Desjeux Dominique, 2015, « préface », in Wang Lei, Pratiques des soins du corps en Chine. Le cas des cosmétiques, l’Harmattan, pp. 11-17
PRATIQUES ET SENS DES SOINS DU CORPS EN CHINE Le cas des cosmétiques Lei Wang Préface de Dominique Desjeux Cette recherche est partie de l’idée que les pratiques liées aux produits cosmétiques sont une partie de la culture. En tant qu’analyseurs de la société, elles ne se limitent pas à des besoins individuels. La société chinoise contemporaine est ainsi abordée à travers l’observation des pratiques liées à l’esthétisation et aux soins du corps. La culture intègre les valeurs et les représentations que les acteurs et la société se font d’eux-mêmes, mais aussi les pratiques et les jeux sociaux liés aux soins du corps, ainsi que l’histoire de leur évolution.
(Coll. Logiques sociales, 27 euros, 276 p., mai 2015) EAN : 9782343060699 EAN PDF : 9782336379388
Préface
La montée de la classe moyenne en Chine semble aujourd’hui une question qui préoccupe les politiques et les intellectuels chinois, mais peut-être plus en vue de construire une norme morale de la « bonne classe moyenne » que comme une exploration empirique de terrain, comme le suggère Jean-Louis Rocca en 2010. Une fois fait ce constat dans une interview réalisée pour La vie des idées, par Émilie Frenkiel, elle-même auteure d’un livre original Parler politique en Chine publiée en 2014, il continue en remarquant que « très peu de gens travaillent sur les classes plus aisées. »
Or justement la grande originalité du livre de WANG Lei est de nous faire pénétrer à l’intérieur de cette classe moyenne supérieure chinoise par le biais de la consommation, celle des cosmétiques et des crèmes de beauté de luxe, et des pratiques quotidiennes de soins du corps traditionnelles et modernes. Cette observation anthropologique est loin des « bruits » de la politique ou des « fureurs » des mouvements sociaux qui seraient passés en 10 ans, entre 2004 et 2014, de 40 000 à 200 000 d’après les chiffres officiels cités par le Herald Tribune International puis le New York Times International pendant cette même période.
Au contraire, avec WANG Lei nous rentrons, au sens propre, dans l’univers feutré des salles de bain, dont certaines sont équipées de baignoires, signes de la distinction sociale des classes moyennes supérieures, au même titre que l’apprentissage du piano, l’usage des appareils électroménagers, la consommation de vin rouge ou encore du whisky japonais comme à Taipei, comme le montre la recherche en cours sur la sociabilité des Chinois à travers le jeu, l’alcool et l’argent réalisé par HU Shen. Nous pénétrons dans les instituts de beauté où se mêlent les soins du visage et les massages du corps. Nous expérimentons l’usage des ventouses et des plantes médicinales. Nous pénétrons dans les show-rooms de luxe des marques Chanel, Dior ou Louis Vuitton qui sont bien souvent des marqueurs urbains de la présence dans ces quartiers de ces fractions de la classe moyenne supérieure chinoise.
C’est une approche micro sociologique qui s’attache à observer les détails matériels de la vie quotidienne, la place du rouge à lèvres, celle du mascara pour les cils, de la « crème de séparation » (隔离霜Gélí shuāng) pour le visage, qui protège des menaces des produits de maquillage, ou des vernis à ongles, comme analyseur à la fois du rapport au corps, à la santé et à la morale des Chinois, mais aussi de la vie de couple, des tensions éventuelles avec la belle-mère, des conflits entre plus âgées et plus jeunes sur l’usage du maquillage des jeunes filles de moins de 18 ans, des nouveaux rapports entre hommes et femmes, dont le roman de MOU Xiao Ya (Les femmes ont-elles besoin des hommes ?, 2013) et donc de la construction en cours de la classe moyenne urbaine, et « côtière », chinoise, dans sa diversité.
