Le futur a toujours correspondu à un environnement incertain depuis les débuts de l’humanité. L’incertitude était fondamentalement climatique et variait en fonction des périodes de refroidissement ou de réchauffement. Il fallait se loger, se nourrir par la chasse, la cueillette ou la pêche, et se loger en fonction des contraintes de l’écosystème. Comme le rappelle le philosophe Philippe Grosos dans La première image (2023), en citant le jésuite Pierre Teilhard de Chardin dans Le phénomène humain (1955), « l’homme est entré sans bruit [dans l’histoire] ». Il a appris à s’y retrouver, par apprentissage tâtonnant, en bricolant, il y a peut-être 7 millions d’années avec le passage à la bipédie, ou encore il y a 3 millions d’années avec les premières pierres taillées, ou encore peut-être il y a 465 000 ans avec la domestication du feu, ou encore avec l’art pariétal réalisé par Sapiens il y a 45 000 ans BP (avant aujourd’hui) en Indonésie à 40 000 BP en Europe selon Philippe Grosos.
Un des moyens de composer avec l’avenir était de rechercher dans les signes du présent les indicateurs du futur, grâce à des formes sans cesse renouvelées de divination et en multipliant les divinités protectrices du foyer, comme l’évoque Le marché des dieux (Dominique Desjeux,2022).
Toutes les activités se faisaient à base d’énergie humaine, animale, éolienne, hydraulique, solaire ou avec le feu. Comme le rappelle Jean Marc Jancovici dans la bande dessinée Le monde sans fin (2021), un travailleur de force « peut fournir entre 10 et 100 kilowatts-heures d’énergies mécaniques par an », soit, pour faire vite, l’équivalent d’un esclave. Cela veut dire qu’il faudrait aujourd’hui dans les pays développés autour de 600 esclaves par personne pour fournir tous les biens de consommation que l’on trouve dans l’espace domestique, soit des milliards et des milliards d’êtres humains que l’on serait incapable de nourrir. Maitriser les bioénergies nécessaires à la reproduction du groupe, que ce soit pacifiquement ou par la conquête guerrière, était au cœur du fonctionnement des sociétés humaines, des chasseurs-cueilleurs aux sociétés urbaines préindustrielles.
Tout a basculé au milieu du XVIIIe siècle au moment où l’Angleterre est devenue le nouvel empire mondial, après avoir vaincu la France à la suite de la première « guerre mondiale » de 7 ans (1756-1763), quand son économie se retrouvait menacée par une trop forte progression démographique. Elle a dû compenser les hectares qui lui manquaient pour nourrir sa population par le nouvel usage d’une énergie fossile, le charbon, et une nouvelle source de matières premières pour ses vêtements, le coton américain, comme le rappelle l’historien américain Kenneth Pomeranz dans son livre Une grande divergence (2010, en français).
Aujourd’hui, l’homme est plus bruyant et craint de sortir de l’histoire du fait d’une transformation dangereuse de la planète. Il fait entendre son inquiétude face au réchauffement climatique, aux inondations, aux périodes de sécheresse et aux tremblements de terre dont l’origine était autrefois attribuée aux dieux et au mauvais comportement des hommes. De nos jours, les malheurs du monde sont attribués à de nouvelles divinités, le « néolibéralisme », si on est à l’Ouest, la « démocratie » si on est à l’Est, et plus généralement aux « gros » qui tirent les ficelles associées à toutes les théories conspirationnistes que les hommes se réinventent siècle en siècle, depuis la « sorcellerie » dans les sociétés paysannes comme je le rappelle en 2018 dans L’empreinte anthropologique du monde, jusqu’aux Illuminati (1785 en Bavière), au « protocole des sages de Sion » (1903 en Russie) et au film « Hold up » en 2020, une vidéo « négationniste » de la crise sanitaire. La multiplication des « fake news » est l’indicateur d’une angoisse profonde face à un futur inconnu et perçu comme menaçant. Pour un anthropologue qui a exploré de nombreuses cultures et d’univers aux logiques différentes, le futur est devenu le Nouveau Monde exotique à explorer, un monde sans point de repère et où les apprentissages se font, pour une part, en aveugle.
Ce futur est d’autant plus perçu comme menaçant, qu’entre 2008 et 2023, soit en moins de 15 ans, on a vu se développer 6 crises mondiales, monétaires en 2008, sociales en 2019 avec les gilets jaunes, associés à la montée des populismes aux États-Unis, au Brésil, en Hongrie ou en Russie, sanitaires en 2020, logistiques en 2021, militaires en 2022 et tout cela sur fond de crise climatique. Quels qu’en soient les effets, les crises nous obligent à nous adapter, mais sans oublier qu’il y a des acteurs qui y perdent et d’autres qui y gagnent, comme on l’a vu pour le secteur pétrolier ou celui des transporteurs de containers dont les bénéfices ont été importants.
