2021 05, à propos d’une analyse hors des sentiers battus de Philippe Goetzmann sur le retail, par Dominique Desjeux

Le podcast de Philippe Goetzmann fait 48′ et il presque trop court !

https://podcast.ausha.co/le-podcast-du-retail/26-philippe-goetzmann-consultant-en-strategie-et-conferencier-les-voix-dans-le-retail-on-ne-regarde-pas-assez-le

Son apport est stratégique. Il nous aide à raisonner et non pas à dire ce qu’il faut penser en termes « d’essence commerciale ».

Son raisonnement relève d’une « connaissance mobile ». Il fait varier l’analyse en fonction de deux échelles d’observation.

Il le fait d’abord à une échelle historiques macro-géographiques et démographiques. Il cherche les variables sous-jacentes qui explique le développement puis le recul des hypermarchés.

Il change ensuite d’angle pour décrire l’équilibre conflictuel qui s’instaure entre le « ratio de gestion » (la marge par les bas coûts au niveau central) et le « ratio de rotation » (la rotation des linéaires qui dépendent des choix des consommateurs au niveau local), cela dit de façon simplifiée. C’est l’échelle des jeux d’acteurs en situation, et non plus celle des variables sociétales, celle des tensions entre les centrales d’achat et les directeurs de magasin, la bataille permanente entre le standard qui permet de baisser les coûts et l’agilité qui permet d’optimiser les zones de chalandises locales.

Sans porter de jugement de valeur, Philippe Goetzmann se propose d’expliquer le succès du commerce indépendant dans les années 2000 non pas par l’explication psychologique de l’entrepreneur agile et dynamique qui est peu explicative puisque les indépendants, il y a 20 ou 30 ans, étaient déjà présent comme entrepreneurs. A cette époque, ils se portaient moins bien que les grandes surfaces intégrées. Donc la variable n’est pas explicative puisqu’elle expliquerait deux résultats opposés.

Leclerc mis à part, il assimile le commerce intégré aux hypermarchés de Carrefour, Auchan et Cora qui se sont développés avec succès entre 1960 et la fin des année 1980 dans la partie dynamique en termes démographique et de développement de la classe moyennes des consommateurs, au Nord Est de la France sur un « axe » le Havre-Marseille, celui de la France industrielle des « Trente glorieuses ».

Autour des années 1980/1990, la dynamique se déplace, toujours à la louche, vers l’arc Atlantique, la méditerranée et l’axe rhodanien. L’axe Est, le Nord et la Loraine, se désindustrialise. En même temps les lois limitent l’essor des hyper marchés, de la loi Royer aux lois Raffarin.

La situation devient donc défavorable au commerce intégré organisé autour des grands hypermarchés. A l’inverse les indépendant plus agiles développent les supermarchés à la taille plus maitrisable.

Les hypermarchés intégrés sont à la peine non pas parce que leur formule est obsolète, mais parce que leur densité la plus forte se trouve dans les zones les plus paupérisées, à l’inverse des supermarchés des indépendant qui sont dans les zones dynamiques. Sur 15 à 20 ans la croissance démographique, et donc les parts de marché, peut être de 30% supérieure à celle des zones paupérisées.

Le changement sociétal crée une situation instable. En situation de crise il faut être agile. Ce qui faisait la force du commerce intégré et de ses centrales d’achat en fait sa faiblesse car la priorité donnée aux prix centralisés empêche de s’adapter à la situation locale.

Or la situation locale a évolué. Philippe Goetzmann reprend les thèses de Jérôme Fourquet sur la fragmentation française qui induisent une fragmentation des segments commerciaux qui demande à son tour de diversifier l’offre de linéaire non plus seulement de rempli les linéaires en fonction d’un prix bas ou d’une moyenne nationale. La moyennisation, le standard qui est valable en période stable devient contreproductif en période de transformation de la société.

Les indépendants qui pouvaient être moins compétitifs avant 1990, étant plus agile et contrôlant mieux leurs centrales d’achat, deviennent plus compétitif avec la période de crise qui commence dans les années dans les années 1992-1996. Ils privilégient le ratio de rotation sur le ratio de gestion. Ils privilégient l’adaptation à la diversité locale qui favorise la demande des consommateurs.

On comprend bien qu’il n’existe pas de bonne solution en soi en termes de ratio de gestion ou de ratio de rotation, ou d’être plus d’intégré ou plus d’indépendant, mais qu’en réalité c’est la tension entre les deux ratios qu’il faut gérer en fonction de l’évolution de la société et des variables sous-jacentes invisibles.

La contrainte de prix reste toujours présente. Cela explique la création du Star Drive d’Intermarché qui par certain coté recrée de l’intégration entre des magasins indépendants, comme le montre Philipe Goetzma   nn !

J’aurais juste une interrogation sur les conclusions de Jérôme Fourquet dont le livre l’Archipel français est tout à fait remarquable en termes de richesses de données. J’ai tout particulièrement été intéressé par les chapitres sur l’analyse des populations d’origines étrangères. Une partie de la nouvelle fragmentation peut se jouer autour de la déstructuration de l’église catholique, de la fin du parti communiste et de la montée de « nouveaux communautarismes ». En même temps il me semble que la société française a toujours été fracturées. Il suffit de penser à la France de La fin des terroirs d’avant 1914 décrite par l’historien américain Eugène Weber et qui rappelle que l’on parlait peu français en Bretagne, notamment, que les poids et mesures locales pouvaient varier d’une région à l’autre. Ce n’est pas la fragmentation qui est nouvelles mais les lignes de fracture de cette fragmentation, qui recouvrent les clivages de classes, de genre, de génération et de cultures religieuses, ethniques ou politiques, qui sont nouvelles, et qui demandent plus d’agilité dans les zones de chalandise, en politique et ailleurs…

L’approche stratégique mobilisée ici cherche d’abord à comprendre les effets de situation qui organisent les marges de manœuvre, les contraintes et les décisions des acteurs, la situation changeant en fonction des changements de société. Elle enrichie l’approche monocentrée sur l’individu, ses motivations ou sa sensibilité au prix ou sur les valeurs et les représentations des enquêtes d’opinion. C’est une approche inclusive et mobile.

Dominique Desjeux, anthropologue, professeur émérite à l’université de Paris, Sorbonne sciences humaines, consultant chercheur international

Paris le 20 mai 2021

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