2018 05 18, D. Desjeux, sur mai 68 à Nanterre en France (1998)

Témoignage d’un réformiste de gauche sur mai 68 à Nanterre en France (1998)

(Traduction d’un texte anglais publié en 1998, puis en 2018 dans mon livre L’empreinte anthropologique du monde, Peter lang)

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Introduction

Pour le philosophe français, ancien maoïste, Alain Badiou, les manifestations en faveur de la fin de la guerre d’Algérie ont été les signes avant-coureurs de mai 68, comme il le déclare dans le numéro spécial consacré à mai 68 des Cahiers du Cinéma de mai 1998. Pour d’autres, ce sont les manifestations contre la présence américaine au Vietnam qui en sont les préludes. Tout cela est possible.

Si je me fonde sur mon expérience personnelle, c’est le concile de Vatican II, qui s’est ouvert à Rome, en Italie en 1962 et qui s’est terminé en décembre 1965 qui a joué le rôle le plus important de déclencheur de ma participation à mai 68 en ce sens qu’il avait remis en cause une partie de mes croyances personnelles, comme cela a été le cas nombreux catholique français.

Dans les années 1960, 25 à 50 % des Français étaient des catholiques pratiquants réguliers, c’est-à-dire allant à la messe tous les dimanches, d’après le magazine Sciences Humaines du 28 décembre 2007 qui s’appuie sur les travaux du chanoine Boulard. 96 % des Français étaient baptisés. C’était globalement une France catholique au sens culturel du terme, même si elle était en même temps « un pays de mission » par rapport à la classe ouvrière, pour reprendre le titre du livre de 1943 écrit par Henri Godin et Yvan Daniel, deux aumôniers de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC).

Après avoir passé sept ans dans un collège chic de jésuites du 16e arrondissement à Paris et une année à l’université de Nanterre entre 1964 et 1965, je suis rentré au grand séminaire d’Issy-les-Moulineaux, une banlieue proche de Paris. Là, j’ai étudié la philosophie ainsi que l’exégèse biblique qui m’a beaucoup servi par la suite dans mon travail d’anthropologie comparative.

Par exemple, entre 1975 et 1979, en travaillant sur la parenté au Congo dans le village Sundi de Sakamesso, j’ai découvert un cas de lévirat, c’est-à-dire celui d’une femme dont le mari était mort et qui était devenue l’épouse du frère cadet de son mari. Dans les Évangiles de Matthieu et de Marc, le Christ est lui-même confronté à un cas de lévirat au cours d’un débat avec les sadducéens, l’un des quatre grands groupes religieux juifs de l’époque qui ne croyait pas à la résurrection des morts. Cherchant à le mettre en contradiction, ils lui exposent un cas apparemment insoluble : si une femme, suite au décès de son mari, devient l’épouse successive des 7 frères conformément à la règle du lévirat, qui sera son mari au moment de la résurrection des morts, puisqu’elle aura eu plusieurs maris successifs. Le Christ « botte en touche » et répond que le problème ne se posera pas au ciel, car il n’y aura plus ni homme ni femme. En réalité, le père Tamisier qui nous enseignait l’exégèse avait fourni une réponse beaucoup plus anthropologique : elle sera la femme du premier frère qu’elle aura épousé. Cela m’a permis de comprendre sans difficulté le cas de Lévirat Sundi que j’ai découvert au Congo en 1977.

En 1998, la revue américaine French Politics and Society, par l’intermédiaire de Martha Zuber du CSO, me propose de publier un témoignage sur mai 68. Je le reprends ici à partir de l’anglais, car je n’ai pas retrouvé le texte français. Aujourd’hui je ne suis plus croyant religieusement. Je ne suis pas athée, l’athéisme représentant une autre forme de croyance. Je sais juste qu’aucune société ne peut se passer de croyance et que ces croyances sont hétérogènes au sein d’un même pays. La France est certes de traditions catholiques, mais traditions s’écrient avec un s. En termes simples, cela veut dire qu’il n’existe pas une, mais des sous-identités françaises catholiques, juives, musulmanes, bouddhistes ou autres, toutes avec un s, et que c’est ce mélange souvent conflictuel qui constitue l’identité française.

