2021 09, Deux petites bourgeoises, note de lecture par Mazal Ankri

Deux petites bourgeoises (2021, Stock).  Voilà le titre du dernier roman de Colombe Schneck. Une auteure que j’aime.

Parce que ses livres me réveillent et me surprennent doucement, comme une main qui à l’aube, effleurerait mon front pour m’embarquer vers des voyages inattendus :  sur les traces de « L’increvable Monsieur Schneck » (2007, Stock), dans l’eau chlorée d’une piscine qui étanche les besoins d’amour (« La tendresse du crawl », 2020, Grasset), dans les univers new-yorkais habituellement hermétiques de Brooklin et de Park Avenue (« Nuits d’été à Brooklyn, 2021, Editions générales françaises)… A travers une minuscule lucarne, je découvrais sous la plume de cette auteure des histoires  de vies en formes d’enquête, insolites, discrètes, bousculées par l’époque, par ses petites et grandes histoires.

Me voilà donc plongée, comme dans une immersion sociologique parisienne à la fin du siècle dernier,  dans deux familles vivant dans des univers bourgeois parallèles et cultivant chacune l’entre-soi. Les habitants de ces deux bulles pourraient ne jamais se rencontrer, n’étaient la rive gauche, ses immeubles haussmanniens, ses lycées d’élites, ses boutiques, et toutes sortes de lieux investis de naissance par la grande bourgeoisie, mais accessibles – pour autant qu’on ait réussi suffisamment ses études et sa vie active pour y accéder et en intégrer les codes sociaux-.

Deux milieux différents et pourtant si proches. L’un affirmé français de souche, grand bourgeois par héritage, l’autre un rien culpabilisé, fraîchement embourgeoisé  par la force de la méritocratie républicaine, et l’accueil des réfugiés de la Shoah. L’un envoyant ses enfants socialiser dans les rallyes, l’autre pas, l’un soutenant Giscard, l’autre Mitterrand, l’un cultivant un  côté catho Rive Gauche pas trop tradi, l’autre juif intellectuel de gauche, croyant aux vertus de l’éducation 24/24.

On est loin du gouffre social entre les Lequesnoy et les Groseille, mais la différence de statut flotte dans les airs, telle une évidence invisible. Chez les héritiers, on s’affiche gentiment sûr de soi, de son histoire, de ses racines,  de sa villa à Saint Tropez qui n’est pas tout à fait située dans le bon quartier, mais on en serait presque fiers, car on se vit « pas snobs ».

Dans les deux bulles, on aime l’esprit germanopratin. L’argent n’est pas un problème. On va à l’Ecole Alsacienne. On peut s’acheter les dernières fringues à la mode du quartier. On part en vacances. A la maison,  les frigos ignorent la junk food naissante. Les mères prennent soin d’elles-mêmes. Elles ont des femmes de ménage et des gouvernantes . La « culture » et le « bon goût » vont de soi. On achète forcément les livres. On ignore superbement les centres commerciaux. On voyage. On dîne au Select.

Au-delà d’une description sociologique précise et sans indulgence, le roman nous parle de la force de l’amitié. Celle,  sincère, qui nait entre deux filles, issues chacune d’une de ces bulles, persuadées l’une et l’autre qu’elles mènent une vie normale. Par la subtilité de l’écriture de Colombe Schneck, on devine leur complicité, dans la légèreté comme dans les souffrances intimes.  Dans leur goût pour la mode, dans l’absence de compétition entre elles. Dans l’ignorance qu’un autre monde existe au-delà de Saint-Germain-des-Prés.

Seul bémol dans leur lien, leur différence de statut social. Elle est comme un tout petit caillou dans la chaussure d’Esther, la fille des nouveaux bourgeois de gauche, alors elle s’invente des souffrances pour se rendre plus intéressante, pense-t-elle, aux yeux de son amie Héloïse.

Puis la vie déboule. Les pères se barrent. L’un meurt. Les filles entrent dans la vie active. C’est le temps du désenchantement qui va fendre les bulles et punir les deux amies de leur insouciance heureuse.

Esther ne sera pas admise à Sciences  Po, elle a compris trop tard que ça ne tombait pas tout cuit . Mais c’est bon : elle sait faire un CV, elle a le réseau pour trouver les bons stages. Elle rit quand un collègue lui confie que son père est postier. Elle gardera une honte lancinante d’avoir pensé que c’était un métier ridicule.

Toutes les deux découvrent que oui, même elles, seront moins bien payées que leurs congénères masculins. Qu’il faut un paquet d’énergie et de résilience pour conjuguer durablement tous les rôles qui leur sont assignés. Que le statut social n’est pas le vaccin miracle contre les discriminations professionnelles, le machisme, le désamour, la santé qui fout le camp, la souffrance.

Alors elles n’ont plus envie de jouer leur partition, celle de filles de bonne famille, un bandeau sur les yeux, gentilles et obéissantes. Elles quittent leurs maris qui n’osaient pas les quitter. Elles se rebiffent au travail. Elles osent regarder en face les secrets de famille.

Seule leur amitié, si retenue qu’elles ont à peine conscience de sa  force,  résiste aux désillusions, au temps qui passe. Quand la maladie emportera  Héloïse, Esther comprendra l’ampleur de la perte de son double.

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