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Traduction en français ci-dessous après les articles en anglais
Journal of Business Anthropology
The Journal of Business Anthropology is an Open Access journal which publishes the results of anthropological and related research in business organizations and business situations of all kinds. This website is the home of JBA, and here you will find the Published Issues as well as Reviews of literature relevant to the field. The journal also publishes Field Reports and Case Studies as they are submitted. Please refer to the relevant sections for updates.
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Vol 5, No 1 (2016)
Table of Contents
Editorial
1-5
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Part 1: An Archaeology of Business Anthropology
Richard R. Wilk, Eric J. Arnould
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6-36
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30 Years Later―Does the Shoe Still Fit?
Richard R. Wilk
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37-44
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Rethinking Old Thoughts
Eric J. Arnould
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45-53
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Part 2: Pioneering Business Anthropology
Hard Cases
Steve Barnett
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54-63
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The itinerary approach of a business anthropologist: between mobility, diversity and networks
Dominique Desjeux
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64-76
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Fond Remembrances of Past Futures
ken anderson
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77-88
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Agency Growing Pains: Ethnography in the 1980s
Barbara Olsen
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89-104
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Conditions of Creativity: Adding Historical Perspective
John McCreery
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105-115
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Part 3: Articles
Marte Fanneløb Giskeødegård
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116-136
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Mari Bjerck
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137-153
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Tommy Tse
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154-179
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Valediction
Prose and Qualms: On Editing the Journal of Business Anthropology
Brian Moeran
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180-188
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ISSN: 2245-4217
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Une démarche itérative d’anthropologue professionnel, entre mobilité, diversité et réseaux
Dominique Desjeux, anthropologue, professeur émérite à la Sorbonne
Université Paris Descartes, Sorbonne Paris cité
Consultant international
Parler de soi est toujours compliqué quand on sait, comme socioanthropologue, que l’on n’est pas le centre du monde et que ce que l’on a réalisé est en partie la résultante de forces qui nous gouvernent et de la collaboration d’un réseau d’amis, de collègues et de nombreuses équipes sur le terrain. Mais c’est aussi un plaisir, celui de témoigner qu’il existe un avenir, que des choses sont possibles, que les sciences humaines sont utiles même si leur efficacité n’est pas toujours démontrable, mais j’ajouterai, comme pour toute activité humaine comme le rappelle le mythe de Sisyphe, celui qui poussait sa pierre jusqu’en haut de la montagne et qui voyait redescendre cette pierre et qui recommençait à la pousser jusqu’en haut, le mystère étant la source de l’énergie que nous pousse à remonter.
Les origines religieuses et politiques de l’envie de transformer le monde : de Vatican 2 à mai 1968
De façon paradoxale, bien que je sois aujourd’hui absolument agnostique en matière de religion, je pense que mon intérêt pour les applications de la sociologie et de l’anthropologie me vient de mon passé catholique. C’est un passé progressiste, c’est-à-dire qui pense que l’objectif d’un chrétien est de changer le monde pour le rendre meilleur, plus efficace et, éventuellement, plus juste. Au début des années 1960, le concile de Vatican 2 a transformé le rapport au monde d’une partie des catholiques, plus en faveur d’une recherche d’une transformation de la société que de l’amélioration de la relation à Dieu. Cela donnera en Amérique du Sud la « théologie de la libération ». 50 ans plus tard c’est le versant conservateur extrémiste des religions qui semble prendre le dessus. Cela veut dire que le contenu d’une religion est peu explicatif en soi. Ce sont les acteurs sociaux qui y sélectionnent ce qui va dans de la justification de leur action conservatrice ou transformatrice.
Être agnostique ne veut pas dire être athée, car dire que Dieu n’existe pas est une croyance aussi indémontrable que son existence. C’est dire que je ne sais pas. Cela est resté pour moi une grande règle épistémologique qui est d’essayer d’éviter de dire que quelque chose que je ne vois pas n’existe pas, comme je le théoriserai plus tard dans les années 1980 et 1990 avec les échelles d’observation. Celles-ci montrent qu’il n’y a pas d’observation sans découpage de la réalité et que ce que l’on observe à une échelle d’observation très micro sociale, comme l’individu, disparaît à une échelle d’observation macro sociale. Cela m’évitera de dire que les classes sociales ont disparu ou que les individus n’existent pas, pour reprendre un débat classique dans les sciences humaines et sociales, en tout cas en France, depuis les années 1980.
