2019 01, Les ambivalences de la mobilité, entre fluidité et rugosité, bioénergies et énergies fossiles, libération et domination, Dominique Desjeux

1997 l’importance des vélos à Guangzhou (Canton), Photo D. Desjeux

Rappel sur les changements de la mobilité en Chine depuis les années 1950 à partir d’une présentation des ambivalences de la mobilité dans le monde

Dominique Desjeux, anthropologue, professeur émérite à l’université Paris Cité, Sorbonne Sciences humaines et sociales, chercheur au CEPED, membre du réseau des socio-anthropologues professionnels :anthropik

Introduction

La mobilité est un phénomène qui dépasse la seule question des transports sur route, sur mer ou dans l’air, celle des migrations humaines ou celle de la circulation des connaissances. Les contours de la mobilité nous échappent sans cesse. Elle peut être quotidienne ou exceptionnelle, à courte distance ou à longue distance, volontaire ou imposée. Elle favorise autant la coopération que la guerre. On peut chercher à la faciliter ou au contraire à l’empêcher, à la rendre plus difficile. Elle est au cœur du jeu complexe entre protection et compétition, concurrence ou marché[1]. La mobilité est donc un phénomène multiforme et ambivalent, positif et négatif, mais auquel on ne peut échapper.

Elle concerne la circulation physique et « numérique », des biens, des services et des déchets, des capitaux, des informations et des personnes, et par là des maladies[2]. La mobilité fonctionne suivant le jeu sans fin du fluide et du rugueux, le rugueux renvoyant à la sécurité, le fluide renvoyant à l’échange. C’est un phénomène social en recomposition permanente dont les effets se font sentir autant à l’échelle géopolitique qu’à celle micro sociale de la vie quotidienne.

Que l’on pense à la Grande Muraille au nord de la Chine qui a été construite entre le troisième siècle avant notre ère et le 18e siècle, au mur de l’empereur romain Hadrien au nord de l’Angleterre au deuxième siècle de notre ère, à la ligne Maginot entre la France et l’Allemagne avant 1939, au mur de Berlin entre 1961 et 1989, à la barrière de séparation entre Israël et la Cisjordanie après la deuxième intifada en 2002, les tensions autour de la construction du mur entre les États-Unis et le Mexique en 2019, depuis toujours les gouvernements ont essayé de se protéger des invasions nomades et des migrations humaines quand ils les jugeaient négatives. En même temps, et c’est bien là le symbole de l’ambivalence de la mobilité, les Chinois ont développé des routes de la soie maritimes et terrestres, comme les Romains ont développé des grands axes de communication dans leur empire, l’équivalent des chemins de fer au XIXe siècle, des avions et des portes-containers au XXe siècle. La mobilité peut autant servir à ouvrir les frontières qu’à les fermer, à libérer qu’à dominer.

Cette ambivalence fondamentale de la mobilité explique pourquoi elle est autant une source de peur, notamment pour les « sédentaires », qu’une source d’espoir pour les « nomades ». La Torah et la Bible racontent dans le Pentateuque l’histoire du meurtre d’Abel, un berger nomade, par son frère Caïn, un agriculteur sédentaire. En 1968, le sociologue américain Robert Merton, dans son livre Social Theory and Social Structure, montre aussi la tension qui existe entre acteur « local » et acteur « cosmopolite ». D’après Merton, la relation entre le local et le cosmopolite peut autant être source de conflits que source de coopération. Francis Pavé le confirme dans un article de 1979 publié dans la Revue Française de Sociologie sous le titre « Migrants et sédentaires. Les mécanismes de la carrière comme instruments d’intégration à un système complexe » (pp. 556-570). Le débat se poursuit aujourd’hui dans les travaux du sociologue Vincenzo Cicchelli et notamment dans son livre sur L’esprit cosmopolite. Voyage de formation des jeunes en Europe, publié aux presses de Sciences-po, en 2013. Le conflit et l’alliance entre nomades et sédentaires expliquent la permanence de la dimension ambivalente de la mobilité qui oscille sans cesse entre un imaginaire messianique et un imaginaire apocalyptique de la migration. La mobilité symbolise autant la vie que la mort, la liberté que le contrôle.

L’ambivalence des flux de migrations humaines, entre fluidité et rugosité

Tous les siècles depuis les débuts de Sapiens ont été marqués par des vagues de mobilité plus ou moins fortes, plus ou moins intenses, mais le plus souvent avec des gagnants et des perdants. Pensons seulement à l’homme de Neandertal éliminé par Sapiens il y a 30 000 ans. Il a été le premier d’une longue série d’éliminations. Les migrations humaines représentent donc l’archétype ambivalent de la mobilité.