La révolution souterraine du catholicisme français provoqué par Vatican II

Quand j’ai commencé mes études au grand séminaire, en 1965, notre vie quotidienne était complètement organisée suivant le modèle des règles monastiques. Nous nous levions à six heures du matin et le soir il fallait éteindre les lumières entre 21 et 22 heures. La journée était ponctuée par les laudes, la prière de l’aube, la messe, l’angélus en fin d’après-midi et les complies le soir, et tout cela en latin. Toutes les heures, une cloche annonçait une nouvelle activité. Les repas étaient pris en silence pendant qu’un séminariste lisait la vie du saint du jour. Nous ne sortions du séminaire que le jeudi pour réaliser des activités caritatives et le dimanche après la messe. Tout cela à l’époque me paraissait normal.

Deux années plus tard, suite à de nombreuses réunions et à de nombreux débats autour des réformes liées à Vatican II à l’intérieur du séminaire, la plupart des règles avaient disparu. Nous étions autorisés à entrer et sortir quasiment comme nous le voulions. La messe et les prières étaient dites en français. Grâce à cette période, j’ai eu ma première expérience de confrontation à l’ordre social établi et de participation à un processus de changement profond. J’ai découvert la capacité à contester les règles qui n’étaient pas socialement justifiées. J’étais en faveur d’une église engagée dans le monde et j’étais opposé à une religion mystique qui se focalisait uniquement sur Dieu. J’étais plus intéressé par l’Évangile de Marc que par celui de Saint-Jean.

Si cela n’avait tenu qu’à moi, je ne me serais probablement jamais lancé dans un tel mouvement. Cependant, ce mouvement correspondait à un désir non formulé de libération d’un modèle de vie familiale et sociale traditionnelle dans lequel l’autorité paternelle quasi militaire pesait comme une chape.

Novembre 1967 : la première grève à l’université de Nanterre ou l’apprentissage de l’action collective.

Après avoir reçu un diplôme de philosophie aristotélicienne et thomiste de l’université Catholique de Paris qui a probablement joué un rôle important dans ma vision néoréaliste de la sociologie, je me suis inscrit en DEUG, un diplôme de deux ans avant la licence, en sociologie, à Nanterre, en octobre 1967. Nous avons eu la chance d’avoir comme professeur la première grande génération de sociologues avec Touraine, Crozier, Bouricaud, Lefebvre, Baudrillard, Lourau, Steudler, Tripier, Raymond, et grâce à Alain Touraine, Manuel Castells, un réfugié politique que j’ai entendu comme « guest speaker » au congrès de l’American Association of Anthropology à Atlanta des années plus tard en 1995 et Cardoso, qui sera président du Brésil en 1998. Touraine a accepté d’être mon directeur de doctorat de troisième cycle entre 1971 et 1975. Plus tard, d’abord comme auteur en 1978, puis comme responsable du département de sciences sociales aux éditions L’Harmattan jusqu’en 1995, j’ai publié beaucoup d’auteurs aussi bien « crozieriens », marxistes, « boudoniens, » « bourdieusiens, » ou rien du tout…

En novembre 1967, plusieurs grèves démarrent à Paris, à l’université de Nanterre, mais aussi à la Sorbonne et à Sciences-Po Paris. Les raisons de cette agitation sont diverses, comme le rapporte le journaliste Frédérique Gaussen dans Le Monde du 23 novembre 1967. Tout a commencé comme un mouvement spontané. Il est né de l’inquiétude de nombreux étudiants face à la réforme de l’université. Les étudiants se sont réunis par petits groupes de travail. Ils ont élu des délégués qui ont été discutés avec leurs professeurs les équivalences de diplôme entre l’ancien système et le nouveau. Les délégués n’étaient pas tous des responsables de l’UNEF. Le comité de grève, constituée à cette occasion, comprenait à la fois des étudiants syndiqués et non-syndiqués. L’initiative du mouvement a été prise par des étudiants en sociologie. Plusieurs maîtres-assistants les ont aidés à examiner les implications matérielles et pédagogiques de la réforme.

