésus et de Jean-Baptiste d’abord, puis celles d’autres personnages et, de préférence, des peintures des saints et des anges, décoraient aussi les murs [des églises]” (16). Les Églises répondaient aux demandes de “guérison mentale ou physique”, aux demandes de “conseils personnels” ou de “châtiment des méchants”. De nombreux objets d’origine païenne comme les cierges, les clochettes, l’eau bénite qui protège des maladies et favorise les récoltes, ont été conservés » (16, p. 92). Tous ces objets « magiques » donnent au christianisme une base populaire qui va favoriser son développement ultérieur.

Ouverture

Toutes ces pratiques ont à voir avec la vie, la protection, la maladie et la mort. Les religions se sont développées, semble-t-il, parce que les hommes avaient besoin de se protéger contre les incertitudes et les risques du quotidien. Encore aujourd’hui, le retournement des morts sur les hauts plateaux malgaches, le culte des ancêtres en Chine ou les pèlerinages religieux sont des pratiques ou des rituels qui permettent de renouer l’alliance entre les vivants et les morts ou les divinités. Sur le marché des dieux, les divinités qui gagnent sont celles qui promettent la meilleure sécurité sociale.

Cela reste toujours vrai aujourd’hui sous la forme notamment de ce que l’on désigne comme « populisme », souvent soutenu par des mouvements religieux charismatiques. Il reflète l’insécurité des classes populaires comme depuis toujours.

Bibliographie

(7) J. B. Agus, 1961, L’évolution de la pensée juive. Des temps bibliques au début de l’ère moderne, Payot.

(8) Amzallag Nissim, 2020, La forge de Dieu. Aux origines de la Bible, Cerf (édition numérique).

(4) Assman Jan, 2007, Le prix du monothéisme, Aubier (2003, en allemand).

(3) Assmann Jan, 2001, Moïse l’Égyptien, Flammarion, coll. « Champs Histoire ».

(14) Botticini Maristelle, Eckstein Zvi,2016, La poignée d’élus. Comment l’éducation a façonné l’histoire juive. 70-1492, Albin Michel, édition numérique (2012, en anglais).

(6) Cline Eric H., 2016, 1177 av. J.-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée, La Découverte/poche (2014, en anglais).

(9) Desjeux Dominique, 2022, Le marché des dieux, PUF.

(1) Desjeux Dominique, 2018, L’empreinte anthropologique du monde. Méthode inductive illustrée, Peter Lang.

(2) Desjeux Dominique, 1971, Un retournement des morts à Madagascar [https://vimeo.com/842400476?share=copy].

(15) Dumézil Bruno, 2015, « Les invasions barbares », conférence du 21 mars ; en ligne sur YouTube : [http://bit.ly/Dumezilinvasionbarbares].

(5) Freud Sigmund, 1939, L’homme Moïse et la religion monothéiste, Gallimard, coll. « Folio Essais » (édition de 1993).

(17) Jacques Giri, 2015, Les nouvelles hypothèses sur les origines du christianisme, Karthala (édition numérique)

(11) Hadas-Lebel Mireille, 1999, Hillel, un sage au temps de Jésus, Albin-Michel, coll. « Espaces libres », (édition de 2022).

(16) MacMullen Ramsay, 2011, Christianisme et paganisme du 4e au 7e siècle, Perrin (1996, en anglais)

(10) Mimouni Simon Claude, 2007, La circoncision dans le monde judéen aux époques grecques et romaines, Peeters.

(12) Long Didier, 2011, Jésus de Nazareth, juif de Galilée, Presses de la Renaissance.

(13) Sachot Maurice, 1998, L’invention du Christ. Genèse d’une religion, Odile Jacob.


[1] Code alimentaire juif, casher.

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