Mai 1968, à Paris et dans le monde occidental, a été un grand moment d’effervescence et de remise en cause des institutions qui paraissaient bien établies comme celle de l’autorité du père ou du rôle subordonné de la femme dans la famille et, plus généralement, vis-à-vis des hiérarchies sociales dans les organisations et la société. C’est le moment de l’apprentissage d’une forme de transgression sociale et intellectuelle par rapport au catholicisme avec la découverte des marxismes, de Marx à Rosa Luxembourg sur l’impérialisme, en passant par Kautsky sur la rente foncière et Hilferding sur le capital financier, et des classes sociales avec Pierre Bourdieu dans son livre Les héritiers (1967).
En décembre 1968 je crée un mouvement politique étudiant réformiste, le MARC 200, ce qui veut dire : Mouvement d’Action et de Recherche Critique. Tout y est, l’action, l’exploration et la déconstruction. Il en restera cette énergie à vouloir transformer et créer des choses nouvelles et à relativiser les croyances religieuses, idéologiques et politiques au profit d’une approche compréhensive qui part des acteurs sociaux en situation, de l’adoption progressive d’une position agnostique comme règle scientifique et de l’apprentissage de la transgression. Ce sont probablement ces éléments de vie personnelle qui m’ont amené à pratiquer en même temps des recherches empiriques à visée opérationnelle auprès des entreprises, des administrations et des ONG, et théoriques, grâce à la publication de ces enquêtes sous forme de livres et d’articles. Bien évidemment ce qui parait clair aujourd’hui relève de « l’illusion rétrospective », car à l’époque j’agis sans bien savoir où je vais et bien souvent je ne comprends ce que j’ai fait qu’après avoir agi.
L’apprentissage du travail d’enquête sous contrat : répondre à une demande plutôt que de partir de ses propres centres d’intérêt
Le développement de ce goût pour le concret et l’enquête empirique, ce qui forme la base de la socioanthropologie professionnelle, n’aurait pas été possible, si je n’avais pas rencontré en 1967, à l’université de Nanterre à coté de Paris, le sociologue Michel Crozier. Il vient d’introduire en France la sociologie des organisations, avec The Bureaucratic Phenomenon (1964), qui repose sur l’analyse stratégique comme mode d’explication des interactions sociales sur la base de relations de pouvoir qui se construisent autour de zones d’incertitude. Il est dans le prolongement de l’enquête d’Alvin Gouldner dans Patterns of Industrial Bureaucracy (1954) qu’il nous avait fait lire comme étudiant, ainsi qu’Asilums d’Ervin Goffman qui venait d’être publié en français par Pierre Bourdieu (1968).
J’ai travaillé avec lui au CSO (Centre de Sociologie des Organisations, CNRS/Centre National de Recherche Scientifique), ainsi qu’avec Erhard Friedberg et Jean-Pierre Worms, entre 1969 et 1971, grâce à des recherches sous contrats sur la politique industrielle et le corps des Mines, l’un des réseaux les plus puissants au sommet de l’État français. Cela veut dire qu’à 23 ans, j’ai appris à faire des enquêtes non pas à partir de mes propres objectifs, mais à partir des demandes d’un commanditaire, le ministère de l’Industrie français. J’ai aussi appris à travailler avec un financement dans un temps limité. J’ai compris l’importance des réseaux dans le fonctionnement des sociétés et dans les processus collectifs de décision et d’innovation. Un des objectifs de cette enquête finalisée était de fournir des pistes de réflexion sur la façon d’améliorer le système de décision de l’administration française. C’est ma première expérience de recherche-action qui sera publiée en micro-fiche chez Hachette en 1973.
L’analyse stratégique est l’outil le plus opérationnel que j’ai eu à mobiliser depuis presque 50 ans et que j’ai pu utiliser aussi bien pour comprendre la sorcellerie au Congo que les relations de pouvoir à l’intérieur de la famille, en France, en Chine, au Brésil ou ailleurs, c’est-à-dire ce qui explique, pour une part, les choix des consommateurs, le fonctionnement des marchés, les stratégies de survie des plus pauvres sous contrainte de pouvoir d’achat ou les conditions sociales de réalisation des processus d’innovation.
En France, en sociologie, la pratique des enquêtes de terrain ne se généralisera que dans les années 1980 à 1990. Dans les années 1960, la sociologie est très théorique, très morale et très militante. Elle est centrée sur l’État et les classes sociales, ce qui, comme je le montrerai 20 ans plus tard avec les échelles d’observation, peut-être tout à fait pertinent à une échelle macro sociale, mais perd beaucoup de sa valeur à l’échelle micro sociale, celle de l’analyse stratégique interactionniste, et à l’échelle micro-individuelle, celle de la personne.