L’actualité mondiale est pleine d’exemples, plus ou moins problématiques, de mobilités migratoires entre pays d’Amérique du Sud, ou vers l’Amérique du Nord, ou du sud de la Méditerranée et du Moyen-Orient vers l’Ouest, de la Pologne vers l’Angleterre d’avant le Brexit, ou encore de la Chine vers la Sibérie ou des campagnes vers les villes, que cette mobilité soit souhaitée ou repoussée, qu’elles soient provoquées par la guerre, les dégâts climatiques, le manque de ressources ou à l’inverse par des atouts qui favorisent la mobilité internationale[3].

L’Europe est un bon exemple historique de l’ambivalence de la mobilité liée à la migration des populations entre pays. Par exemple, au début des années 1970, en Europe, d’après John B. Judis dans son livre de 2016, The Populist Explosion : How The Great Recession Transformed American and European Politics, la mobilité des migrants était forte et encouragée. Il y avait 4,1 millions de travailleurs d’origine étrangère en Allemagne, 1 million en Suisse et 3,4 millions en France. Du fait de la forte croissance industrielle des années 1945 à 1975, les « trente glorieuses », les entreprises avaient eu recours à une main-d’œuvre d’origine étrangère d’un côté, et de l’autre venant des campagnes françaises. C’est une période de « fluidité » de la mobilité migratoire.

Les migrants étaient eux-mêmes originaires de pays qui avaient été touchés par la mobilité militaire, commerciale et coloniale des pays européens comme la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne avant 1914, l’Italie ou la Belgique. Cela veut dire que les flux de mobilité sont bien souvent la résultante de mobilités antérieures imposées ou souhaitées.

À la fin des années 1970, suite notamment à l’augmentation des prix du pétrole liée à la crise géopolitique de 1973, la croissance passe de 5 % à moins de 3 % par an et le taux de chômage monte de 2,5 % à 7 % en France (pp. 109-115). Les recettes de l’État baissent. Les dépenses sociales augmentent. Les immigrés deviennent indésirables comme le montrent les sondages européens au début des années 1990. Entre 1988 et 1991 les opinions favorables à la restriction de l’entrée des migrants en Europe grimpent de 18 % à 33 % (p. 117). 10 ans plus tard, au début des années 2000, les partis populistes connaissent une forte croissance en Europe. L’objectif est d’interdire l’immigration, de rendre « rugueuse » la mobilité des personnes.

La Chine connaîtra ce même phénomène de migration paysanne vers les villes à partir des années 1980/1990, au moment du démarrage de sa nouvelle croissance économique. Cependant ce sera une mobilité contrôlée du fait de l’existence d’un hùkǒu, d’un passeport, qui limite les droits des ruraux émigrés en ville et donc les amène à rester rattachés à leurs communes rurales d’origine.

On comprend mieux avec ces quelques exemples la complexité du phénomène qu’est la mobilité liée aux migrations humaines. Elle possède bien une dimension culturelle et historique, et en même temps elle déborde largement la dimension idéologique libérale ou étatiste, celle des valeurs d’ouverture ou de fermeture ou celle d’une culture locale ou cosmopolite. Cette complexité est d’autant plus forte que le fonctionnement de la mobilité dépend d’une contrainte, celle des énergies disponibles pour sa mise en mouvement.

Les énergies naturelles comme conditions matérielles et historiques de la mobilité

Il n’y a pas de mobilité sans énergie. Au commencement des sociétés était l’énergie humaine, comme on peut le comprendre en lisant Sapiens, le livre de Yuval Harari, publié en français en 2015 chez Alban-Michel (2011 en hébreu). L’auteur décrit la lente migration pédestre de Sapiens depuis l’Afrique, il y a 150 000 ans, jusqu’en Amérique. À partir de la révolution agricole qui sera réalisée autour de 9 000 ans avant notre ère, ce sont les bioénergies qui dominent. Elles conditionnent toutes les formes de mobilité. Pendant 10 000 ans, jusque vers 1750, l’agriculture, le commerce, la guerre, les migrations vont dépendre de l’homme, de l’eau, du vent, du feu et de l’animal.

Brian Fagan, dans son livre La grande histoire de ce que nous devons aux animaux (2015) montre comment l’énergie animale a été depuis plusieurs milliers d’années le moyen stratégique principal de la mobilité pacifique ou militaire. L’énergie du bœuf va favoriser l’émergence de l’agriculture sumérienne vers -6000. Vers -3000, l’âne et la roue vont être utilisés comme moyen logistique militaire pour assurer la puissance de l’Égypte au « Moyen-Orient ». Le cheval va permettre la conquête des immenses steppes de l’Asie centrale et des incursions plus ou moins profondes dans le monde des sédentaires, suite au passage des grands fleuves, le Rhin, le Danube, le Tigre et l’Euphrate qui marquent en Eurasie la frontière d’avec les nomades. La Grande Muraille de Chine, au nord du fleuve Jaune, est le symétrique à l’Est des barrières fluviales et forestières de l’Ouest. Le dromadaire dans les déserts au sud des grands fleuves et le chameau au nord permettront le développement du commerce international et des routes de la soie.

