2021 02 Trump, est-il un nouveau Messie dont ses partisans attendent la résurrection politique ?, Dominique Desjeux

Comment l’histoire peut nous aider à déchiffrer le présent : le sociologue américain a développé son idée de « dissonance cognitive » dans son livre « L’échec d’une prophétie » en 1956. Cette dissonance rappelle de l’échec du messie Jésus, au moins pour ceux qui souhaitaient renverser la domination romaine, au premier siècle de notre ère, comme les « extrémistes » zélotes. Trump utilise aussi un langage messianique en disant « I’ll will there with you », « je serais parmi vous » le 6 janvier 2021 avant le lancement de l’attaque contre le Capitole. Les « proud boys », les « oath keepers »[9] ou les « boogaloo »,[10] rappelle les zélotes non sur le contenu idéologique mais sur leur pratique révolutionnaire et apocalyptique associé à l’idée de purification.

Cet extrait du livre que je suis entrain de rédiger sur le christianisme comme innovation, avec une lecture anthropologique stratégique, propose un rapprochement qui peut aider à faire des hypothèses sur les suite inattendues du mouvement trumpiste.

La désillusion messianique : une dissonance cognitive qui conduit au prosélytisme

Après la mort de Jésus, le Messie ne revient pas au moins pour ceux qui l’attendent pour chasser les romains. Face à cette désillusion, une partie des membres qui suivaient Jésus vont quitter la communauté.

Paradoxalement, pour les autres, la solution trouvée pour mettre fin à la dissonance cognitive qui naît de l’écart entre l’espoir fantasmé du retour du Messie et la réalité de son non-retour, va être celle du prosélytisme (προσηλυτος, qui à l’origine désigne un étranger dans un pays, en grec ancien).[1]

Ce mécanisme est expliqué 2000 ans plus tard par Leon Festinger et ses collègues dans leur livre L’échec d’une prophétie. [2] .  Il est peut être mobilisable pour comprendre la suite du trumpisme et des mouvements complotistes.

L’enquête de Leon Festinger décrit un groupe du Michigan, aux États-Unis, dans la région des Grands Lacs, qui croyait à l’arrivée d’un Déluge qui « était censé engloutir la cité à l’aube du 21 décembre [dans les années 1950], mais les adeptes croyaient qu’ils seraient sauvés avant le cataclysme. Ils attendaient les soucoupes volantes chargées de ramasser les élus et de les transférer soit sur d’autres planètes soit dans des refuges désignés par les tuteurs. » Cependant les soucoupes volantes ne sont jamais arrivées alors que plusieurs fois leurs venues avaient été annoncées, ni l’inondation. À chaque fois leur absence avait créé une immense déception, ce que Festinger désigne du terme de « dissonance cognitive », c’est-à-dire un écart entre les attentes et les possibilités de les réaliser.

Un des exemples de dissonance cognitive, mais dans ce cas sans prosélytisme, nous en est donné par la fable de La Fontaine « Le renard et les raisins ». Le renard voulait manger des raisins mais quand il s’aperçut qu’ils étaient trop hauts pour les attraper, il déclara qu’ils n’étaient pas mûrs, résolvant ainsi la dissonance cognitive entre son désir et sa capacité à l’assouvir. La fable aurait été écrite par l’écrivain grec Ésope au sixième siècle avant notre ère, puis repris par Phèdre un écrivain du nord de la Grèce au premier siècle de notre ère (Wikipédia, le 1 février 2021). L’origine gréco-latine de la fable de La Fontaine confirme que la dissonance cognitive est un mécanisme ancien.