À cette époque, l’empirisme réaliste de Michel Crozier est mal vu du milieu universitaire de gauche. C’est pourquoi il développera son réseau vers les milieux politiques et économiques. Il sera très enseigné dans les grandes écoles de commerce françaises et beaucoup moins à l’université, sauf depuis une vingtaine d’années. J’en ai tiré une leçon : il faut essayer de travailler à la marge du système académique, de l’intérieur ou de l’extérieur, et élargir ses réseaux en France et à l’international, pour garder des marges de manœuvre suffisantes pour continuer à explorer, à faire des détours et à innover si on veut pouvoir œuvrer dans le sens d’un rapprochement entre le milieu académique et le milieu professionnel, mais sans se faire détruire, ni par l’un et par l’autre.
Le détour anthropologique : de la dénonciation dans l’imaginaire à la description réaliste des usages dans la vie quotidienne
En 1971, je pars enseigner quatre ans à l’École Nationale Supérieure d’Agriculture de Tananarive à Madagascar où je mène une enquête sur les effets d’un projet de développement rural sur les transformations de la paysannerie malgache. J’essaye d’utiliser à la fois une approche marxiste qui dénonce la domination bureaucratique et une approche stratégique en termes de jeux d’acteurs. Je deviens aussi éditeur d’une revue pluridisciplinaire, Terre malgache. J’apprends ainsi à travailler avec des ingénieurs et des économistes, comme Philippe Hugon. Je commence à découvrir la diversité des logiques d’explication des phénomènes humains. Ce sera le début d’une longue carrière d’éditeur qui passera par l’Harmattan, les PUF (Presse Universitaire de France) et la revue Sciences Humaines créée par Jean-François Dortier et Jean-Claude Ruano.
En plus, j’apprends à gérer la tension, que provoque mon rapport, avec l’organisation chargée de diffuser les nouvelles technologies agricoles de production du riz dans les villages des Hauts Plateaux malgaches. La société d’intervention n’apprécie pas beaucoup la dénonciation de son action, ce que je peux mieux comprendre aujourd’hui qu’hier ! Cette enquête sera publiée à l’Harmattan sous le titre La question agraire à Madagascar (1979). J’aurai plus tard d’autres tensions avec d’autres clients que j’apprendrai à mieux gérer.
Je vais comprendre plus tard, au Congo, que le fait de dénoncer peut posséder une efficacité limitée. Montrer le jeu des acteurs et leurs relations de pouvoir, sur un mode réaliste et compréhensif, sans les enchanter par un imaginaire qui leur permet de fuir la réalité, est souvent perturbant pour les acteurs sociaux car cela leur montre les contraintes et donc les marges de manœuvre et les opportunités qui sont à leur portée. Une fois comprises ces contraintes réalistes, les acteurs peuvent remobiliser l’imaginaire qui leur donnera l’énergie d’agir comme manager ou comme militant.
Au Congo, où je travaille comme anthropologue de 1975 à 1979, j’enseigne à l’Institut de Développement Rural de Brazzaville, toujours avec des ingénieurs. En parallèle je mène une nouvelle enquête sur les effets d’un projet de développement rural financé par le PNUD/ONU. C’est là que je vais mettre au point la plupart des méthodes anthropologiques que je vais utiliser ensuite pour analyser le comportement des consommateurs en France, en Chine, au Danemark, avec Tine François et Dominique Boucher, en Angleterre, en Espagne, au Sénégal, avec Emmanuel Ndione et l’ONG ENDA, au Brésil ou aux États-Unis.
L’observation du procès de travail agricole, depuis le travail de la terre jusqu’à la récolte, m’inspire la formalisation de la « méthode des itinéraires » pour comprendre les processus de décision collective d’usage et d’achats des consommateurs, en ville, depuis les discussions à la maison jusqu’aux usages dans le logement en passant par les étapes de la mobilité, de l’acquisition, du stockage et des déchets, comme nous l’exposerons plus tard avec Sophie Alami et Isabelle Garabuau-Moussaoui dans Les méthodes qualitatives (2009). On retrouve cette méthode de travail par itinéraire dans la sociologie des sciences et des techniques, en anthropologie de la maladie avec les itinéraires thérapeutiques ou encore en économie avec l’étude des filières.