La crise de la Covid 19 de 2020 a ouvert une nouvelle période d’apprentissage suite à trois mois de confinement. L’élément clé du confinement a été l’arrêt quasi total de la mobilité pour plus de 60 % des Français qui étaient soit en télétravail soit en chômage technique. Nous nous sommes retrouvés face à une « crise inhabituelle », ce qui est le propre d’une crise, et donc face à un futur où la capacité à apprendre en improvisant devenait stratégique. De plus, la cause de la crise est un microbe au comportement lui-même imprévisible. L’économie était devenue hémiplégique avec une moitié de son activité paralysée, pendant que l’autre moitié était devenue sédentaire et limitait sa consommation à celle du logement. Le nouvel enjeu s’est traduit par un oxymore : planifier l’improvisation, un écho au célèbre « double bind », une injonction contradictoire, « soyez créatif ».
La crise de la Covid 19 de 2020 a été particulièrement intéressante pour comprendre, à une échelle macrosociale, le rôle de contrainte que jouent les crises dans le déclenchement des processus d’apprentissage observés à une échelle microsociale, celle des jeux d’acteurs dans l’espace domestique comme nous l’avons observé avec Charlotte Sarrat en 2020 (https://consommations-et-societes.fr/wp-content/uploads/2020/10/2020-10-16-CONFINEMENT-TEXTE-INTEGRAL-DESJEUX-SARRAT.pdf).
Les membres de la famille ont pris conscience de la dépendance énergétique dans laquelle chacun était engagé. Ils ont appris à organiser autrement leur système logistique d’approvisionnement domestique. Ils ont découvert un nouveau rapport au travail et une nouvelle organisation de l’espace du logement, de la mobilité et du bureau professionnel avec le télétravail.
Le confinement a été un déclencheur d’apprentissage. Il a supprimé sans préavis toutes les aides humaines qui allaient de soi comme les grands-parents, la cantine, ou la nounou. Il a imposé aux ménages français une double contrainte : limiter leurs courses à une ou deux fois par semaine tout en doublant le nombre de repas journaliers.
Les membres du ménage ont dû apprendre à mieux gérer leurs pratiques d’achat nécessaire au fonctionnement du foyer, notamment pour les produits alimentaires. Il a fallu réinventer les étapes de l’itinéraire d’acquisition, de consommation et de remise en circulation des biens nécessaire au fonctionnement des ménages.
Il a fallu apprendre à réaliser des commandes numériques par Internet. Celle-ci comprenait autant des moments d’énervement dus aux bugs que des phases de fluidité. Avant il avait fallu choisir les produits sur catalogue et composer une liste collective, non sans tension, ce qui n’est pas sans rappeler les ajustements à réaliser avec l’arrivée d’un enfant, décrite par Elsa Ramos et Sandra Villet.
La phase suivante est celle de la mobilité vers le magasin. Les déplacements étaient limités et bien souvent à pied et donc avec une faible capacité de contenu des sacs de course. En même temps, s’est mise en place la livraison, c’est-à-dire la nouvelle organisation logistique de transport des produits chez le consommateur sur la base d’une bioénergie, le vélo. Ensuite vient celle du stockage des produits dans l’espace domestique grâce au réfrigérateur, au congélateur, aux étagères ou au jardin en fonction des situations, pas toujours choisies, de chacun pendant le confinement. C’est une des phases qui sera la plus stratégique en termes d’apprentissage. Puis vient la transformation par la cuisine et le réapprentissage pour beaucoup des pratiques culinaires, suivies par la consommation pendant les repas. L’itinéraire logistique se termine avec la vaisselle, la gestion des déchets et la conservation des restes dont une partie était habituellement remise en circulation entre les membres de la famille grâce à des boîtes (Tupperware). Hors période de confinement, de nombreux récipients circulaient donc avec des restes de nourriture à emporter chez soi. Cette circulation était une des formes invisibles de maintien du lien social. Avec le confinement toute la circulation des restes est bloquée. Il a donc fallu apprendre de nouvelles formes de liens sociaux, comme les « e-apéros » à distance, et en même temps à gérer les stocks de produits alimentaires, les restes des repas et à moins jeter.