Encore aujourd’hui, une grande partie des sociétés agricoles traditionnelles dans le monde fonctionne sur la base des bioénergies avec l’eau pour la riziculture, le feu pour réaliser les brûlis qui permettront de faire des plantations agricoles, sans oublier le soleil qui permet la photosynthèse. Le vent, jusqu’au XIXe siècle, va rester la principale source d’énergie pour la mobilité navale associée pour une part à l’énergie humaine pour les bateaux à rames actionnées par de galériens.

L’omniprésence des bioénergies explique l’importance de l’esclavage c’est-à-dire du contrôle de l’énergie humaine qui conditionne le fonctionnement de très nombreuses sociétés depuis la naissance des empires qui émergent suite à la révolution agricole. L’esclavage disparaîtra presque complètement avec l’arrivée d’une « nouvelle » énergie, le charbon, au milieu du XVIIIe siècle en Angleterre. Le charbon représente une différence de capacité énergétique qui n’a aucune équivalence dans les bioénergies. Il va transformer la mobilité avec la machine à vapeur, qui à son tour va permettre le développement industriel aussi bien des navires, que des armes militaires ou que des moyens de transport. Cette nouvelle puissance énergétique explique pour une part la puissance de la nouvelle vague de mondialisation qui va couvrir le monde, principalement à partir de la Grande-Bretagne. La mondialisation n’est pas un phénomène nouveau. Elle est associée au développement des différents empires d’Eurasie depuis 5 000 ans.

Ce qui est nouveau c’est la nature de l’énergie qui permet son extension, c’est-à-dire la mobilité des populations et des armées européennes à travers le monde, comme le raconte Robert B. Marks (un pseudonyme pour Richard and Billie Deihl) dans The Origins of the Modern World. A Global and Ecological Narrative from the Fifteenth to the Twenty-first Century (Rowman & Littlefield publishers, 2007). Cette mobilité européenne est elle-même associée au 19e siècle, à une très forte migration asiatique, chinoise et japonaise, vers l’Amérique du Sud, comme au Brésil, et du Nord sur la côte ouest (p. 180).

La grande divergence énergétique du 18e siècle : la place stratégique du charbon à partir de 1750

Kennet Pomeranz dans son livre Une grande divergence, publié en français en 2010 (2000, en anglais) explique les raisons de ce tournant énergétique, vers 1750, qui va bouleverser la mobilité mondiale. Il rappelle que les économies de l’ouest de l’Europe et l’économie chinoise étaient à peu près équivalentes au 18e siècle. D’après Pomeranz, l’économie chinoise des régions développées de Chine était au même niveau que celle de l’Europe de l’Ouest (Angleterre, Nord de la France, Flandre, etc.). Jusque vers 1820, l’économie chinoise représentait 20 % du PIB mondial.

L’explication paradoxale donnée par Pomeranz est qu’en réalité l’économie anglaise était potentiellement beaucoup plus en crise que l’économie chinoise qui avait encore des capacités d’extension autour de ses fleuves au nord avec le fleuve Jaune, au sud avec la Rivière de perles, autour de Guangzhou (Canton), en passant par le Yang Zi (le fleuve bleu) et le Delta de Shanghai. La thèse non conformiste de Pomeranz, qu’il résume dans un livre publié en 2009 aux éditions Ere, La force de l’empire. Révolution industrielle et écologie. Pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, avec une introduction de Philippe Minard, est que les rendements de céréales en Chine étaient supérieurs à ceux de l’Angleterre grâce à la production de riz irrigué sur le fleuve Yang Zi et dans la région du Guangdong au sud.

Pour expliquer la crise anglaise, Pomeranz reprend les thèses de Malthus qui traitent à la même époque de la question démographique. En effet, on sait aujourd’hui qu’entre le 15e et le 18e siècle la population d’Europe continentale et celle de la Chine connaissent une forte progression. Du fait de cette augmentation démographique, il va se créer un décalage entre la quantité de terre disponible et la capacité à répondre aux demandes de cette nouvelle population. Ainsi, au 18e siècle, la demande de textile pour satisfaire la population anglaise est supérieure à l’offre de laine produite par les moutons. Il faudrait donc plus de terres pour élever plus de moutons. En même temps il faudrait aussi plus de terres pour laisser se développer les forêts qui fournissent le bois dont on a besoin pour le chauffage domestique, la proto métallurgie et la construction des maisons. À la différence de la région du Guangdong, l’Angleterre devait faire face à un manque de bois et donc d’énergie (2009, p. 48). Il y a donc une forte tension entre la terre disponible, l’énergie disponible et la pression démographique. Au final la situation britannique était moins favorable que la situation chinoise pour gérer la tension entre progression démographique et manque de terre. C’est ce qui l’a poussé à innover.