Cette enquête nous permet de saisir le déplacement des tensions à l’intérieur de la famille chinoise marquée par l’enfant unique, et peut-être même, comme HU Shen en fait l’hypothèse, le passage d’une société patriarcale, à une société où le pouvoir des femmes dans la vie privée et familiale devient de plus en plus important, du fait de leur relative rareté démographique.
Wang Lei commence par rappeler qu’il a toujours existé en Chine une tradition d’esthétisation du corps, au moins pour les femmes des classes supérieures. La révolution culturelle à éradiquer la plupart de ces pratiques de maquillage. À partir des années 1980, celles qui donneront naissance à la première génération d’enfants uniques, les trentenaires-quarantenaires d’aujourd’hui, on assiste à la mise en place d’une offre de produits de beauté et tout particulièrement dans le luxe. Ce sont des marques étrangères qui vont permettre aux femmes chinoises les plus aisées de réapprendre les mises en scène de base de leur corps.
Le fait que ce soit des marques étrangères pourrait laisser croire à une occidentalisation des pratiques de soins du corps des Chinois qui contribuerait à la réduction de l’identité chinoise. Une des conclusions, contre-intuitives, du travail de WANG lei est de montrer qu’en réalité une grande partie de ces pratiques de maquillage et de soins du corps ont été réinterprétés par la matrice traditionnelle chinoise des techniques du corps et notamment celles qui se réfèrent à la circulation de l’énergie, au qì 气. Une partie des gestes liés au visage renvoie aux pratiques anciennes de la gestion du qì et de l’équilibre dynamique du corps. Ce mouvement permanent du corps est déjà évoqué dans le travail de François Julien (2005) sur Le nu impossible à représenter, car trop statique.
On retrouve cette même continuité aujourd’hui entre les pratiques alimentaires traditionnelles associées à la symbolique des aliments « chauds » rè 热et des aliments « froids » lěng 冷, et les pratiques modernes des repas dans le logement ou à l’extérieur, comme l’avait déjà montré, il y a une dizaine d’années, Yang Xiao Min, dans son livre La fonction sociale des restaurants en Chine (2006). C’est aussi ce que montre aujourd’hui MA Jingjing dans sa recherche en cours sur la gestion quotidienne de l’eau non potable ou en bidon, et des boissons « énergétiques » dans l’espace domestique et les espaces de la mobilité.
Les femmes chinoises distinguent les produits d’hygiène qui servent à laver le corps, les produits de soins qui ont pour objectif d’entretenir la peau et les produits de beauté qui ont pour fonction d’embellir le corps. Wang lei va détailler de façon très fine ces trois grandes fonctions des produits liés à l’entretien du corps et le sens social de leur usage. Elle va montrer par exemple le rapport ambivalent des femmes chinoises vis-à-vis des produits de blanchiment (Whitenning), perçus à la fois comme des dangers potentiels pour la peau et en même temps comme une des conditions de la réalisation d’un des critères de beauté de la femme chinoise, qui remonte loin dans le temps, et qui est d’avoir la peau blanche. La cherté du produit dont l’accès est plus facile pour les femmes de la classe moyenne supérieure, et le fait d’être vendu sous une marque étrangère joueront comme deux signes de la qualité et donc de la sécurité du produit.
L’hydratation de la peau ne relève pas que du seul confort physique ou de l’esthétique personnelle. Cette pratique permet de limiter les rides qui jouent en défaveur de la femme au moment où, les risques de divorce augmentant, elle doit entretenir l’esthétique de son « capital corps », pour « garder son mari », mais aussi au cas où elle devrait retourner sur le « marché matrimonial » ou se retrouver en compétition avec une autre femme. Les « produits de beauté » sont des analyseurs efficaces de l’évolution des couples et de leur instabilité dans la nouvelle société urbaine en train d’émerger en Chine.
De même la légèreté ou la force du maquillage représente une mise en scène de soi, comme femme, qui peut autant renvoyer à l’image d’une femme conforme aux normes sociales qu’à celle d’une femme de « mauvaise vie ». À travers le maquillage se révèlent les formes subtiles de la transgression et de la conformité sociale.