À l’inverse du marketing qui se centre sur l’individu et le moment de l’achat, l’approche anthropologique permet de comprendre que l’achat n’est qu’un moment d’un processus collectif. L’achat est sous contrainte du jeu social qui se développe à l’intérieur de la famille dans les différentes pièces de l’espace domestique, comme la cuisine, le living ou la salle de bain. Ces pièces sont l’équivalent des différents types d’espaces agricoles, les champs de bas fond, les champs de colline, les jardins autour de la maison, les vergers, que j’avais observés dans le village de Sakamesso au Congo. L’anthropologie m’a permis d’apprendre à transposer.
Les pratiques de consommation, centrées sur les usages, sont encastrées dans trois instances : celle des systèmes d’objets qui forment la culture matérielle, celle des interactions sociales et des réseaux sociaux « pré numériques », et celle du sens, de la symbolique et de l’identité personnelle ou professionnelle. Elles varient aussi en fonction des cycles de vie. Surtout, l’observation de ces pratiques varie en fonction des échelles de l’observation. C’est ce que je suggère à la fin de mon livre sur la paysannerie congolaise, Stratégies paysannes en Afrique Noire (1987) dans lequel je montre que la nécessité de réfléchir à des solutions opérationnelles amène à minimiser les approches déterministes. Et pourtant cette dimension existe bien, même si elle ne fonctionne pas de façon mécaniste comme en physique, mais elle n’est visible qu’à l’échelle macro sociale ou à l’inverse au plus micro, en génétique. À l’échelle micro et méso sociale on observe des jeux d’acteurs avec des marges de manœuvre et donc avec des possibilités de faire évoluer le système que l’on observe (p. 215 et sq.). L’important n’est donc pas de rechercher la meilleure échelle d’observation, mais, à partir d’une échelle sur laquelle on est le plus compétent, de régulièrement changer échelles pour observer ce qui est en train d’émerger ailleurs et qui n’est pas forcément visible à l’échelle de notre observation anthropologique.
La force de l’anthropologie professionnelle : une capacité à observer ce qui émerge à partir des demandes des clients qui font face à des problèmes inconnus ou incertains
Entre 1979 et 1981, de retour d’Afrique, je me retrouve au chômage pendant deux ans. Quand je suis parti en Afrique en 1971 il y avait 100 000 chômeurs en France. Quand je suis rentré en 1979 il y en avait 800 000. Il y en a aujourd’hui plus de 5 millions. Cette période m’a appris à comment développer mon emploi et à devenir entrepreneur. À l’époque c’était plutôt original.
En 1981, je deviens professeur de sociologie à l’École Supérieure d’Agriculture d’Angers où je vais continuer à travailler sur les innovations en milieu agricole et commencer à développer des enquêtes pour les entreprises, grâce à Bernard Nazaire et à ADRIANT, une société spécialisée dans l’analyse sensorielle, sur les comportements des consommateurs. En 1985 je ferai ma première enquête sur les usages d’un logiciel de comptabilité agricole dans un milieu qui confondait, comme moi, l’écran, l’ordinateur, le clavier, le logiciel et qui ne savait même pas où on pouvait acheter un ordinateur. En 1994, je publierai avec Sophie Taponier un livre intitulé Informatique, décision et marché de l’information en agriculture grâce à une série d’enquêtes financées par le département informatique du ministère de l’Agriculture dirigée par Vincent Wahl. Nous rédigerons un chapitre sur les S.I.G. (Système d’Information Géographique) qui sont les ancêtres des big data.
L’évocation de ces enquêtes et de ces publications permet de comprendre l’apport de l’anthropologie empirique dans la durée. Bien souvent, quand on travaille sous contrat, le client fait appel à nous parce qu’il est confronté à un problème nouveau et qu’il ne sait pas comment l’aborder. Ce domaine est tout aussi inconnu pour l’anthropologue. La méthode d’observation est la force de l’anthropologie empirique. Nous savons comment nous repérer dans un milieu inconnu et dans lequel nous n’avons aucun point de repère. La grande référence est celle de Bronislaw Malinowski qui a du décrire le monde inconnu des trobriandais dans lequel il s’est retrouvé plongé par le hasard de la guerre mondiale, en 1914. J’ai eu ce même sentiment d’étrangeté avec l’exploration de la sorcellerie au Congo, dans les années 1970, celle de l’informatique dans les entreprises et chez les usagers français à partir de 1980 et celle de la vie quotidienne en Chine à partir de 1997. La force de l’anthropologie professionnelle qui travaille à la demande des clients est sa capacité à comprendre ce qui est en train d’émerger sous forme de signal faible et sans que l’on sache bien où cela va nous mener. L’anthropologie professionnelle est une anthropologie de l’émergence.
