2018 05 « Dès que je le commençai, un lien intime et douloureux m’a connectée à Philippe Lançon, » Annie Cattan.

2018 05 « Dès que je le commençai, un lien intime et douloureux m’a connectée à Philippe Lançon, »Annie Cattan.

Passant devant la librairie Le Divan rue de La Convention il y a quelques jours, je fus attirée irrésistiblement par ce livre en vitrine.

Dès que je je le commençai, un lien intime et douloureux m’a connectée à Philippe Lançon.

Cette voix des oubliés, des survivants des tueries de novembre 2015.

Je pensais souvent à ceux qui avaient péri et que j’aimais, mes vieux potes inconnus et pourtant si proches de Charlie, Charb, Cabu, Wolinski, le garde du corps Franck, la psy Elsa, Bernard Maris,  ceux de l’hypercacher, et tous les autres…  Mais aux survivants dont la vie avait été mise en miettes ce jour là, je ne pensais pas vraiment.

Philippe Lançon est arrivé presque par surprise.

Décrivant aussi minutieusement que possible les moments de juste avant, puis les quelques minutes avant le massacre qui arriva comme la foudre qui s’abat, un intervalle stupéfiant. Des minutes légères où chacun discute, voire badine avec les autres, où Philippe montre à Cabu, qui sait les apprécier, les photos inspirantes d’un livre de jazz . Où tous s’interrogent sur l’intérêt d’un article sur le Soumission tout juste publié de Houellebecq.

Et puis le fracas, la terreur, le sang, le bruit, la vision aberrante de la cervelle de Bernard Maris , les jambes noires des tueurs fignolant leur carnage.

Un intervalle insensé comme celui de la DMZ, la zone tampon entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, ouvrant sur une monde inconnu, douloureux, au point d’en être impensable.

Ni révolte, ni colère dans le Philippe d’après, celui qui se réveille d’un cauchemar qui ne finit jamais. Juste une tristesse insondable, un besoin de sentir la présence pudique et protectrice du petit frère qu’il ne voyait plus tant que ça.

De papa et maman qui reviennent, quoique très agés,  s’occuper de leur petit. Des très proches qui savent lui offrir une présence modeste et continue, comme un dôme de fer et d’amour qui repousserait toute attaque.

Et aussi l’incapacité, pour lui qui  a tant besoin d’apaisement, de supporter la présence de quelques très proches envahis par leurs émotions.

La reconnaissance envers ces policiers solides qui montent la garde jour et nuit jusqu’aux portes du bloc chirurgical. Envers ces soignants qui l’aident à renaître : à se laver, à faire ses besoins, à marcher, puis, les semaines passant, à avaler. À tenter de se projeter petit à petit sur l‘instant d’après,  la vie d’après.

Point de recette magique dans les gestes qui lui insufflent la force de continuer. Les gestes simples, souvent tendres  et plutôt vigoureux des aides soignants, des infirmiers, des brancardiers.  Les regards, affectueux, les sourires. La gentillesse du policier qui va voir si son vélo est bien resté à l’endroit où il l’avait posé devant Charlie.

Les  paroles si directes de sa chirurgienne bien-aimée qui ne supporte pas l’échec, qui ne renonce jamais,  dans l’adversité des multiples opérations et greffes,  qui lui donne toujours un  espoir, sans le moindre larmoiement, tout en discutant peinture et interprétations des partitas de Bach, sans ménager son temps dont on comprend qu’il est pourtant minuté. Cela fait partie du traitement. Car l’Art, de Proust, de Kafka, de Bach, de Flaubert, est au coeur des soins que Philippe Lançon a l’intuition, le besoin vital de s’auto administrer chaque jour, au même titre je crois que l’empathie humaine qui l’entoure et le perfuse dans les premiers mois.

La souffrance est l’invitée permanente de la vie du nouveau Philippe Lançon. Il ne disperse pas ses forces en plaintes, il se veut le patient modèle,  tel le jeune Louis XIV de Rossellini apprenant son métier de roi, totalement investi et déterminé à passer dignement chaque nouvelle minute de cette vie de dorénavant comme autant de Cap Horns.

Pas de révolte, mais tant de chagrin et de larmes irrépressibles.

Les mots sont la passerelle qui lui maintient la tête hors de l’eau au-delà des douleurs permanentes et multiples, d’abord dans les premières semaines quand il ne peut plus parler pour cause de mâchoire arrachée : mots sur une ardoise veleda, billets pour Libé et Charlie.

Puis petit à petit les mots qui font naître, dans l’apprentissage du malheur, le grand écrivain en lieu et place de la gangue qui enfermait le journaliste un peu libertaire, quinquagénaire et sympathique qu’il se contentait d’être  avant le 7 novembre 2015.

Parmi les passages les plus marquants de ce livre magnifiquement humain, il y a ceux où il relève les questions surréalistes qui le tourmentent alors qu’il n’est que plaies à vif : sa paie a t elle bien été virée sur son compte ? Son vélo est-il en sécurité ?

Et surtout ceux où il raconte le moment du nouveau passage à franchir : de grand blessé de guerre objet de sollicitude et de respect, visité par le président de la république, à celui du convalescent qui devient un peu trop encombrant, car cela dure, et cela va durer longtemps, et même, le comprend il peu à peu, toujours : les chambres sont rares à l’hôpital,  les soignants ne sont pas ses amis, ils restent des soignants attentionnés qui doivent eux-mêmes se protéger de trop d’amour s’ils veulent continuer à soigner. Les policiers fidèles,  et forts ne vont plus monter la garde autour de lui.

C’est seul qu’il doit envisager sa vie de désormais.

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