Cette discordance psychologique crée une très forte tension psychique. Le sujet va chercher à la réduire soit en abandonnant la croyance grâce à une sorte de retour vers la réalité, soit en se repliant sur lui-même et une petite communauté de croyants, soit à l’inverse en cherchant à diffuser la croyance, en devenant prosélyte, en pratiquant « l’art de l’intéressement » bonne. [3] L’augmentation du nombre de croyants l’aide à supporter la dissonance. Elle tend à disparaître grâce au sentiment d’appartenir à un groupe composé de très nombreuses personnes[4] : « le prosélytisme n’est, somme toute, qu’un moyen parmi d’autres pour étayer un système de croyances. »[5] Associé à la recherche de signes, de miracles, d’événements « surnaturels », elle permet de compenser l’échec de « l’attente messianique ». Le prosélytisme permet de réduire les souffrances qui naissent de la confrontation et de l’écart entre la réalité, les contraintes du jeu social et les aspirations des différent acteurs sociaux.

J’ai été très frappé par la ressemblance de l’histoire de la Pentecôte qui annonce le futur prosélytisme des juifs chrétiens, celle du déluge et de l’arche de Noé (les soucoupes volantes) de la Bible, influencé par l’épopée babylonienne de Gilgamesh, avec celle de la communauté du Michigan. À tel point que je me suis demandé si le scénario biblique et celui des Actes des Apôtres n’ont pas servi implicitement de « répertoire culturel », de modèle de gestion de la croyance et de la dissonance cognitive qui en découle.

Le messianisme du trumpistes américain : un exemple de dissonance cognitive moderne

Il est aussi possible de faire un rapprochement avec l’actualité américaine. En janvier 2021, 72 % des républicains attribuaient « la victoire du président Biden à une fraude électorale ».[6] Ils pensait que Donald Trump était capable de faire valoir ses droits et de retrouver son pouvoir, tel un nouveau Messie. Cette croyance, en partie organisée[7], va justifier l’attaque violente du Capitole le 6 janvier 2021. Elle rappelle l’histoire de l’apôtre Pierre qui avait levé son glaive pour défendre Jésus à la suite de son arrestation (Jn 18, 10). L’assaut contre le Capitole, et donc contre l’Etat fédéral, associé à un invisible « deep state » (Etat souterrain), est l’équivalent de l’empire romain. Cette croyance anti étatiste repose sur un fond libertarien proprement américain dont la philosophe romancière d’origine russe, Ayn Rand[8] en est une des plus célèbres figures.

Cette révolte urbaine menée par des groupes paramilitaires comme les « proud boys », les « oath keepers »[9] ou les « boogaloo »,[10] un mouvement apocalyptique américain, dont les pratiques sont équivalentes à celles des Zélotes, va être à la source d’une immense déconvenue. Trump n’est pas venu avec eux à l’intérieur du Capitole, comme Jésus qui ne s’est pas révolté au moment de son arrestation, alors que Trump avait dit en direct, visible sur CNN le 6 janvier 2021, « I’ll will there with you », « je serais parmi vous ». Une phrase quasiment chrétienne. Il leur faut gérer cette dissonance cognitive entre l’attente d’une victoire de Donald Trump contre l’Etat Fédéral et le démenti de la réalité. La suite de cette révolte augmente encore plus la dissonance puisqu’elle conduit à ce qu’une partie des leaders soient inculpés par le FBI.[11] Tout cela parait compromettre la résurrection politique de Trump.

On peut faire l’hypothèse que les « trumpistes » vont se diviser en plusieurs groupes, entre ceux qui accepteront l’élection de Joe Biden et ceux qui continueront à croire que ces élections ont été volées. Ces derniers chercheront à faire partager leur croyance « fascistes »[12] au plus grand nombre d’Américains possible. A la vue de l’importance du « nationalisme chrétien » à dominante évangélique dans les mouvements pro Trump, la deuxième possibilité paraît très probable, sauf si les « croyants » sont isolés. [13] Appartenir ou non à un groupe paraît une variable déterminante pour continuer à croire. Les personnes isolées ont tendance à abandonner leur croyance dissonante, car elles se sentent impuissantes face au choc de la désillusion.  A l’inverse, appartenir à un groupe aide à supporter la souffrance. Les réseaux sociaux numériques modernes permettent la constitution et le maintien des groupes par-delà la désillusion.

