2018 01 test dominique desjeux

portrait de Dominique Desjeux antropologue, professeur à la Sorbonne, Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Citée

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AAA Washington : Business Anthropology Session

Dominique Desjeux

L’empreinte anthropologique du monde.

Si je pars de mon expérience, toute ma vie professionnelle a été construite autour de la mobilité géographique, historique et intellectuelle

L’anthropologie professionnelle favorise la connaissance en mouvement, la connaissance mobile et donc la créativité.

Elle perçoit ce qui émerge dans la vie quotidienne et qui est bien souvent invisible pour les entreprises et les politiques publiques.

Elle explique les contraintes de l’innovation et accompagne le changement quand cela lui est possible.

La mobilité est une façon de transgresser les normes du milieu professionnel auquel on appartient, ici le milieu académique et les normes établies de la scientificité.

Transgresser c’est prendre des risques. Le milieu académique français n’est pas toujours réceptif à l’hybridation de la recherche universitaire et de la recherche financée par le privé. De ce que je connais des États-Unis, ce n’est pas très différent.

Jean Stoezel par exemple, professeur à la Sorbonne après la guerre, a créé l’IFOP en 1938, après a

voir découvert l’institut GALLUP et les premiers sondages d’opinion aux États-Unis. D’après un de ses anciens étudiants que je connaissais bien il ne parlait jamais de ses activités professionnelles à la Sorbonne pendant ses cours.

De même Pierre Bourdieu dont l’enquête sur la photographie a été publiée sous le titre Un art moyen en 1965, mentionnait bien le financement de Kodak, mais sans qu’il y ait de discussion ensuite dans ses livres théoriques sur l’apport ou non du financement privé pour la recherche académique.

Pour ma part, au contraire, j’indique dans toutes les enquêtes l’origine du financement et surtout j’essaye de montrer, comme je vais l’évoquer après, comment la demande des entreprises, des administrations et des O.N.G. peut être un apport pour la réflexion anthropologique et l’utilité sociale.

J’ai fait des terrains en Chine que je n’aurais jamais pu faire sans le financement de Chanel, de L’Oréal, de Danone, d’EDF, de Beaufour Ipsen International, Pernod Ricard, Asmodée, Lego, etc. j’ai régulièrement des remarques critiques à la fin de mes conférences sur l’anthropologie professionnelle.

 

Toute ma trajectoire professionnelle a été marquée par de nombreux passages et de transposition de mes enquêtes de terrain, le plus souvent en équipe, d’un univers à un autre pour aboutir à des formes hybrides de connaissances pratiques, théoriques et épistémologiques :

Le passage permanent de l’univers académique à l’univers professionnel, de l’univers du travail à celui du chômage :

J’ai appris à travailler avec des méthodes pluridisciplinaires, et donc en participant beaucoup moins au débat entre écoles, en enseignant pendant 15 ans en école d’agriculture, en climat tropical ou tempéré. C’est là que j’ai appris à travailler avec des pédologues, des agronomes, des zootechniciens et des économistes.

J’ai été au chômage deux fois dans ma vie, dont une fois 2 ans, et une fois deux mois juste avant d’être nommé professeur titulaire à la Sorbonne, ce qui m’a appris à apprendre aux étudiants à comment trouver du travail ou créer une entreprise.

Ma première recherche sous contrat date de 1969. En 50 ans, j’ai eu autour de 200 contrats avec les adminis

trations, des O.N.G. et les entreprises. Négocier des contrats m’a fait progresser en épistémologie, car je me suis rendu compte qu’un des obstacles à l’obtention d’un contrat tenait bien souvent aux conceptions scientifiques implicites du client qui raisonne en termes d’analyse quantitative ou de sciences expérimentales et a beaucoup de mal à comprendre la scientificité d’une approche qualitative.

En 1990, avec Sophie Taponier qui est décédée en 2001, j’ai créé une entreprise de recherches privées, argonautes, en référence à Malinowski et à la mobilité, parallèlement à mon travail de professeur à la Sorbonne où j’étais responsable d’une formation professionnelle par la recherche, de niveau MBA puis Ph.D.

 

Le passage de l’univers des grandes organisations et de l’administration française avec Michel Crozier à la fin des années 1960 au projet de développement agricole en Afrique subsaharienne, puis aux pratiques de consommation de la classe moyenne dans le monde et tout particulièrement en Chine depuis 1997.

Cela m’a permis de transposer l’étude des pratiques et des représentations des petits paysans dans les rizières, les champs de manioc ou de coton, le maraîchage comme lieu de production de consommation et d’échange sur lesquelles j’ai travaillé à Madagascar et au Congo, entre 1971 1980

à celle des pratiques et des représentations dans les salles de bain, les livings ou les cuisines de la classe moyenne urbaine dans le monde, en France, au Danemark, en Chine, aux États-Unis ou au Brésil : cela m’a permis de montrer que la décision d’achat ne relevait pas d’un individu et d’un moment face linéaire des supermarchés, et qu’elle relevait d’un processus collectif, d’un itinéraire avec des jeux d’acteurs et des contraintes matérielles, sociales et symboliques.