En 1988 je suis licencié de l’ESA d’Angers suite à un conflit du travail. Je me retrouve au chômage, en instance de divorce et avec la garde de mes quatre enfants, dont ma fille ainée qui est handicapée. Deux mois plus tard, en 1988, je suis nommé professeur d’anthropologie sociale et culturelle à la Sorbonne, dont le nom est aujourd’hui Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité, afin de développer une interface entre le monde académique et le monde professionnel. C’est ce que je vais faire en prenant en charge le Magistère de Sciences Sociales appliquées à l’interculturel, à la consommation et au développement durable.
En parallèle, j’ai intégré les éditions l’Harmattan où j’ai créé une quinzaine de collections en 20 ans. Mon objectif est de favoriser la publication d’enquêtes empiriques, quelle que soit l’école théorique des chercheurs, et d’éviter la publication de livres purement conceptuels. J’ai fait une exception, en 1990, avec la thèse non conventionnelle de Bruno Péquignot, Pour une critique de la raison anthropologique. Comme éditeur je me sens bien incapable de juger la valeur d’une théorie puisqu’au fond je les trouve toutes intéressantes. Par contre je me sens capable de juger de la valeur méthodologique d’une enquête de terrain. En plus, publier des enquêtes empiriques, c’est potentiellement favoriser les liens entre connaissances académiques et monde de l’entreprise.
Les échelles d’observation, un outil professionnel qui permet de développer une expertise anthropologique de coopération pluridisciplinaire
En 1990, nous créons Argonautes, une société privée de recherche et d’intervention, avec Sophie Taponier. Elle décèdera en 2001, quelques jours avant the 8th Interdisciplinary Conference on Research in Consumption, à la Sorbonne, que nous avions organisée avec Daniel Miller, Russel Belk, Soren Askegaard, Olivier Badot, Alison Clark, Sophie Chevalier, Fabrice Clochard, Peter Falk, Guliz Ger, Isabelle Moussaoui, Peter Otnes, Don Slater, Richard Wilk, Yang Xiao Min. Nous maintiendrons le séminaire grâce au soutien de tous. Un réseau professionnel est aussi un réseau d’amis.
Les échelles d’observation sont le principal outil professionnel que nous allons développer sur 30 ans, avec Sophie Taponier, Sophie Alami, Isabelle Moussaoui, Fabrice Clochard, Gaëtan Brisepierre et bien d’autres. C’est un outil flexible qui montre que le système d’explication peut varier en fonction des découpages de la réalité, suivant trois types de causalité : la corrélation, que l’on mobilise dans les enquêtes quantitatives et les sciences expérimentales du comportement, le sens qui est surtout mobilisé pour travailler sur les individus, et l’effet de situation, qui relève d’une causalité mobile qui varie en fonction du jeu des acteurs, des incertitudes et des changements de configuration de la situation. Comprendre que le système de causalité n’est pas le même pour tous les acteurs, et, notamment, que pour la plupart des clients, qu’ils soient à la direction générale, dans la R et D, les études, la prospective, le marketing ou militants dans une ONG, la seule causalité scientifique est celle qui est prouvée par des corrélations, et donc hors situation concrète, hors interactions entre les membres de la famille, permet de mieux comprendre la difficulté à vendre de l’anthropologie et donc de mieux argumenter. Une conclusion inattendue est que c’est mon expérience de négociation des contrats qui m’a fait progresser dans ma réflexion épistémologique pratique, dont les échelles d’observation en sont l’aboutissement, comme je le montre en 2004 dans mon livre Les sciences sociales, aux PUF.
Ce que montre l’anthropologie appliquée à la consommation, c’est que la marque n’a pas beaucoup de valeur explicative sur l’usage et l’achat d’un produit. L’achat est la résultante d’une activité collective, visible à l’échelle micro sociale, mais aussi de tensions autour de la définition et de la régulation des règles du jeu de la consommation, comme marché et donc comme système d’action, ce qui est visible à une échelle méso sociale, ou encore de l’évolution des modes de vie et de la géopolitique, visible à l’échelle macro sociale. Or dans les années 1980/1990, les clients de la grande consommation pensent que la marque, la fidélité à la marque, le territoire de la marque et son capital sont les principaux facteurs explicatifs de l’achat par les consommateurs. Il est donc difficile de vendre de l’anthropologie qui désenchante la croyance dans la marque comme cela est le cas dans le milieu de la grande consommation.