J’ai participé à la grève comme un des cinq membres non syndiqués du comité. Yves Stourdzé, qui est décédé il y a quelques années, et Philippe Meyer, un brillant sociologue et un journaliste connu aujourd’hui, était membre de ce comité. Pendant qu’une délégation d’étudiants, avec notamment Chantal De Baecque pour les lettres, était partie présenter nos revendications au doyen Grapin et à l’assemblée extraordinaire des professeurs, j’ai participé à l’organisation et à l’animation des 1000 à 2000 étudiants qui attendaient les résultats. Les étudiants étaient assis tranquillement dans le hall du bâtiment B qui était le symbole du pouvoir universitaire. Pendant que nous attendions, Barbet, le député-maire communiste de Nanterre est venu affirmer la solidarité des députés communistes de l’Assemblée nationale avec les étudiants en grève. Il insiste sur l’inadéquation du budget du ministère de l’Éducation avec les problèmes à résoudre dans l’université.

Ensuite, l’assemblée extraordinaire des professeurs s’est déclarée elle-même favorable à la consolidation ou à la création d’organismes de liaison entre les enseignants et les étudiants dans chaque département, comme l’écrit le journaliste Claude Gambiez dans Le Figaro du 22 novembre 1967. Le point de départ de l’action est « corporatiste ». Il n’y avait pas de but politique au commencement du mouvement social, au moins pour une grande part des étudiants. Certains étudiants revendiquaient la mixité dans la résidence universitaire où je logeais en octobre 1967. Une minorité de militants politiques se réclamait des Vietnamiens, des Cubains ou des Palestiniens. D’autres étudiants, certains appartenant à la communauté catholique comme moi, découvraient un univers qui leur était assez étranger. Cependant, certains avaient déjà une bonne expérience de la contestation de l’Église catholique et de l’animation de groupe grâce à leur expérience dans les mouvements de jeunes ou dans les organisations paroissiales.

J’ai appris à parler aux journalistes, à écrire des motions, à débattre avec toutes sortes de militants politiques — communistes, trotskistes, socialistes, maoïstes prochinois — à conduire des meetings, à parler à la radio, à parler au bon moment pendant une négociation collective ou une assemblée générale, à négocier des alliances avec d’autres groupes, et à analyser la situation politique afin de choisir le meilleur moment pour agir. Ce sont de vrais apprentissages dont l’utilité va bien au-delà de celle de la gestion d’un mouvement social. Tout cela a provoqué en moi de profondes transformations sur la façon de gérer les relations humaines et de considérer l’efficacité de l’action en société. J’ai notamment intégré la place des conflits, des marges de manœuvre et de leurs variations en fonction des situations.

J’ai aussi appris à ne pas prendre pour argent comptant les explications conspiratoires du pouvoir. À cette époque, les théories qui expliquaient les problèmes de la société française par des complots organisés par les communistes chinois ou russes étaient fréquentes. Par exemple, j’ai retrouvé dans mes archives personnelles de mai 68 le tract d’un mouvement se réclamant du renouveau chrétien et intitulé « quelles sont les origines de la gangrène ? » Il décrit les méthodes du parti communiste chinois tel qu’elles sont présentées par « le département numéro 106 dans un mémorandum secret du 12 février 1957, en citant le bureau d’information du Saint-Siège : “les camarades doivent infiltrer les écoles catholiques […] ils doivent se joindre aux étudiants, s’adapter à leur ressenti, apprendre comment leur communauté fonctionne, les observer et méthodiquement infiltrer tous les secteurs d’activité de l’Église catholique” », en gras dans le texte.

Mon travail sur la sorcellerie au Congo (D. Desjeux, 1987, Stratégies paysannes en Afrique Noire, l’Harmattan)  montre bien que les complots existent, mais que les liens de causalité entre l’intention et la réussite ne sont que rarement démontrés, et pour cause puisque la conspiration est secrète… La cohérence est la force la plus puissante qui entretient les croyances conspiratoires.