L’Angleterre possède cependant un premier avantage sur la Chine, la possession de colonies américaines qui lui donnent accès au coton et donc aux fibres textiles qui lui manquent. Cette possession est le fruit d’une longue histoire qui démarre en 1492 avec la « découverte de l’Amérique » par Christophe Colomb. Cette « découverte » fait suite à la chute de Constantinople en 1453, fondée au 4e siècle par l’empereur Constantin, comme le rappelle Michel Kaplan dans Pourquoi Byzance ? Un empire de 11 siècles (édition folio/Gallimard, 2016). La prise de Byzance par les Turcs ottomans remet en cause la fluidité des routes de la soie entre l’Ouest et l’Est de l’Eurasie, à une époque, le XVe siècle qui connaît une grave crise monétaire : « la disponibilité monétaire se raréfia sur la planète, de la Corée au Japon, du Vietnam à Java, de l’Inde à l’empire ottoman, d’Afrique du Nord à l’Europe continentale. […] Il n’y avait plus assez d’argent pour contenter tout le monde », comme l’écrit Peter Frankopan dans Les routes de la soie. Histoire du cœur du monde (édition Nevicata, 2017, p. 246 ; 2015 en anglais)

Entre le 15e et le 18e siècle, ce sont les Espagnols, les Portugais, les Hollandais, puis les Français et les Britanniques qui vont se lancer à la conquête des mers et du monde à travers l’Atlantique et l’océan Indien. Cette conquête va donner lieu à un immense transfert d’or et surtout d’argent de l’Amérique du Sud vers la Chine, d’abord via les Espagnols, et le travail forcé, l’énergie humaine, des Indiens dans les mines, puis par les commerçants et militaires portugais et hollandais. Le minerai d’argent extrait au Pérou servira à payer les marchandises chinoises comme les épices et les textiles, au 17e siècle, puis le thé, le café et la porcelaine au 18e siècle comme le rapporte Timothy Brook dans son livre Le chapeau de Vermeer. Le 18e siècle à l’aube de la mondialisation (Payot, 2010, 2008 en anglais, p. 189) et François Gipouloux dans La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, 16e –21e siècle (CNRS, 2009, pp. 159 et sq.). On assiste à cette époque à ce que l’on pourrait appeler une mobilité généralisée qui porte autant sur l’énergie humaine nécessaire à la fois au travail des mines, à la constitution de forces militaires, de marchands et de marins, que sur la circulation de la monnaie et des marchandises.

Cette compétition pour le contrôle de la circulation monétaire, des terres et des voies maritimes sera gagnée par l’Angleterre contre la France suite à une guerre de 7 ans qui s’est déroulée en Europe, sur les mers, en Amérique et dans les Indes entre 1756 et 1763, comme le rapporte l’historien Edmond Dziembowski dans son livre La guerre de Sept Ans (Perrin, 2015, 2018). Cette victoire permettra à l’Angleterre de réduire une partie des contraintes qui pèsent sur son économie du fait de son territoire agricole limité. L’Angleterre peut exploiter le coton de ses colonies américaines, au sud de l’Amérique du Nord, lequel est cultivé par une main-d’œuvre d’esclaves importés d’Afrique. Ils fournissent l’énergie humaine nécessaire à la production qui servira de base aux textiles et aux vêtements.

L’Angleterre possède un deuxième avantage qui s’avérera déterminant : la proximité entre le charbon et ses usines textiles à l’inverse de la Chine ou le charbon se trouve à 1000 ou 1500 km du delta du Yang Zi, à côté de Shanghai. Le charbon anglais est tout proche de la zone de production du textile à Manchester ou dans le Lancashire (2009, p. 23). Grâce à l’utilisation du charbon, l’Angleterre se libère des contraintes des bioénergies humaines, animales ou naturelles. Le charbon devient la condition énergétique qui permettra la révolution industrielle et la mobilité généralisée qui sera désignée sous le terme de mondialisation et/ou de capitalisme libéral.