Les ménages ont été confrontés à un double système auquel ils n’étaient pas toujours habitués : gérer les produits à rotation rapide comme les produits laitiers ou les jus d’orange, d’un côté, et, de l’autre, les produits à rotation lente comme le vinaigre ou l’huile. En même temps il fallait gérer les produits à conservation courte, les légumes frais ou les restes, et ceux à conservation longue comme les produits secs ou les plats cuisinés mis au congélateur. Un des enjeux a été de limiter le gaspillage pour ne pas dépenser trop puisque le budget des repas a pu doubler pour certaines familles. Beaucoup cherchaient à réaliser des repas « équilibrés », le terme de repas équilibrés pouvant renvoyer dans la pratique des personnes interviewées à des repas à base de légumes, ou à des repas avec entrée, plat et dessert, ou encore à des pizzas avec des salades. Il fallait enfin faire plaisir à tout le monde, ce qui ne va pas toujours de soi.
Ce double système de rotation et de conservation dépendait à la fois des négociations dans le logement entre les membres du foyer et en même temps de la consommation de chacun. Certains produits pouvaient partir plus vite qu’avant le confinement comme les yaourts, ou au contraire laisser plus de restes comme certains plats cuisinés, d’autres avec des pâtes, ou encore des tartes ou des salades.
Suite à la perte de mobilité, il a donc fallu apprendre à gérer les restes, ce qui a permis à certaines familles d’improviser des repas plus libres où chacun pouvait manger les restes qui lui plaisaient, le vendredi soir par exemple. Une partie des familles ont appris à acheter des légumes frais, de la viande, des produits laitiers, des boîtes de conserve, des plats tout préparés ou des féculents dans un lieu commercial en présentiel ou en distanciel sans faire de gaspillage alimentaire en fonction de leur capacité à bien ou mal gérer ces stocks. La diversité des pratiques variait en fonction du fait que les consommateurs étaient seuls ou plusieurs, dans un espace restreint ou large, avec ou sans contrainte de pouvoir d’achat.
Ils ont aussi découvert plus ou moins explicitement ce que l’on peut appeler « l’électro-dépendance ». En effet le système de consommation domestique aujourd’hui dépend de l’usage de très nombreux objets « électrodomestiques ». Il y en aurait, en moyenne, une centaine par ménage, comme le rappelle une enquête de Gaétan Brisepierre et de Mathilde Joly Pouget pour l’ADEME en 2020, depuis les écrans pour la télévision, le téléphone, l’ordinateur, la tablette, ou les jeux vidéo, en passant par le four, la machine à laver le linge ou à laver la vaisselle, le chauffage, les ballons d’eau chaude, les objets connectés, les brosses à dents électriques, jusqu’aux objets de la conservation comme les réfrigérateurs et les congélateurs. Leur fonctionnement dépend de l’approvisionnement en énergie électrique. Il suffit d’imaginer les problèmes que poserait une panne de courant de plusieurs jours ou de plusieurs semaines. On retrouve ici une partie de nos 600 esclaves.
La perte de mobilité et la concentration des activités ont aussi fortement augmenté la charge mentale d’une partie des femmes, notamment celles qui avaient des enfants. Le confinement a ainsi implicitement permis de réinterroger l’actuelle division sexuelle des tâches entre homme et femme ou entre générations pour les courses, la cuisine, les enfants, le ménage, la vaisselle, le linge, le jardin, le bricolage ou les tâches administratives dans l’espace domestique.
La bonne ou la mauvaise répartition des tâches détermine l’importance de la charge mentale qui pèse directement sur chaque acteur et tout particulièrement sur les femmes quand elles gèrent l’ensemble du système d’approvisionnement. Classiquement il existe quatre stratégies de minimisation de la charge mentale et d’optimisation de l’énergie humaine : la routine, la planification et l’improvisation. Avec le confinement, la quatrième qui consiste à déléguer une partie des tâches à la famille ou à une aide extérieure est rendue impossible. Certains hommes ont appris à participer au partage de la charge mentale et d’autres non.
Le confinement a aussi confirmé l’émergence d’un nouveau modèle d’organisation des ménages, le « hub domestique digital », à base d’énergie électrique (cf. https://consommations-et-societes.fr/2017-02-d-desjeux-les-metamorphoses-du-consommateur-producteur-distributeur-theconversation/). Il concerne la partie « informatisée » des Français. Il existe aussi dans d’autres pays, notamment en Chine où il est encore plus développé, notamment pendant le confinement : comme dans les anciennes sociétés paysannes, le logement, pendant le confinement, ou après suivant les cas, concentre dans un même lieu les fonctions de production (télétravail professionnel ou scolaire, faire la cuisine, faire pousser des légumes dans le jardin, bricolage et aménagement de la maison) ; d’échange (plate-forme de e-commerce neuf ou d’occasion, comme le montrent le succès Vinted et la reprise du Bon Coin après le confinement ; de consommation [les repas] ; de loisirs avec les soirées séries à la télévision ou en streaming, les jeux vidéo et les pratiques sportives. On a assisté à une forte progression des ventes des jeux de société, des tapis de yoga, du bricolage pendant le confinement.