Par chance pour les anthropologues professionnels, les années 1990 voient émerger de nouveaux clients grâce à Internet et à la montée de la téléphonie mobile et des nouvelles technologies de la communication qui demandent un temps d’apprentissage plus complexe que celui du savon, de la lessive ou du shampooing. Nos principaux clients seront France Télécom qui devient ensuite Orange et Bouygues Telecom. Un autre client inattendu sera lié à l’énergie électrique. L’électricité conditionne le fonctionnement d’Internet. Son coût joue aussi un rôle clé dans le pouvoir d’achat des différentes strates de consommateurs. Les plus démunis sont menacés par la crise économique qui fait suite à la crise boursière de 1987, puis par la montée des BRICs entre 2000 et 2008. Ces deux crises vont être aussi à l’origine de nouveaux marchés pour les anthropologues de la consommation. Grâce à EDF et aux nombreuses enquêtes qu’ils nous ont commandées, nous publions en 1996 Anthropologies de l’électricité, les objets électriques dans la vie quotidienne en France. Un troisième thème sera celui de la mobilité, avec le ministère de l’Équipement et des Transports et la mission Recherche de La Poste qui financera une enquête sur le déménagement.
Il est toujours compliqué de savoir comment les collègues universitaires apprécient ou non ce mélange entre travail académique et travail professionnel. Parfois une polémique autour d’un livre que nous avons publié, comme celui sur Les méthodes qualitatives en 2009 montre qu’une partie des collègues sont fortement opposés à la professionnalisation de la sociologie et de l’anthropologie au nom de la pureté scientifique, même si toutes les enquêtes que nous avons menées dans des laboratoires en France et en Afrique montrent cependant qu’il n’existe pas beaucoup de pureté en sciences. De plus en plus, j’ai des demandes pour expliquer comment j’ai créé un doctorat professionnel à la Sorbonne entre 2007 et 2014. Bien souvent, dans l’assemblée, il y a une personne qui conteste ce genre de diplômes en dénonçant le fait que l’anthropologie soit « instrumentalisée » par les entreprises. Mais récemment, en 2016, j’ai participé à une table ronde face à un public où il y avait plus de 150 personnes, la plupart des doctorants, et sans aucune contestation. Cela indique que sous la contrainte de déboucher, une partie des docteurs sont prêts à se professionnaliser. L’anthropologie professionnelle reste encore un sujet conflictuel. Mais il est aussi possible de penser que la professionnalisation de l’anthropologie et de la sociologie qui permet de se confronter aux réalités qui émergent et donc qui évitent de s’enfermer dans des débats scolastiques sur des concepts abstraits qui ont peu de liens avec cette réalité représente une nouvelle opportunité pour la sociologie académique.
Il reste à résoudre la question du financement qui n’est pas simple, car des entreprises privées peuvent être favorables à des recherches anthropologiques si cela leur permet de mieux résoudre leurs problèmes et si les sciences humaines font la preuve que la façon dont elles abordent les problèmes est plus efficace que celle des consultants en marketing ou en management. Une des faiblesses que je ressens par rapport à ma façon de faire de l’anthropologie est que je ne cherche pas à enchanter la réalité, ce qui est souvent demandé par le client. Je cherche plutôt à montrer le monde tel qu’il est avec ses résistances, ses relations de pouvoir et ses consommateurs comme des acteurs autonomes, avec des problèmes à résoudre, et surtout aujourd’hui avec une capacité de contester ce qui lui est imposé par les entreprises.
L’anthropologie professionnelle, une pratique qui demande de la mobilité géographique, des réseaux et une diversité des thèmes d’enquête
Entre 1994 et 2001, j’enseigne un mois par an, comme visiting professor, à USF, Tampa, Florida. Grâce à des discussions avec Douglas Harper, je découvre la sociologie visuelle. Avec Eric Arnould, l’un des futurs fondateurs de la CCT (Consumer Culture Theory), je vois pour la première fois comment un anthropologue qui a travaillé sur le Niger applique ses compétences à la consommation. Avec Mark Neumann, l’auteur de On the Rim: Looking for the Grand Canyon (1999), nous allons faire de l’ethnologie sonore (audio documentary) auprès d’un groupe de travailleurs mexicains qui protestent contre le bas prix des tomates. Plus tard avec Patricia Sunderland et Rita Denis, dans les années 2000, les éditeurs du Handbook of Antropology in Business (2014), nous travaillons sur les soins du corps pour L’Oréal à New York. Au Brésil, ce seront les enquêtes que nous allons mener avec Roberta Dias Campos, Maribel Carvalho Suarez, Leticia Moreira.Casotti et Estelle Galateau sur les soins du corps ou la consommation économe. En Chine ce sera avec Ken Erickson sur les voitures, Laurence Varga sur la Diarrhée de l’enfant, Anne Sophie Boisard sur les classes moyennes chinoises.