Le charbon va permettre de développer les capacités de la machine à vapeur de Watts dont les rendements seront multipliés par 4 (introduction P. Minard, 2009, p. 18). La machine à vapeur va permettre de développer la productivité des métiers à tisser dont l’approvisionnement n’est plus assuré par la laine anglaise, mais par le coton américain. Le charbon et le coton vont faire baisser la pression sur la terre. Le charbon va compenser le manque de bois. Le coton va compenser le manque de pâturage qui aurait été nécessaire pour répondre à la demande de vêtements du fait de la pression démographique. L’énergie du charbon apparaît bien comme un substitut du manque de terre dont l’efficacité ne pourrait s’expliquer si cette nouvelle énergie n’était pas associée aux nouvelles conditions de la mobilité militaire et commerciale.

« Entre 1760 et 1840, la consommation de coton brut de la Grande-Bretagne est multipliée par 200 » (2009, p. 23). En1815, le coton a permis de sauver 2,4 millions d’ha soit l’équivalent de ce dont l’Angleterre aurait eu besoin pour produire la même quantité de laine grâce à l’élevage du mouton, mais sur la même surface. En 1830 le coton a sauvé 6,23 millions ha, ce que Pomeranz appelle des « surfaces fantômes » (2010, p. 461-462, cf. Eric Jones cité by Pomeranz pour les ghost surfaces).

On assiste aujourd’hui à la fin de la grande divergence énergétique fondée sur les énergies fossiles au profit d’une convergence énergétique dans laquelle l’accès aux énergies fossiles est moins une ressource rare. Par contre, la divergence peut renaître à partir du contrôle des moyens de production des énergies alternatives comme les panneaux solaires et les terres rares qui sont aujourd’hui plutôt contrôlées par la Chine, comme le montre Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique (Edition Les liens qui libèrent, 2018).

Face à la nouvelle pression démographique et consumériste d’aujourd’hui, on peut se demander qu’est-ce qui pourra jouer comme un nouveau substitut au manque de terre, au manque de matières premières ou au manque d’énergie, sans provoquer des guerres encore plus dévastatrices associées à des énergies qui sont elles-mêmes de plus en plus puissantes, à commencer par l’énergie nucléaire. C’est pourquoi il n’est pas sûr que l’explication par le « complot capitalisme » soit la plus pertinente pour résoudre les problèmes qui se posent aujourd’hui au niveau mondial que ce soit en termes d’inégalités sociales, de domination « impérialiste », de développement durable ou d’innovation technique et sociale. La « cupidité » et les empires structurent le monde depuis plusieurs milliers d’années. L’amélioration permanente du monde relève plus du mythe de Sisyphe que du messianisme révolutionnaire. Cela veut dire que l’objectif n’est pas de se satisfaire d’un état de fait, mais qu’il faut sans cesse le transformer en suivant le cours des choses, le shi 势 额chinois, c’est-à-dire en suivant le jeu des rapports de force, en adaptant sa stratégie aux situations qui permettent d’avancer tout en reculant quand cela est nécessaire.

L’explication par le capitalisme relève d’un modèle « paranoïaque extra clinique » au sens du sociologue et psychanalyste italien Luigi Zoja tel qu’il le décrit dans son livre Paranoïa. La folie qui fait l’histoire (Les belles lettres, 2018 ; 2011 en italien) et qui est portée par des acteurs qui cherchent plutôt à détruire alors qu’ils prétendent rétablir la justice (p.82). Leur argumentaire est d’autant plus séduisant qu’en simplifiant la réalité ils donnent l’impression que l’on peut la maîtriser facilement et en donnant ce sentiment de maîtrise il donne du sens à la souffrance de ceux qui se sentent, et souvent à juste titre, les perdants de la mondialisation, c’est-à-dire de la mobilité généralisée.

Les imaginaires et les pratiques de la nouvelle mobilité chinoise entre 1950 et 2018[4] : du vélo à la voiture individuelle et aux embouteillages.

Pour une partie des interviewés chinois, avant 1980, le vélo représente la liberté. « À cette époque, même en ville, la voiture individuelle est très rare, comme le métro, dont le premier sera construit en 1969 à Beijing. Le plus souvent, on prend le car, le bus ou le train en fonction des différents moyens de transport disponibles. On marche ou on utilise l’énergie animale, comme celle du cheval. Les transports sont collectifs, à l’exception majeure d’un objet symbole de bien-être et de liberté, le vélo. »

La mobilité en Chine est scandée par un moment socialement très important, celui de la fête du Printemps (春 节Chūn jié), c’est-à-dire le Nouvel An chinois qui suit le calendrier lunaire, comme bien souvent en Asie, dans le monde musulman et juif, à l’inverse du calendrier solaire occidental. La date de l’immense migration de populations de la fête du printemps (Chūn printemps yùn se déplacer 春 运) varie, en fonction des années, entre janvier et février. Pendant cette période de fêtes, « les trains sont bondés et souvent il faut passer par les fenêtres pour avoir accès à une place. Les familles se retrouvent après avoir été séparées soit à cause du travail soit à cause des études ». C’est un grand moment d’expression de la « piété filiale » (Xiàoshùn孝顺). Celle-ci est perçue comme menacée aujourd’hui par la modernisation de la Chine. Depuis peu, le gouvernement chinois l’a remis en valeur en donnant obligation aux enfants de venir visiter leurs parents, suite aux problèmes que fait peser le vieillissement de la population et notamment de prise en charge des personnes âgées.

