2018 10 Annie Cattan, sur le livre d’Harari, 21 leçons pour le XXIème siècle, Albin Michel
Un livre qui apporte de la clarté au débat sur l’avenir de l’humanité, et nous fait réfléchir à nos priorités essentielles, ici et maintenant.
Je m’étais délectée il y a quelques années du maintenant célèbre Sapiens, une histoire décoiffante de l’humanité qui m’avait enchantée par ses fulgurances, sa largeur de vue, ses rapprochements éblouissants, et aussi son humour pince-sans-rire.
J’ai passé ces derniers jours de longs moments à la lecture des 21 leçons pour le XXIeme siècle proposées par l’historien Yuval Noah Harari. Ce fut une lecture à la fois passionnante et dérangeante, une lecture utile, je crois, à tous ceux qui s’intéressent aux transformations en cours dans le nouveau monde digital.
Dans ses 21 leçons, Yuval Noah Harari propose un décryptage, à la fois au niveau global et au niveau des individus, des grandes questions géopolitiques, sociétales, qui s’imposent à nous.
Dans la première partie du livre il fait en toute simplicité et sans tabous, en historien et en philosophe, le tour de la situation du monde globalisé, et des questions qui taraudent bon nombre d’entre nous : pourquoi assistons-nous dans les pays démocratiques occidentaux à la montée en puissance des Donald Trump, Victor Orban et autres Matteo Salvini ? la robotisation tous azimuts des activités humaines va-t-elle aboutir à une déferlante générale du chômage sur la planète ? car « malgré l’apparition de nombreux emplois nouveaux,… beaucoup pourraient connaître le sort non pas des cochers du XIXème siècle, reconvertis en taxis, mais des chevaux qui ont été de plus en plus chassés du marché du travail)? La généralisation des big datas nous mène-t-elle directement au meilleur des mondes décrit il y a des décennies par Aldous Huxley ? Y a-t-il un risque avéré que les hommes finissent par détruire écologiquement la Terre ? L’immigration Sud-Nord va-t-elle devenir totalement incontrôlable ? le nouvel attrait pour la religion est-il un phénomène irréversible, et nous conduit-il à un monde dominé par les terroristes, alors même que « c’est notre terreur intime qui nourrit l’obsession médiatique du terrorisme et pousse l’Etat à surréagir » ? la guerre mondiale portée par les armes de destruction massive et innovantes va-t-elle emporter l’humanité vers sa fin ? etc…
Son livre commence par une sorte de manifeste dans lequel il « sonne l’alarme« , motivé par un sentiment d’urgence principalement lié à la conjonction de deux phénomènes concomittants et susceptibles selon Yuval Noah Harari de faire basculer l’humanité : la combinaison de l’infotech et de la biotech, autrement dit la révolution technologique et de l’IA d’une part, et la révolution des neurosciences et des biotechnologies d’autre part.
Il est temps « d’expliquer toutes les façons dont les choses peuvent affreusement mal tourner », nous prévient-il, car « dans le siècle qui vient, biotech et infotech vont nous permettre de dominer le monde en nous mais aussi de remanier ou de fabriquer la vie … personne ne sait avec quelles conséquences »
il ausculte aussi la vague de désillusion envers ce qu’il appelle le récit libéral, l’idéal de la démocratie libérale. Un récit libéral qui semblait invincible, qui faisait suite à bien d’autres récits plus anciens, comme par exemple le récit communiste, et qui aujourd’hui convainc de moins en moins
Le problème est que cette vague de perte de confiance en un avenir démocratique survient au moment même où l’évolution accélérée des technologies pose la question de la perte de contrôle de l’humanité sur son avenir. « Nous sommes aujourd’hui confrontés à un effondrement écologique. Dans le siècle qui vient, biotech et infotech vont nous donner le pouvoir de manipuler le monde en nous et de nous refaçonner… les changements que nous accomplirons pourraient bien perturber notre système mental au point qu’il risque lui aussi de se disloquer ».
Car les révolutions digitales en cours sont « l’œuvre d’ingénieurs, d’entrepreneurs et d’hommes de science qui n’ont guère conscience des implications politiques de leurs décisions, et qui ne représentent assurément personnes ». Les citoyens et leurs représentants politiques n’ont pas la maîtrise de la situation, et cela pose un énorme problème car si « les philosophes ont des trésors de patience, les ingénieurs beaucoup moins et les investisseurs sont les moins patients de tous. Si vous ne savez que faire de ce pouvoir de réorganiser la vie… la main invisible du marché vous imposera sa réponse aveugle. Sauf à vous satisfaire de confier l’avenir de la vie aux résultats trimestriels, vous avez besoin d’une idée claire de la vie et de ses enjeux »
La suite du livre développe la vision d’un historien philosophe, certes sceptique, mais malgré tout éloigné d’un pessimisme apocalyptique, et finalement plutôt pragmatique.
Il y indique ses pistes pour que nous reprenions la barre collectivement : reprise en main citoyenne de l’IA ? Rééquilibrage de la mondialisation dans le respect des pays ? Car « les problèmes mondiaux appellent des réponses mondiales…Puisqu’il est impossible de démondialiser l’écologie et la marche de la science, et que le coût d’une démondialisation de l’économie serait certainement prohibitif, la seule solution consiste à mondialiser la politique. Cela ne signifie pas instaurer un gouvernement mondial…mais plutôt que la dynamique politique au sein des pays, voire des villes, devrait donner bien plus de poids aux problèmes et intérêts mondiaux». Retour aux sources anciennes ? Démystification du terrorisme pour nous libérer de la terreur, par l’action raisonnée et clandestine de l’Etat, l’arrêt de la publicité gratuite offerte par les médias aux terroristese? Moyens, comme la laïcité, de limiter la haine porteuse de risques de conflits mondiaux catastrophiques ? etc…
Il y a des pistes… Si tant est qu’Homo Sapiens prenne conscience des bons problèmes à traiter, qu’il parvienne à dominer ses peurs et comprenne qu’un « remède éventuel à la bêtise des hommes est une dose d’humilité », qu’il rende « les nations, les religions et les cultures un peu plus réalistes et modestes sur leur vraie place dans le monde », qu’il démontre sa capacité « à donner un sens au monde qu’il a créé ».
Et vite car Yuval Noah Harari estime que la situation de l’humanité risque fort de passer rapidement hors contrôle : «si l’on veut éviter de pareilles issues, pour chaque dollar et chaque minute investis dans l’amélioration de l’intelligence artificielle, il serait sage d’investir un dollar et une minute pour faire avancer la conscience humaine. A l’heure actuelle, malheureusement, nous ne faisons pas grand-chose en matière de R@D de la conscience humaine. La R&D autour des capacités humaines répond essentiellement aux besoins immédiats du système économique et politique plutôt qu’à nos besoins à long terme d’être conscients » Par exemple », mon patron souhaite que je réponde aux emails aussi vite que possible, mais il ne se soucie guère que je goûte et apprécie la nourriture que j’avale. De ce fait, je consulte mes emails en prenant mes repas, tout en perdant la capacité de prêter attention à mes sensations » .
L’ouvrage pose dans ses conclusions la question du nouveau récit qui reste à inventer par les citoyens, pour reprendre la main, se redonner du sens et utiliser en conscience l’IA et la biotechnologie pour réorganiser la vie
Au final, Yuval Noah Harari partage la démarche personnelle qu’il s’est trouvées pour rester un homme libre, conscient et engagé, dans un monde anxiogène : méditer chaque jour selon la technique du Vipassana.