2014 12, D. Desjeux, « Rien n’est jamais acquis à terme : Perspectives anthropologues sur la concurrence », in A quoi sert la concurrence ? Revue CONCURRENCE, pp. 56-60

2014 12 COUV LIVRE CONCURENCEDesjeux D., 2014; « Rien n’est jamais acquis à terme : Perspectives anthropologues sur la concurrence » in A quoi sert la concurrence, sous la direction de Martine Behar-Touchais, Nicolas Charbit et Rafael Amaro, Edition Concurrences, Revue des droits et de la concurrence, pp. 56-60

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Dominique Desjeux

Quand l’anthropologue s’éloigne de ses territoires traditionnels, ceux de la parenté, du culte des ancêtres et des tensions sociales autour de l’accès à la terre agricole qui conditionne la survie des familles villageoises en Afrique et à Madagascar, pour investir le champ de la consommation des classes moyennes urbaines en Chine, au Brésil, aux États-Unis ou en France, comme je l’ai fait à partir des années 1990, il retrouve comme un air de déjà-vu alors que tout pourrait paraître si différent. La compétition pour l’accès à la salle de bain le matin, la concurrence pour l’accès aux nouvelles technologies de la communication dans le living le soir, les tensions autour de la gestion du chauffage et de l’énergie dans le logement, les conflits dans la voiture pour maîtriser le choix de la musique ou pour avoir accès au volant une fois reçu au permis de conduire, apparaissent comme les prolongements urbains de la gestion rurale de la concurrence pour l’accès aux espaces qui conditionnent le déroulement, bon ou mauvais, de la vie quotidienne. La bataille pour le contrôle du living et de ses usages, à une échelle micro sociale, celle des interactions entre les membres du foyer, est symboliquement au cœur des concurrences familiales. « L’amour ne suffit pas », il faut aussi gérer la concurrence entre acteurs familiaux.

C’est pourquoi, le contrôle social de la communauté villageoise sur les individus, les relations de pouvoir entre les aînés sociaux et les cadets sociaux, et la régulation des tensions par un dispositif de contraintes symboliques, « la sorcellerie », ressemblent, comme un palimpseste invisible, aux compétitions que l’on peut observer aujourd’hui dans les espaces domestiques urbains des sociétés contemporaines. La compétition pour l’accès, ou pour interdire l’accès, aux différentes pièces du logement y est aussi forte qu’à la campagne quand il s’agit de contrôler l’accès à la terre. Cet accès conditionne à son tour les usages des différents biens de consommation et services qui ont été acquis dans un supermarché ou par Internet. Cette acquisition fait souvent suite, en fonction des situations, à une forte pression des enfants sur les parents, des parents sur les enfants, au sein du couple, du groupe de pairs, des amis, ou des collègues professionnels. La force symbolique que représente la publicité idyllique de la « famille Ricoré », produite en 1994, paraît d’autant plus puissante qu’elle exprime une libération dans l’imaginaire des contraintes très réelles qui existent à l’intérieur de la famille. L’enchantement publicitaire est un des moyens de gestion dans l’imaginaire des concurrences domestiques.

Cependant une partie des tensions familiales qui sont observables à un niveau très micro sont aussi la résultante d’une série de concurrences, invisibles à cette échelle, qui traversent la société et qui sont observables à une échelle macro sociale. Aujourd’hui, le temps du travail concurrence le temps de la consommation et des loisirs. Entre 1985 et 2000, l’écart entre un temps de travail standard, de 9h à 17 h, et le temps de travail familial avant 9 h et après 17 h, s’est creusé. Cela veut dire qu’une partie des employé(e)s du commerce et des services, des artisans, des commerçants, des professions libérales, des chefs d’entreprise, des familles monoparentales ont des horaires de travail, tard le soir, tôt le matin, ou dans la nuit qui rentrent de plus en plus en concurrence avec leur vie de famille, comme l’a montré le sociologue Laurent Lesnard en 2009.

De plus la demande des consommateurs pour faire baisser les prix rentre en concurrence frontale avec celle des salariés qui demandent des augmentations de salaire ou qui cherchent à obtenir un travail, et qui sont bien souvent les mêmes personnes. Il est aussi important de rappeler que tous sont en compétition avec les revenus du capital qui n’ont cessé de grignoter les revenus du travail depuis le début des années 1990 comme le montre Thomas Piketty en 2013. 10 % des Américains les plus riches possèdent 70 % de la richesse nationale, soit l’équivalent des inégalités qui existaient aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Le plus intéressant à retenir pour comprendre le jeu de la compétition entre groupes sociaux est que les acteurs les plus riches sont aussi les plus actifs politiquement, les plus proches du monde politique et donc sont ceux qui ont le plus d’atouts pour faire pression en faveur de leurs intérêts.

C’est ce que l’on peut observer à l’échelle mésosociale, celles du marché comme système d’action, du système politico-administratif et des luttes entre acteurs collectifs, consommateurs, entreprises, scientifiques et médias. La lutte pour influencer les règles du jeu de la redistribution de la richesse nationale en faveur de tel ou tel groupe, et que l’on peut observer aujourd’hui en France à travers la mise en place d’une politique de « rigueur » ou « d’austérité », s’exprime à travers des effets de réseaux sociaux « prénumériques », comme ceux des grands corps de l’État, des grandes écoles de commerce, et de très nombreux groupes de pression professionnelles, qui tous sont en concurrence pour faire peser sur les autres le poids des prélèvements fiscaux et des changements structurels. En période de crise profonde, comme nous le sommes depuis 2008, la principale concurrence porte sur la capacité, forte ou faible, à faire pression sur les sommets de l’État que ce soit à travers des réseaux discrets, ou à travers des mouvements publics de protestation sociale, ou à travers des votes politiques extrêmes. Les atouts de chacun étant inégaux, et donc la concurrence étant elle aussi inégale, cela explique que la demande des Français soit très forte en matière de changement vis-à-vis des politiques. Cependant bien souvent ce qui n’est pas compris c’est que la demande de changement ne porte pas sur soi, mais sur les autres. Un bon gouvernement, dans l’imaginaire, est celui qui est capable de faire changer les autres, de transformer les effets négatifs de la concurrence dans le sens de ses intérêts, intérêt des acteurs qui d’un point de vue anthropologique sont toujours postulés comme légitime a priori.