J’ai appris que le succès d’un mouvement social ne s’explique pas par des actions souterraines et des manipulations invisibles, même si des minorités complotent et essayent bien de manipuler la situation. Plus tard, en 1976, à Brazzaville au Congo, comme responsable de la section syndicale universitaire du Snes Sup, j’ai eu à participer à l’organisation d’une journée d’occupation pacifique de l’ambassade de France. L’issu de cette journée était incertain. Avant le début de l’action, il était très difficile de savoir si les enseignants universitaires français allaient soutenir ou non l’action. Finalement la mobilisation a été assez forte. J’ai donc compris que l’explication de la réussite des mouvements sociaux par des meneurs tout puissants était assez faible. Les agitateurs existent bien, mais si la situation n’est pas contraignante ou menaçante pour ceux qui doivent se mettre en grève, leur mise en mouvement est très difficile. C’est la situation qui explique la mobilisation.

Plus largement, je me méfie des surinterprétations, des approches globales et des explications qui se focalisent sur les représentations et les valeurs qui ne prennent pas en compte les contraintes de situation. Je ne crois pas plus aux actions spontanées. Cela m’a conduit petit à petit à comprendre la société comme la résultante d’effets de structure, comme un champ de forces, comme un cours des choses, le Shi 势 comme on dit en chinois, au milieu duquel les acteurs font des alliances, cherchent les marges de manœuvre qui vont leur permettre d’agir ou regarde comment prendre la fuite.

Mai 68, l’apprentissage de la régulation des conflits

Mai 68 est arrivé dans ce contexte. Je me souviens que c’est à la fois un grand événement, mais aussi un moment inconfortable sur le plan émotionnel. Je ne parle pas du mois de mai des barricades ou des pavés dans la rue auquel je n’ai pas participé. C’est un mai 68 plus modeste, un « mai réformiste » qui entre janvier et juin 1968 a été fait de discussions sur la réforme de l’université avec les membres de la communauté catholique de Nanterre, de sit-in en mars 68 sur le gazon de l’université de Nanterre menée avec humour et efficacité par Dany Cohn-Bendit, alors étudiant en DEUG de sociologie, de réunions avec des groupes de travail sur les changements à apporter à l’université et sur l’ouverture à faire sur le monde professionnel. Mon engagement dans toutes ses activités était fondé sur des buts réalistes. J’ai eu à me battre aussi bien avec les gauchistes qu’avec les conservateurs de droite. Je voulais éviter de tomber dans le messianisme d’un futur enchanté qui ne se réalisera jamais. Comme on disait à l’époque, le problème n’est pas le grand soir de la révolution marxiste, mais le réveil au petit matin, c’est-à-dire le moment où le réalisme et les contraintes quotidiennes reprennent le dessus.

Michel Crozier le 24 mai 1968 écrit une lettre ouverte aux étudiants, publiée par le Club Jean Moulin et dans laquelle il écrit : « vous vous êtes soulevés contre un monde absurde, contre le non-sens, contre la caricature de nous-mêmes et de notre tradition intellectuelle et scientifique qui a été construite par des générations de professeurs d’université pédants, par des bureaucrates à l’esprit étroit et des révolutionnaires autoritaires […] le but n’est pas d’être en plein délire même si vous avez réussi à communiquer votre délire à toute la France […] il y a dans votre mouvement la tentation de mettre en place une communauté close, un idéal d’autonomie, des groupes autosuffisants, mais enfermés dans des règles. Si vous entrez là-dedans, vous allez finir par reproduire le modèle traditionnel de société que vous voulez laisser derrière vous ». J’étais d’accord avec son réalisme. J’ai aussi observé son courage physique à Nanterre alors que les autres professeurs comme Lefebvre, Baudrillard ou Bouricaud ne venaient plus à Nanterre. Il est venu participer à une assemblée générale devant statuer sur les conditions d’obtention de l’examen de fin d’année en juin 68. D’après mon souvenir, avec Alain Touraine, il a pris position contre la majorité des étudiants radicaux. Ceux-ci voulaient, entre autres, donner automatiquement un diplôme à tous ceux qui avaient été blessés sur les barricades.