En 1994 je découvre au congrès de l’AAA (American Association of Anthropology), à Atlanta, que 50% des anthropologues qui ont un PHP travaillent en dehors de l’université. L’objectif du Magistère que je dirige à la Sorbonne est de former des socioanthropologues qui seront capables de travailler en dehors du monde académique et pour certains de créer leur propre société sur le modèle d’Argonautes. Notre société Argonautes est donc stratégique pour la formation des étudiants. Elle nous ouvre aux entreprises. Elle permet aux étudiants de se professionnaliser. Ils apprennent à observer les usages et donc les conditions sociales de l’acquisition d’une nouvelle technologie. De plus, nous créons une collection à l’Harmattan pour publier les enquêtes des jeunes chercheurs, ce qui les rend plus visibles sur le marché du travail. Tout cela aboutira à la création en 2015 d’un réseau de 45 anthropologues professionnels francophones, suite à une idée de Lionnel Ochs avec qui nous nous sommes retrouvés en 2014 à Londres pour le congrès du réseau professionnel EPIC et que nous avons appelé :anthropik.
Ce réseau fait suite à de nombreux réseaux professionnels auxquels j’ai participé : l’APS (Association Professionnelle des Sociologues) dans les années 1980 en France, avec Renaud Sainsaulieu ; La NAPA (National Association for the Practice of Anthropology) en 1994, avec Elisabeth Briody, Julia Gluesing, Marieta Baba, que je retrouverai dans un travail pour Motorola avec John Sherry, Jean Canavan, Gary Bamossy, Janeen Costa ; 2007, séminaire sur les méthodes qualitatives à la Sorbonne avec notre réseau habituel américain, chinois, brésilien et français, et en plus Hy Mariampolski et Bruno Moynie pour l’anthropologie visuelle; 2012, lancement par Robert Tian à Guangzhou, en Chine, de l’International Conference on Applications of Anthropology in Business, avec notamment Timothy de Waal Malefyt, Maryann McCabe et une trentaine d’anthropologues professionnels. La 5ème conférence se tiendra à Beijing en 2016.
Tous ces réseaux montrent que l’anthropologie professionnelle est aussi le résultat d’une construction sociale et qu’elle n’est pas simplement une œuvre individuelle. Ces réseaux possèdent en plus une dimension particulière qui est l’importance de la confiance. Nous sommes sur un marché compétitif qui demande que nous soyons sûrs de la fiabilité des personnes que nous recommandons ou avec qui nous travaillons. La contrainte du marché garantit la rigueur méthodologique. L’amitié garantit la confiance. L’amélioration permanente des techniques qualitatives de recueil de l’information de l’observation à Internet garantit la fiabilité.
Le financement des enquêtes : une incertitude permanente qui suit les évolutions de la géopolitique
En 1997, je suis invité à Guangzhou en Chine, par mon ami et collègue Zheng Lihua, directeur du département de français de l’université Guangwai, à enseigner pendant trois mois et demi les méthodes d’enquête anthropologique aux étudiants chinois qui apprennent le français. La consommation est en train d’émerger en Chine. Le laboratoire Beaufour Ipsen International nous demande une enquête sur les usages sociaux de la mémoire en Chine. EDF nous demande de travailler sur les périurbains pauvres autour de Guangzhou. Orange nous commande une enquête sur les usages du téléphone mobile. Nous développons ensuite des terrains avec L’Oréal et Chanel sur les soins du corps et le maquillage, avec Pernod-Ricard sur les usages de l’alcool, avec Danone sur les boissons non alcoolisées, avec la Française des Jeux sur les pratiques ludiques des Chinois ou encore avec Asmodée sur les jeux de société. Le plus souvent nous travaillons avec l’équipe de l’université Guangwai et des doctorants chinois comme WANG Lei, HU shen et MA Jing jing. Les interviews et les observations sont réalisées en chinois puis traduits et discutés en français. Depuis une dizaine d’années, j’apprends le chinois pour essayer de mieux rentrer dans les logiques sociales et culturelles de la société chinoise. Les progrès sont lents mais l’apport est majeur.