Cela veut dire que le prosélytisme, c’est-à-dire la diffusion collective de l’invention individuelle, est au cœur des processus d’innovation, que cette innovation soit perçue comme négative ou positive. L’innovation relève d’un principe de symétrie. Il n’est pas plus facile, ou difficile, à une « bonne » ou à une « mauvaise » innovation de se diffuser. Sur le plan de la consommation, la diffusion des produits bio ou celle de la voiture électrique, encore très marginale aujourd’hui, semble sortir de l’étape du « militantisme ». Sur le plan politique, ce sont les modèles populistes sur une base conspiratoire qui sont en train de se diffuser.[14] Ce processus de passage de l’invention à l’innovation peut demander plusieurs années avant de savoir si l’adoption de l’innovation va se généraliser au-delà du groupe des pionniers.


[1] Dictionnaire Bailly

[2] Festinger Leon, Riecken Hank, Schachter Stanley (1956, 1993, p. 135)

[3] Akrich Madeleine, Callon Michel, Latour Bruno (1988), « A quoi tient le succès des innovations ? L’art de l’intéressement »

[4] Festinger Leon, Riecken Hank, Schachter Stanley (1956, 1993, chapitre 1)

[5] Festinger Leon, Riecken Hank, Schachter Stanley (1956, 1993, p. 212)

[6] The New York Times, Jan. 30, 2021, Lisa Lerer (sondage du 25 janvier 2021, Monmouth University).

[7] The New York Times, Fev.1, 2021, Mathew Rosenberg, Jim Rutenberg

[8] Rand Ayn (1957, 2017). D’après Wikipédia, son livre La grève est aux États-Unis est un des plus influents, après la Bible. Page 660, on peut lire « je restitue aux riches qui produisent ce que les pauvres leur ont volé […] Robin des bois symbolise l’idée que le besoin et non l’effort donne des droits ». Je ne suis pas sûr qu’il existe un courant équivalent en France car les héros de son roman libertarien sont des chefs d’entreprise qui veulent créer un paradis sans Etat. Son refus de l’État pourrait le rapprocher de l’anthropologie anarchiste évoquée au chapitre un.

[9] The New York Times, Jan. 29, 2021, Stella Cooper, Ben Decker, Anjali Singhvi, Christian Triebert

[10] The New York Times, Jan. 30, 2021, Adam Goldman, Katie Benner, Zolan Kanno-Youngs

[11] The New York Times, Jan. 29, 2021, Stella Cooper, Ben Decker, Anjali Singhvi, Christian Triebert

[12] The New York Times, Jan. 9, 2021 par Timothy Snyder, historien du fascisme américain

[13] Whitehead Andrew L., Perry Samuel L. (2020), Taking America Back For God. Christian Nationalism in the United States, Oxford University Press; Edsall Thomas B. “The Capitol Insurrection Was as Christian Nationalist as It Gets. Religious resentment has become a potent recruiting tool for the hard right, The New York Times, Jan. 28, 2021

[14] Je note que tant que les théories conspiratoires n’avaient pas de dimension politique, en termes de prise de pouvoir, les chercheurs en sciences humaines parlaient de rumeurs (1969, La rumeur d’Orléans, Edgar Morin ; 1987, Rumeurs, le plus vieux média du monde, Jean-Noël Kapferer), de légendes urbaines (2002, De source sûre, Véronique Campion-Vincent, Jean-Bruno Renard) ou de paranoïa (2005, La société parano. Théorie du complot, menace et incertitude, Véronique Campion-Vincent). Pour ma part je faisais un rapprochement entre paranoïa, théorie du complot et sorcellerie (1987 et 2018). Tout cela pour montrer la permanence du phénomène conspiratoire sous des noms divers et donc comment cette facette de l’imaginaire peut faire partie des processus de diffusion des innovations.

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