Au final, la mise en scène du corps de la femme qui avait été réduite à sa plus simple expression pendant la révolution culturelle, la « période sombre », est devenue aujourd’hui une mise en scène totale qui touche à la fois le visage comme signe de la beauté intérieure, le cou comme signe de la jeunesse ou de la vieillesse, les mains comme signe de distinction sociale et les pieds comme signe de l’élégance et de la jeunesse. Tous ces signes sont mobilisés de façon stratégique comme signes de la différenciation sociale et générationnelle, comme signes de la « face » du mari, de son prestige social, ou encore comme signes de l’efficacité professionnelle d’une femme, comme un moyen de réassurance dans une négociation commerciale par exemple. Ils peuvent autant signifier la domination que l’autonomisation de la femme.
La mise en scène du corps de la femme a d’abord évolué en fonction de la croissance économique et de l’ouverture des années 80. Aujourd’hui cette mise en scène suit les deux grandes étapes du cycle de vie qui structure les pratiques du maquillage permises, interdites ou prescrites, celle de l’enfance avant 18 ans (小孩 Xiǎohái), et qui correspond, à l’école primaire, au collège et au lycée, et après 18 ans, celle des « grandes personnes » (大人Dàrén). à l’université puis dans la vie professionnelle. Les pratiques de maquillage sont donc des marqueurs de la nouvelle construction identitaire d’une partie des jeunes urbains chinois. Elles sont aussi le signe de l’importance plus grande que joue le groupe de pairs, notamment à l’école, dans l’apprentissage de l’artificialisation du corps et par rapport aux transgressions éventuelles vis-à-vis des normes sociales instituées.
Pour le moment le maquillage est encore interdit en Chine pour les moins de 18 ans. En pratique il existe de nombreuses adolescentes qui se maquillent en dehors de l’école. C’est une source de tension et de conflits à l’intérieur de la famille. Cette source de tension est d’autant plus forte que la famille accorde ou non une importance prioritaire au concours national, et qu’elle cherche à éviter tout ce qui peut détourner l’enfant unique de son travail scolaire, comme l’ont montré Sophie Alami (2013) et Anne-Sophie Boissard dans leur enquête sur le jeu en Chine et dans 6 pays dans le monde en 2004.
Quand on compare l’équipement des salles de bains les années 90 avec celui des années 2010, on constate à la fois une amélioration extrêmement importante de confort et une multiplication des produits de beauté, surtout dans la classe moyenne supérieure. À travers ces produits de grande consommation, ces détails du quotidien, dont certains sont les signes de la conformité aux normes et d’autres sont l’expression d’une opposition aux parents et donc d’un conflit de générations, on peut observer l’importante de la mutation qui est en train de transformer la Chine. On comprend peut-être mieux le sentiment d’incertitude et d’instabilité que ressentent une partie des familles chinoises face à ces nouveaux phénomènes, face à cette nouvelle jeunesse, face à ces nouveaux couples, face à ces nouvelles femmes.
La consommation est souvent abordée sous l’angle du plaisir, de l’addiction, du gaspillage ou de la vie superficielle. L’enquête de Wang lei, qui a pu être réalisé grâce à une thèse CIFRE, financée par Chanel pendant trois ans, nous décrit par le menu les objets matériels, les espaces domestiques et les gestes des soins du corps aussi infinitésimaux soient-ils. Et pourtant elle réussit le tour de force de nous aider à comprendre la dimension sociétale et l’importance des changements que ces pratiques quotidiennes nous permettent de saisir. La Chine est peut-être arrivée à un plateau ou à la fin de ses « 30 glorieuses ». Elle est entrée dans la société de grande consommation. Elle doit faire face maintenant à une classe moyenne dont les demandes se diversifient, dont les modes de vie deviennent plus mouvants et donc quelque part à une plus forte imprévisibilité, à une plus forte incertitude interne et géopolitique qui peut autant être source de contraintes que de potentialités, comme l’indique bien le sens du mot crise en chinois.
Paris, le 3 février 2015
Dominique Desjeux anthropologue, professeur émérite à l’université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité, professeur invité à l’université Guangwai à Guangzhou depuis 1997.