Depuis une vingtaine d’années, ces observations financées par des entreprises privées cherchant à comprendre le fonctionnement de la société chinoise nous a permis de voir émerger la nouvelle classe moyenne urbaine chinoise. Une partie de ces enquêtes ont été faites dans le cadre de thèses cofinancées par les entreprises privées et l’État français. D’autres ont été financés par des contrats à durée limitée. Plusieurs de ces thèses ont été publiées à l’Harmattan. Nous venons de publier avec YANG Xiaomin et HU Shen un article sur « Classe moyenne et consommation ou les mutations silencieuses de la société chinoise, depuis 1997. » (2016). Cette publication est un bon exemple des compromis raisonnables que l’on peut faire entre les clauses de confidentialité auquel nous sommes tenus vis-à-vis des entreprises quand elles pensent que certains résultats sont stratégiques par rapport à leur développement, la qualité des enquêtes de terrain et les exigences d’une publication scientifique.
Le point important à noter est que la plupart des enquêtes que j’ai publiées depuis 40 ans ont été financées par des entreprises privées, des administrations ou des O.N.G. et que pour moi il n’y a pas beaucoup de différence entre une recherche fondamentale et une recherche appliquée. Dans les deux cas, la qualité de l’enquête de terrain est la même. Ce qui peut varier c’est le temps nécessaire pour faire passer puis traiter 20 à 50 entretiens. Le temps pourra être deux et neuf mois pour une enquête sur financement privé, un à deux ans pour un financement public. Dans un cadre universitaire il peut dépasser trois ans. Par contre c’est l’usage des résultats de l’enquête qui différencie le travail académique du travail appliqué. Pour un travail académique, le temps de la modélisation et des lectures nécessaires à la discussion autour de cette modélisation sera beaucoup plus important. Dans la recherche appliquée, le temps de traduction des résultats en informations opérationnalisables sera beaucoup plus important.
Conclusion
Aujourd’hui, la principale conclusion à laquelle je suis arrivée, en termes pratiques, par rapport aux usages sociaux de l’anthropologie par les entreprises, est que l’outil anthropologique est un apport réel quant à la connaissance de l’usager final, qu’il soit un consommateur, une entreprise ou encore un département à l’intérieur de l’entreprise qui commande l’enquête anthropologique. Cependant une fois les résultats présentés, les connaissances anthropologiques sont absorbées par les logiques sociales qui gouvernent le fonctionnement de l’organisation. À la sortie de l’entreprise, au moment de la mise sur le marché, l’apport de l’anthropologie est souvent invisible. Encore plus, il me semble que pour que l’anthropologie soit acceptée dans une entreprise, il faut que ses résultats soient réinterprétés, transformés par les acteurs qui cherchent à développer un nouveau bien, un nouveau service, une consommation plus économe, ou une aide aux plus pauvres. C’est ce que j’ai approfondi avec Annie Cattan et Pragmaty, une société spécialisée dans la conduite du changement et dont je suis actionnaire avec ma société Daize and co.
Cependant les anthropologues sont là pour rappeler que si l’entreprise veut innover elle doit sans cesse tenir compte des problèmes non résolus dans la vie quotidienne des usagers, ce que l’entreprise a souvent tendance à oublier au profit de la marque et des logiques internes de son fonctionnement.
Une autre conclusion est que l’anthropologie ne représente qu’une partie de la solution. Les contraintes de la production liée aux machines qui fabriquent les produits, les contraintes de financement qui limitent ou favorisent les investissements en faveur d’une innovation, les modes de management qui favorisent ou non la flexibilité des entreprises, pèsent souvent d’un poids supérieur à celui des connaissances apportées par l’anthropologie.
J’ai remarqué cependant, qu’une partie des clients étaient fortement intéressée par les données de contextes culturels, géopolitiques, ou comparatifs avec d’autres situations que pouvait lui apporter l’anthropologue bien au-delà du produit ou du nouveau service pour lequel l’enquête a été commanditée. L’anthropologue professionnel n’apporte pas simplement des informations sur les motivations et le sens que le consommateur donne à ses pratiques, il apporte aussi une vision de la société, une analyse du champ de forces dans lequel l’entreprise agit, de l’émergence des mouvements sociaux qui transforment les modes de vie et la vie politique, une attention aux nouvelles technologies qui menacent ou non son business modèle, c’est-à-dire tout le contexte de ce qui peut rendre incertain le développement de l’entreprise.
Paris le 4 avril 2016