2019 02, Dominique Desjeux, La dimension mondiale de la classe moyenne (à propos de gilets jaunes)

2019 03 Les classes moyennes dans le monde entre territoire, accès aux biens de consommation et imaginaire national, le cas des gilets jaunes en France.

Dominique Desjeux, anthropologue, professeur émérite à la Sorbonne (université Paris Descartes)

Dernier livre paru en 2018, L’empreinte anthropologique du monde. Méthode inductive illustrée, Peter Lang (sur la montée de la classe moyenne mondiale)

Dans le monde de la recherche des sciences sociales et des sciences humaines, le thème de la classe moyenne a longtemps été un sujet tabou au profit de celui de la classe ouvrière à laquelle il était reconnu un rôle messianique, depuis Marx. La question du travail et de la production était au cœur de la plupart des analyses macrosociologiques. À partir des années 2000, le monde a connu une révolution longtemps invisible, celle de la montée de la classe moyenne mondiale, consumériste, urbaine et principalement asiatique, en Chine[1], en Inde, en Indonésie, au Vietnam, à Taiwan et en Corée du Sud.[2]

Les deux signes principaux de l’importance qu’avait acquise cette « global class » ont été l’explosion des cours des matières premières, de l’énergie et des protéines comme le soja, d’un côté et de l’autre, le triplement en dix ans de la classe moyenne supérieure mondiale qui est passée de 200 millions à 560 millions entre 2000 et 2009. Il avait fallu à peu près 250 ans, depuis la grande révolution énergétique à base de charbon dans laquelle s’étaient engagés l’Angleterre, le nord de la France, la Wallonie belge et la Ruhr allemande, au milieu du XVIIIe siècle, pour atteindre ce chiffre. En dix ans il est multiplié par trois. La consommation devient le principal « driver » des transformations géopolitiques, avec l’émergence d’une nouvelle compétition au sommet des États qui s’organise en même temps autour du Pacifique et à l’intérieur de l’Eurasie, et des changements de plus en plus accélérés de la vie quotidienne autour de la digitalisation notamment. On assiste au niveau mondial au « chassé-croisé des classes moyennes. »[3]

Cette transformation mondiale va avoir des répercussions dans de nombreuses villes dans le monde, là où vit la nouvelle classe moyenne, et jusqu’au tréfonds des campagnes les plus reculées, celles des territoires vécus comme des exils.[4]

Le mouvement des gilets jaunes est emblématique de cette onde de choc. Il s’exprime à travers un espace de la mobilité très concret, le « rond-point », des objets, dont certains tombent en panne et fragilisent l’équilibre du budget des ménages, et un imaginaire qui exprime à la fois la violence de l’exclusion et une demande forte d’inclusion par la consommation et donc par l’augmentation du pouvoir d’achat.

De façon métaphorique le rond-point représente le bar, le café du village, mais dans une version mixte, même si on peut observer par les reportages de la télévision que la classique division sexuelle des tâches y est en partie reproduite avec les hommes qui s’occupent du feu, autour des braseros, et les femmes de la cuisine.

Le rond-point signifie aussi l’alliance entre sédentaires, ceux du village ou de la petite ville, et nomades, sur le modèle « zadiste », autour d’un habitat provisoire, mobile et précaire. On y retrouve mélangés des jeunes et des vieux, des personnes en quête de lien social, parce qu’au chômage ou à la retraite, et des gilets jaunes au travail comme salarié, travailleur indépendant ou petit entrepreneur. C’est la classe moyenne qui au quotidien cherche « à acheter moins cher, à consommer moins et à faire soi-même ».[5]

Elle vit avec une inquiétude permanente, celle de l’accident de la vie comme la séparation ou le chômage, mais aussi celle de la panne qui va déséquilibrer un budget déjà fragilisé par la part importante des dépenses contraintes liées au logement, à l’énergie, aux produits digitaux et à la mobilité. Elle peut toucher à tout moment de façon imprévue la voiture, la chaudière pour le chauffage et l’eau chaude, la machine à laver le linge, le réfrigérateur ou le congélateur.

Vivre sous une épée de Damoclès permanente explique pour une part l’imaginaire qui s’exprime à travers l’appropriation de territoires urbains qui symbolisent le pouvoir, perçu comme oppressif et monarchique, comme l’Arc de Triomphe, les Champs-Élysées, une préfecture, ou la reconquête de la France par le peuple, comme Bourges, dont Jeanne d’Arc en est le symbole guerrier au service de Charles VII.

Les lieux symboliques, les objets du quotidien et les signes de l’histoire qui symbolisent la libération et la violence font ressortir un imaginaire composite qui permet en même temps d’unifier un mouvement social hétérogène et de se libérer dans l’imaginaire des contraintes très fortes de la vie quotidienne. Comme l’écrivait Stéphane Rozès, en 2009, « les classes moyennes qui vont rejoindre les catégories populaires en basculant, face à la contingence de leur devenir social porté par la prévalence de la finance sur l’économie, dans l’antilibéralisme idéologique ».

Paris le 12 mars 2019


[1] Dominique Desjeux, « La révolution mondiale de la consommation alimentaire : l’émergence d’une nouvelle classe moyenne chinoise », OCL, 2012 ; 19 (5) : pp. 299–303.

[2] Rachel Heiman, Carla Freeman, and Mark Liechty, 2012, The Global Middle Classes. Theorizing Through Ethnography, SAR Press

[3] Dominique Desjeux, 2011, « Le chassé-croisé des classes moyennes mondiales ou la consommation comme analyseurs de la nouvelle donnent internationale », in D. Desjeux, 2018, L’empreinte anthropologique du monde, Peter Lang

[4] Christophe Guilly, 2000, Atlas des fractures françaises. Les fractures françaises dans la recomposition sociale et territoriale, l’harmattan

[5]  https://consommations-et-societes.fr/2013-brisepierre-gaetan-delbende-marion-desjeux-dominique-la-consommation-econome-un-enjeu-ideologique-ou-un-comportement-sous-contrainte/ in Fabrice Clochard, Dominique Desjeux, 2013, Le consommateur malin face à la crise. Tome 2, le consommateur stratège, l’Harmattan, pp. 255 — 274

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