Dans les années 1980, les pratiques et le sens de la mobilité commencent à changer. L’imaginaire de la mobilité se fait plus ambivalent. Elle est perçue comme la quête d’une nouvelle vie et en même temps comme une menace pour la société. La mobilité des années 1980 est encore une mobilité fortement sous contraintes de pouvoir d’achat, de contrôle administratif et avec des moyens de transport collectif peu confortables. Les moyens de transport individuels motorisés sont quasiment inexistants. La voiture est réservée aux officiels. La mobilité est aussi vécue comme une recherche positive d’autre chose, mais aussi comme un risque par rapport à la cohésion de la société, comme on le voit avec la mobilité qui se développe après les années 2000.

Autour des années 2000, la mobilité symbolise l’autonomie. « Pour les jeunes, qui semblent apprécier ce moyen de transport, le métro est plus confortable : “son environnement est très agréable, très accueillant. On peut trouver très facilement l’endroit où on veut aller, la signalisation est très claire. Il y a des panneaux qui indiquent dans combien de minutes le métro arrive. On peut compter le temps que ça va mettre. Je trouve que c’est accueillant vis-à-vis des passagers. Je trouve que dans le métro l’information est bien faite”. Le métro permet aussi d’échapper aux embouteillages. Dans les grandes villes, certains abandonnent la voiture au profit du métro. Il favorise la mobilité, car il va plus vite pour aller d’un point à un autre, et permet ainsi d’aller déjeuner à des endroits qui demandaient trop de temps avant ». Il n’est pas sûr que 5 ans plus tard cet interview, en 2019, les appréciations soient aussi positives quand on voit la densité de voyageurs dans les métros, mais cela reste une question ouverte.

« Pour ceux qui aiment conduire, la voiture c’est plus pratique. C’est aussi plus confortable que le scooter sur lequel on a très froid en hiver. À l’inverse “quand on prend la voiture, à l’intérieur il y a la clim, c’est très confortable. Mais il y a aussi la liberté. Une voiture, elle peut prendre au minimum quatre ou cinq personnes”. À noter que quatre ou cinq personnes sont considérées comme un minimum en Chine alors que c’est plutôt un maximum en Europe et aux États-Unis. Quand on part en week-end : “On n’a pas besoin de payer pour le trajet. En plus, je trouve que c’est sympa de prendre la voiture avec un groupe d’amis, on peut s’arrêter où on veut, on peut s’arrêter n’importe où et dormir sur place si on veut, on est libre”. La voiture c’est la liberté ».

L’imaginaire chinois n’est pas très loin de celui d’une partie des automobilistes européens ou américains. La voiture est un moyen de se construire une sorte d’intimité qui protège de la pression du collectif. Cette demande est quasi invisible à l’échelle d’observation macro sociale ou macro politique. Et pourtant elle est bien l’expression de cette tension entre une recherche de confort individualisé et la peur de la transformation des rapports familiaux, du rapport entre les hommes et les femmes et de la distanciation du lien social par rapport aux communautés traditionnelles.

Dans les années 2000, et jusqu’à aujourd’hui, la mobilité reste ambivalente. Pour une partie des interviewés, elle est même associée à une forme de nostalgie. « Mes camarades de classe trouvent que le TGV et les trains rapides n’ont pas de saveur. Les gens s’assoient les uns à côté des autres, mais ils ne se parlent pas. Par contre, dans les vieux trains, c’était autre chose ». Pour eux, les contacts au village sont beaucoup plus chaleureux, de même qu’à l’époque du vieux Pékin dans les quartiers ou dans les « Dānwèi » 单位, les unités de travail dans les usines. Les enfants étaient nombreux et jouaient dans les petites ruelles de Beijing, les « Hútòng » 胡同. On retrouve la même nostalgie par rapport aux vieux quartiers de Shanghai : « depuis l’Exposition Universelle, tout ça a été détruit. Les gens sont partis aussi vite que le vent, et toutes ces maisons ont été détruites ».