En dehors des réunions dans les groupes de travail et les assemblées générales mon souvenir le plus fort est la manifestation à Paris de 100 000 étudiants le soir du 13 mai. Elle faisait suite à la grande manifestation de la classe ouvrière qui avait mis dans les rues de Paris plus d’un million de Français. J’ai appris comment une manifestation était gérée. Certains avaient importé les techniques chinoises de mouvement de foule. Il fallait se mettre à courir en cadence et en criant « hop, hop, hop » pour garder un certain ordre dans la manifestation. Cohn-Bendit parlait avec un porte-voix. Il lançait des slogans qui devenaient de plus en plus dramatiques au fur et à mesure qu’on s’approchait de la Sorbonne dans le Quartier latin. Un autre slogan m’a beaucoup marqué, et j’en suis toujours fier comme Français : « nous sommes tous des juifs allemands » […]

À cette époque, je subissais une tension entre le besoin de protester contre l’ordre social, l’autorité, les règles, la participation au capitalisme et le désir d’être efficace, d’améliorer la réalité et d’être du côté des institutions. Je n’étais pas contre la société de consommation. J’avais le sentiment que l’extrême gauche protestait contre ce qu’elle appelait « les fausses valeurs de la société de consommation qui trompaient la classe ouvrière », tout cela finalement au nom des valeurs catholiques de pauvreté et de refus de l’argent. Mon sentiment était que la critique de la société de consommation de 1968 n’était pas honnête parce que les étudiants qui pour une grande part appartenaient à la bourgeoisie voulaient refuser l’entrée dans une société de consommation à laquelle ils appartenaient déjà. (Notes personnelles de décembre 1968.)

Cette période m’a aussi permis de découvrir les liens profonds entre les valeurs du catholicisme propre pays latin du Sud de l’Europe, qui sont opposés à « l’extorsion de la plus-value », par différence avec les pays du Nord de l’Europe, qui sont protestants, à dominante sociale-démocrate et qui sont favorables à la redistribution de la plus-value.

À cette époque, j’étais aussi opposé à l’extrême gauche qui de mon point de vue utilisait des méthodes néofascistes en humiliant les professeurs, en faisant pression sur les étudiants à l’université et dans les résidences universitaires, en demandant pour eux-mêmes la liberté d’expression qu’il refusait à ceux qui ne pensaient pas comme eux (notes personnelles de mai 68).

En mai 68 j’ai découvert à la fois la lutte des classes à travers le marxisme et les relations de pouvoir et d’intérêt entre les acteurs sociaux grâce à Michel Crozier. Mon univers de droite catholique était en train de se reconstruire sur de nouvelles bases. C’est pourquoi mai 68 ne renvoie pas à un grand moment de fusion et de happening, mais plutôt à un moment de découverte des conflits concrets et des batailles qui traversent toutes les sociétés. Je découvrais que « l’autre » pouvait être dangereux. J’avais 22 ans. Il était temps de devenir adulte. Je me suis marié à 23 ans. J’avais 24 ans quand ma fille aînée Olivia, qui est trisomique est née. À 25 ans, nous sommes partis pour huit ans en Afrique et à Madagascar.

La loi Edgar Faure et la création du MARC 200 à Nanterre : l’apprentissage du réalisme politique.

Au dernier trimestre 1968, Edgar Faure, le ministre de l’Éducation Nationale du général de Gaulle, prépare une nouvelle loi sur l’université. En m’appuyant sur le réseau des catholiques de gauche de la communauté catholique de Nanterre, quelques amis et moi lançons le MARC 200 (Mouvement d’Action et de Recherche Critique), mouvement pour lequel il fallait présenter 200 candidats pour être représenté dans tous les départements de l’université. C’était un mouvement mi politique mi syndical. Nous nous sommes réunis en décembre 1968 et nous avons lancé notre mouvement le 6 janvier 1969 avec un manifeste de trois pages qui étaient le résultat d’un compromis entre plusieurs tendances : les catholiques sociaux, les étudiants de la SFIO (l’ancêtre du parti socialiste), les étudiants du PSU (une scission de la SFIO), et quelques réformistes indépendants.