 

Le passage des recherches décidées par l’enseignant chercheur aux recherches demandées par des clients du secteur public ou du secteur privé, ce que j’ai appelé la ROD Research On Demand, pour faire référence à la VOD, Video On Demand !

Grâce à la ROD j’ai été sans cesse confronté à des problèmes nouveaux et inconnus, à des milieux inconnus, à des métiers inconnus et dans des langues inconnues ou qui n’étaient pas la mienne, comme aujourd’hui. Je travaille souvent en trois langues : en français, en anglais et dans la langue locale.

Par certains côtés on devient un peu anormal par rapport aux personnes ordinaires. On est comme le sorcier, le nganga au Congo, on voit ce que les autres ne voient pas. On est souvent plus créatif, mais on est peut-être moins bon pour gérer les routines.

Cela m’a aidé à démarrer une recherche non pas à partir d’une question théorique, mais à partir d’un

e question pratique, en pratiquant l’induction et l’observation empirique afin de remonter ensuite vers des modélisations plus théoriques et interprétatives.

La force de l’anthropologie est de reposer autrement les problèmes ce qui donne de nouvelles pistes, de nouvelles idées pour trouver d’autres solutions alors que l’on a l’impression qu’il n’y en a pas. Cela permet aussi de prendre conscience des contraintes et des problèmes à résoudre et donc des potentialités de changement et d’amélioration du problème à résoudre.

 

Le plus souvent on me pose l’une des trois questions suivantes : comment trouver des idées nouvelles, comment faire circuler l’idée nouvelle à l’intérieur d’une organisation ou d’un système d’action, analyser la réception de cette idée nouvelle dans l’espace domestique ou la communauté. C’est le passage de l’invention à la réception c’est-à-dire l’étude du processus social de construction de l’innovation.

Exemples :

Je suis en train de travailler avec une équipe d’économistes qui cherchent à faire baisser le bilan carbone en France et au Brésil, à partir de l’étude de la consommation de la classe moyenne.

Un des résultats de l’enquête qualitative en France a montré que pour une partie des Français si le repas ne comporte pas de viande, ce n’est pas un « vrai repas », notamment quand on reçoit des invités. S’il n’y a pas de viande, les invités pensent qu’on ne leur accorde pas beaucoup d’importance et que la personne qui reçoit est avare.

Par contre les chiffres démographiques montrent que du faîte du vieillissement de la population la consommation de viande a tendance à baisser. Ces deux observations vont permettre aux économistes de mieux pondérer les indicateurs qu’ils utilisent pour simuler l’avenir.

Pour le maquillage en Chine, on va montrer par exemple que cela crée des conflits à l’intérieur des familles chinoises entre les grands-parents et les jeunes filles par exemple. Aux États-Unis, pour certaines femmes ne pas sortir maquiller c’est comme sortir sans vêtement.

Au Congo il fallait expliquer pourquoi les petits producteurs ne voulaient pas adopter la motoculture. Pour pratiquer la motoculture, il faut dessoucher le terrain, ce qui est un gros travail alors qu’ils ne sont pas propriétaires de la terre. Il risque donc de travailler pour le propriétaire sans en tirer de bénéfices. Ceci explique pourquoi ils ne veulent pas acheter de motoculteur.

J’ai travaillé sur l’infidélité par rapport aux marques dans les années 2000 montrer que ce n’était pas uniquement une question de motivation ou d’infidélité, mais que le changement de marque pouvait aussi s’expliquer par des effets de cycle de vie.

Le plus souvent nous cherchons avec mes équipes à expliquer la logique de ce qui paraît irrationnel d’un point de vue économique, technique, biologique ou des sciences expérimentales.

Le plus souvent on montre aussi que le consommateur est difficile à manipuler sauf s’il est coincé dans l’usage d’un système d’objets concrets par exemple les cartouches d’encre pour l’imprimante, les lames de rasoir ou un système informatique. On cherche à comprendre les contraintes matérielles, sociales et symboliques qui organisenet son action.

 

En conclusion, comme anthropologue professionnel, j’utilise quatre outils :

l’enquête qualitative à base d’interviews, d’observation, de photos, de films, d’animation de groupe, de chat sur Internet

l’analyse stratégique, en termes d’acteurs et de relations de pouvoir, qui me permet de comprendre comment fonc

tionne l’organisation du client qui me demande l’enquête et donc de comprendre les enjeux des résultats de l’enquête afin de mieux les présenter.

La méthode des échelles d’observation qui me permet de faire apparaître les effets de classes sociales, ou les effets de jeu d’acteur, ou les effets de motivation ou de calcul individuel en fonction du problème posé.

Les méthodes d’animation et de conduite du changement que je mobilise une fois les résultats présentés pour faire travailler le client sur les objectifs et les tâches à réaliser pour résoudre le problème posé.

 

Merci pour votre attention.

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