La mobilité et l’autonomie qui lui est associée ont donc un coût social. Pour certains, « Les inégalités sociales sont de plus en plus grandes ». Cela veut dire que pour une partie des interviewés il y a eu un grand progrès matériel. Mais ce progrès a un coût, celui de la perte d’une partie des valeurs traditionnelles liées à « l’honnêteté » et à « l’entente » : « Je trouve que maintenant, les gens sont tous en lutte les uns contre les autres ». La mobilité moderne est vécue symboliquement par eux, comme une perte de confiance et de montée de l’injustice.

La mobilité permet donc de saisir une partie du champ de forces qui traversent la société chinoise dans cette vie quotidienne. Et laisse apparaître une certaine méfiance envers l’État, un sentiment de peur par rapport à l’avenir et en même temps une forme d’hédonisme qui trouve dans la modernité du confort et de l’esthétisme qui était complètement absent pendant la « période grise » de l’histoire récente chinoise.

Comme partout ailleurs dans le monde, la mobilité en Chine ne se limite pas à la mobilité humaine et physique. C’est toute la mobilité de l’information qui est digitalisée. L’Internet chinois a commencé à émerger vers 1997. Dans les années 2000, son développement a connu une croissance exponentielle. « La recherche active de l’information s’est faite à travers le développement de microblogs comme Weibo, dont l’activité a été ralentie par le gouvernement chinois, et maintenant avec Wechat qui est en pleine expansion. Depuis les années 2015, il existe un “site de commentaires en Chine. Ce qu’il a de particulier et d’inimitable, c’est qu’il établit un service basé sur la réputation. C’est un site de services à la vie locale. Par exemple, après avoir consommé un produit, on peut laisser un avis ou écrire un commentaire. Cela va influencer les prochains consommateurs, que ce soit en bien ou en mal, et donner une réputation au produit. C’est vraiment quelque chose d’unique”.

C’est le principe des plates-formes qui mettent en contact direct des consommateurs ou des usagers avec une offre de biens ou de services et qui court-circuitent donc les intermédiaires traditionnels. La notation permet de produire une information qui est censée éclairer le choix des décideurs. Ils peuvent aussi aller sur des forums. C’est la base simplifiée de ce que l’on a appelé d’un terme général et imagé “l’ubérisation”, ou encore la “plateformisation” des échanges. “Tout cela s’applique à la mobilité avec notamment les applications pour les taxis [comme celle des taxis Didi Dī dī chūxíng滴滴出行] : ‘avec l’application, par exemple, je peux savoir où est le taxi et quand il va arriver, je peux estimer le moment où il va arriver’, ou pour les autres moyens de transport : ‘Pour trouver le métro, trouver une station de bus, ou quand je ne sais pas quel bus prendre, je cherche sur Baidu (le ‘Google chinois’, l’un des 4 grands ‘GAFA chinois’ avec Alibaba, Tencent et Xiaomi)’.

En plus, si on se déplace il est possible de réserver un hôtel, comme avec l’application ‘Qunar.com’ (去哪儿, allez où) : ‘je peux acheter n’importe quel billet. Par exemple, je peux réserver le train que je prends, l’hôtel où je dors, je peux regarder si c’est possible de prendre un taxi ou de louer une voiture, je peux aussi réserver les tickets pour aller voir les endroits touristiques aux alentours, je peux regarder ce qu’il y a comme endroits touristiques, etc. Je peux tout faire sur mon portable, même quand je ne suis pas chez moi, je peux tout faire’. Le téléphone portable est devenu le couteau suisse de la mobilité en Chine comme il l’est en Europe et aux États-Unis. Aujourd’hui il est possible de payer le taxi, le ‘Vélib’, les dépenses de consommation avec le portable. La circulation de l’information est devenue complètement fluide que ce soit en termes d’achat qu’en termes de contrôle social.

Mais en même temps la circulation automobile est confrontée à des énormes embouteillages comme en octobre 2017 pendant le week-end le plus long de l’année, celui de la fête nationale chinoise. Ces embouteillages font penser au film de Jacques Tati de 1971, Trafic sur les embouteillages en France. L’embouteillage symbolise la rugosité de la mobilité automobile. La rugosité de la mobilité en Chine explique pour une part le succès du e-commerce et de la livraison à domicile qui évite de se déplacer. En 2019, la Chine vient de franchir un nouveau pas en obligeant les constructeurs automobiles à produire 10 % de leurs voitures en voitures électriques par an. La digitalisation de la gestion de la mobilité et l’usage d’énergies alternatives en Chine symbolise le nouveau régime de la mobilité en train d’émerger même si la production de CO2 reste encore importante dans le monde.

Conclusion : fermer les frontières ou changer d’énergie ?