Une partie de notre programme était influencée par les idées du livre écrit par Bourdieu et Passeron, Les héritiers, publié en 1967. Nous déclarions que nous étions opposés à la fois à la participation aveugle et à l’obstruction systématique à la réforme de l’université. Cette position était difficile à soutenir dans le département de sociologie de Nanterre qui était plutôt opposé à la loi. J’avais du mal à comprendre que d’un côté certaines personnes demandent qu’on prenne en compte ce qu’elles disent et que de l’autre quand cela était en partie pris en compte, ils le refusent.

Cela m’a appris quelque chose d’important sur les comportements humains : ce n’est pas parce que des personnes demandent quelque chose que c’est bien cela qu’ils désirent réellement. La demande concrète est plus souvent l’indicateur de l’existence d’un malaise, d’un manque de sens, que d’une demande de passage à l’action et de changement réel. J’ai aussi compris que participer et négocier n’était pas toujours possible. Pour le faire, il faut engager un rapport de force favorable entre des acteurs qui n’ont pas les mêmes atouts.

Le 2 mars 1969, Le Monde annonce que les syndicats d’étudiants de gauche avaient gagné presque la moitié des représentants élus. 29 des 100 étudiants élus venaient de l’UNEF Renouveau dirigée par les étudiants communistes et 19 du MARC 200. C’était une grande victoire pour un mouvement qui n’avait que deux mois d’existence et qui se situait entre le parti communiste et les mouvements de la droite traditionnelle. C’était aussi une leçon de stratégie qui montre qu’il est possible de gagner sur un temps court si l’action engagée fait partie d’un plan à long terme et surtout si elle est basée sur un solide réseau social.

Quelques mois plus tard, je suis entré en politique. J’ai pris part à une réunion politique avec Jean-Pierre Worms pour préparer le lancement du Nouveau Parti Socialiste présidé par Alain Savary. J’ai rejoint le parti socialiste en 1969 dans la section locale de Créteil affilié au CERES et animée par les deux frères Portelli. Je suis resté au parti socialiste jusqu’en 1982. J’ai quitté l’Église catholique, sans crise, à la fin des années 1970. Maintenant je suis agnostique.

Conclusion

Aujourd’hui [en 1998], mai 68 me paraît à la fois très près et très loin. La plupart des idées de mai 68 sont devenues banales. C’est pourquoi mai 68 est une période clé pour comprendre la génération des papy-boomers, celle de ceux qui sont nés entre 1945 et 1955 et qui est en charge [en 1998] de la plupart des activités culturelles, économiques ou politiques en France. En même temps, rien n’a été résolu, parce que la solution d’une génération n’est pas nécessairement adaptée au problème de la génération plus jeune. Rien ne doit être considéré pour acquis. Tout peut être remis en cause. Comme Sisyphe qui pousse sa pierre, nous devons continuer à pousser sans fin la nôtre. Ce n’est pas une vue pessimiste, mais une volonté de refuser une vision du monde totalitaire qu’elles soient religieuses ou politiques. Le sens de la vie n’est pas donné.

Cependant, d’un point de vue plus sociologique, on voit bien aujourd’hui que les mouvements sociaux vont avoir avec des effets de générations, et surtout avec l’énergie qui est le propre de la jeunesse. Ce n’est probablement pas le politique qui est le moteur des changements sociaux de grande envergure, mais plutôt une nouvelle génération éclatée entre les différentes fractions de la classe moyenne qui exprime son besoin de faire du nouveau, que ce soit à travers des partis politiques institués, des mouvements politiques, voir révolutionnaires et violents dont l’islam radical en est une des expressions les plus fortes..

 

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