À y regarder de près, la période de crise à mis à jour notre forte sensibilité à la continuité de l’approvisionnement énergétique. Elle a aussi été spécialement créative sous contrainte de perte de mobilité et tout particulièrement avec le télétravail [2021-2022, enquête non publiée, avec Alain Bourdin et Malgorzata Patok].
Celui-ci a été l’analyseur d’une nouvelle forme d’apprentissage du rapport au travail et de nouvelle gestion du brouillage des frontières entre vie professionnelle, vie privée et vie intime. Le télétravail est passé de 7 % au début de 2020 à près de 40 % pendant le confinement. Il concernerait aujourd’hui 25 % des salariés, plutôt cadres et dans le tertiaire, auxquelles il faudrait ajouter des professions indépendantes ou intérimaires, ce que l’on appelait dans les années 2000, les « SOHO » [Small Office Home Office : petit bureau, bureau à la maison]. C’est ce modèle qui s’est pour une part généralisé en introduisant une plus forte nomadisation des lieux de travail entre le bureau, la voiture ou les transports en commun, la résidence, les lieux de coworking et les bureaux chez les clients pour les consultants par exemple. Ils correspondent probablement pour une part aux pavillons « péricentraux » décrits par Viviane Hamon et Lionel Rouget.
Cependant, le plus grand changement observé n’est pas tant le fait qu’il y a des frontières poreuses entre l’activité professionnelle et les activités domestiques. Depuis longtemps, on sait que ces frontières sont brouillées et que le bureau sert à gérer des problèmes domestiques comme certains travaux professionnels sont réalisés au domicile dans l’espace domestique, comme l’avait montré Anne Monjaret en 2011 dans « Ethnographier les liens entre travail et domicile : manières de traiter un questionnement [1970-2010] » [https://journals.openedition.org/sds/2076].
Ce qui est nouveau, c’est que le télétravail, en libérant un temps « libre » qui était dédié aux transports et dans certains cas aux réunions, a permis, à une partie des salariés, de réaliser un meilleur arbitrage entre les tâches domestiques et professionnelles. Les tâches domestiques peuvent être alors considérées comme des « tentations » au cœur du télétravail. Ceci explique, pour une part, pourquoi une partie des salariés ne veulent pas revenir au bureau à 100 %. Ils ont l’impression de ne plus avoir de « petits chefs » ou de « micro-management » qui les empêchent d’être flexible. Le télétravail peut donc à la fois faire baisser une partie de la charge mentale qui naît de la tension entre tâches domestiques et professionnelles, et en même temps produire un sentiment de solitude.
Le télétravail en augmentant fortement la flexibilité du rapport entre les deux mondes professionnels et domestiques, produit à son tour toute une série de représentations plus ou moins inquiètes par rapport à l’avenir. Certains ont peur de voir émerger de nouvelles formes de contrôle et de suivi du travail dans le logement ou encore sont inquiets face à l’émergence du nouveau modèle de travail nomade en train de se mettre en place, plus dispersé en termes d’espace, « multi-situé » pour reprendre l’expression des sociologues Djaouidah Séhili, Tanguy Dufournet et Patrick Rozenblatt. D’autres se demandent comment réinventer de nouvelles formes de confiance entre collègues, entre managers et équipe d’autant plus que la liberté est perçue, par certains cadres, comme une menace par rapport aux habitudes managériales des entreprises.
Cette flexibilité a été rendue possible grâce à Internet, à la montée en puissance des systèmes de sécurité informatique et à la continuité de l’approvisionnement en électricité, en partie d’origine fossile, mais aussi grâce à la forte créativité que les entreprises et les administrations ont développé pour déployer ce nouveau système de travail à distance.
Au final, la période de turbulence que nous sommes en train de traverser représente une grande opportunité en termes d’apprentissage, de créativité et de renouvellement de la façon de conduire ou d’aborder les changements nécessaires à notre survie au sens large. Cet apprentissage concerne autant les micros-changements de la vie quotidienne, que ceux de l’habitat ou de l’urbanisme, que ceux de la vie politique, des mouvements sociaux et des nouveaux modes de prise en compte des contraintes des acteurs en présence qu’ils soient agriculteurs, industriels, salariés ou usagers. Les crises sont les analyseurs des « ressorts du changement » [Gaétan Brisepierre, Claire Sophie Coeudevez]. Les contraintes en sont les déclencheurs. L’énergie en est le moteur. Les marges de manœuvre des acteurs se déploient dans ce cadre sous contrainte, mais en mouvement.