La mobilité du fait de son caractère global et ambivalent, autant militaire que pacifique, représente un enjeu stratégique aujourd’hui parce qu’elle touche à la mobilité des biens et des services, et donc à la consommation qui a permis l’émergence d’une classe moyenne mondiale urbaine. Mais cette consommation s’est construite depuis 1750 en puisant dans les énergies fossiles qui sont à la base du réchauffement climatique, en exploitant les matières premières dont certaines sont fortement polluantes, et en consommant de plus en plus de protéines animales, source aussi de gaz à effet de serre. La mobilité généralisée, qu’elle soit néolibérale ou autoritaire, semble bien avoir atteint ses limites en termes de développement durable, mais aussi par rapport à l’augmentation du risque de guerre qui nait de la compétition plus forte autour de l’accès aux ressources naturelles. Une partie de la classe moyenne et surtout des ultras riches a su bénéficier de cette mobilité. La partie basse de la classe moyenne, que ce soit au Brésil, aux États-Unis, en Europe ou ailleurs a aujourd’hui l’impression d’avoir été laissée sur le bas-côté de la prospérité et en tout cas fragilisée en cas de crise.

Est-ce que cela veut dire qu’il faut renoncer à la mobilité ? Posée en ces termes, la réponse ne paraît pas évidente puisqu’il semble impossible d’un point de vue historique d’arrêter les processus de mobilité qui ont toujours existé et qui probablement existeront toujours. Cela semble aussi difficile d’un point de vue digital du fait de la fluidification internationale de la circulation de l’information, même si la fluidité des GAFA ou des grands opérateurs chinois peut poser problème. Cela semble aussi difficile en termes économiques, tellement les économies nationales sont interpénétrées les unes dans les autres.

Cela veut dire qu’il est bien sûr possible de réguler une part de la mobilité comme cela se fait dans de nombreux pays. C’est le sens de la politique mené par le Président américain Donald Trump. Il est en train de remettre en cause tous les modes de régulation globaux qui avaient été mises en place depuis 1945, en proposant des régulations beaucoup plus restrictives et beaucoup moins multilatérales de la circulation des biens et services.

Cependant il semble qu’en termes stratégiques, ce soit la question de la nature de l’énergie qui est utilisée pour faire fonctionner la mobilité qui soit prioritaire. Passer des énergies fossiles aux bioénergies permettrait au moins de répondre à l’urgence écologique qui fait peser une menace vitale sur la continuité pacifique de notre planète. Changer d’énergie, même si on sait que c’est un processus très complexe socialement, car il touche à beaucoup d’intérêts et d’habitude, permettrait de limiter une des sources négatives de la mobilité, celle qui est provoquée par les sécheresses, la raréfaction l’eau courante et de l’eau potable et les inondations. Atteindre cet objectif demande probablement de reconstruire une partie du système d’alliance mondiale, notamment entre les États-Unis, l’Europe et la Chine. Entre fermer les frontières ou changer d’énergie, il semble que le deuxième choix soit plus porteur d’espoir. Le côté simplificateur de la question n’est là que pour stimuler la créativité et l’imagination en faveur d’une mobilité durable, locale et cosmopolite, c’est-à-dire d’une mobilité ambivalente qui ne vise pas la pureté, mais le compromis.

Paris le 11 janvier 2019


[1] Cf. Desjeux Dominique, 2014, « Rien n’est jamais acquis, à terme : Perspective anthropologique sur la concurrence », in Behar-Touchais Martine, Charbit Nicolas, Amaro Rafael (éds.), A quoi sert la concurrence ? Compétitivité, innovation, emploi, relance…, Revue Concurrence.

[2] Cf. Desjeux Dominique, Monjaret Anne, Taponier Sophie, 1998, Quand les Français déménagent.

Circulation des objets domestiques et rituels de mobilité dans la vie quotidienne en France, PUF

[3] Cf. Wagner Anne-Catherine, 1998, Les nouvelles élites de la mondialisation. Une immigration dorée en France, PUF

[4] L’enquête présentée ici, Mobilité en Chine. 50 ans d’accélération vue par les Chinois (2017), www.forumviesmobiles.org a été rédigée par Dominique Desjeux, en collaboration avec Stéphanie Vincent. Elle a été produite à la demande de Christophe Gay et Sylvie Landriève, directeurs du forum Vies Mobiles, Think Tank de la mobilité. Elle a été réalisée en Chine sur la base de 50 entretiens sous la responsabilité de l’urbaniste et sinologue Jérémie Descamps, par la géographe Zhang Cun, la sociologue Zhou Le, le collectionneur de photographies Thomas Sauvin et le vidéaste Wong Gong Xin. Les phrases entre guillemets sont tirées du rapport et celles en italique représentent des extraits d’interviews traduits du chinois en français.

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