À une échelle très macro, celle de la géopolitique, on peut observer une progression forte de la contrainte de pouvoir d’achat qui a suivi l’augmentation du cours des matières premières au niveau mondiale entre 2000 et 2008 corrélées avec l’augmentation d’une partie des dépenses contraintes liées à l’alimentation et à l’énergie notamment. Cette progression a introduit de nouvelles tensions à l’intérieur de la famille au moment des arbitrages pour l’achat des biens et services, au moins pour les familles françaises les plus démunies, soit à peu près 30 % des personnes aux revenus les plus bas. Cette augmentation est due pour une part à la montée de la classe moyenne supérieure mondiale qui a triplé en 10 ans et qui est de plus en plus consommatrice de biens, à la suite de l’Europe de l’Ouest pendant les 30 glorieuses entre 1945 et 1975, et des États-Unis à partir de 1913/1920.

Cette classe moyenne supérieure mondiale, soit à peu près 600 millions de personnes en 2010, contre 200 millions en 2000, demande de plus en plus de matières premières pour produire les biens de consommation dont elle a besoin, comme l’électroménager, les voitures et les nouvelles technologies informatiques de la communication. Elle demande aussi de l’énergie à base de pétrole, de gaz, de nucléaire ou d’énergies alternatives, ou encore des protéines comme le soja pour alimenter les bovins et les porcs qui répondent à la progression de la demande de consommation de viande, et notamment dans les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), mais aussi en Indonésie, en Israël, en Turquie, etc. En 2011 par exemple, le prix du café arabica a atteint un pic historique avec des cours qu’il n’avait pas connu depuis 1977, et ceci du fait de la demande des pays émergeant comme l’Inde et la Russie, mais aussi des pays producteurs de café comme le Brésil et le Kenya. Même si les salaires sont bloqués ou ralentis depuis 2010, et même si on voit poindre une forme de déflation depuis 2013, on constate qu’une partie des cours des matières premières alimentaires continue à progresser comme le sucre entre 2010 et 2011, cette progression n’étant pas linéaire.

Au final la progression de la consommation des classes moyennes des pays émergeant a entraîné une augmentation des cours depuis 2000, suivi d’une chute en 2009, puis d’une reprise à partir de 2010, d’après Eurostat de novembre 2013. Cette évolution a conduit à une augmentation des prix alimentaires, faible en moyenne, mais qui pèsent à son tour sur les classes sociales les plus démunies. La consommation alimentaire reste une dépense contrainte, comme celle de l’énergie, ou comme celle des services numériques, pour les classes les plus défavorisées en termes de revenus. Cela veut dire que la consommation de la classe moyenne supérieure mondiale rentre en concurrence avec les contraintes de pouvoir d’achat des 20 ou 30 % des consommateurs les plus démunis.

Il est difficile de savoir si « nous n’avons jamais été modernes », mais il est probable que toutes les sociétés ont été depuis longtemps en concurrence les unes avec les autres, pour l’accès au foncier et aux ressources liées à la terre, à l’accès à l’eau, à l’accès aux femmes qui conditionnent la reproduction des groupes sociaux ; mais aussi pour l’accès à l’énergie humaine, animale, solaire et industrielle, l’accès aux matières premières, comme condition de la production et de la consommation. Ce qui peut varier entre sociétés, ce sont les valeurs, les idéologies, les croyances ou les religions qui sont mises en place pour justifier la concurrence, d’un côté, et de l’autre les institutions qui sont construites pour tenter de réguler la compétition et d’organiser la coopération sur une base plus large que celle du village, de l’ethnie ou de la nation. La concurrence ne semble pas tant relever d’un effet d’intention d’acteurs que d’un effet de situation qui conduit les acteurs à se sentir menacé dans leur survie du fait d’une concurrence perçue comme menaçante. C’est pourquoi il est peu probable qu’il existe jamais une concurrence pure, libre et parfaite, pas plus qu’il n’existera de paradis sur terre et probablement au-delà, sinon sous forme d’utopie dont la mise en place s’est le plus souvent traduite par la création de systèmes politiques totalitaires. Il n’existe pour le moment que des concurrences régulées par des acteurs qui en fonction des situations et des contraintes auront des intérêts convergents ou divergents.

Ce qui varie c’est l’échelle d’observation de la compétition suivant que l’on est à une échelle microsociale celle de la famille, vue comme un système d’action, celle mésosociale du système politique et de la compétition entre les acteurs du marché, celle macrosociale entre classes sociales et celle de la géopolitique entre pays et ressources naturelles. Les échelles macrosociales vont plutôt faire ressortir les déterminismes écologiques et économiques qui pèsent sur la concurrence entre acteurs alors qu’à l’inverse les échelles meso et microsociales vont permettre de faire apparaître les marges de manœuvre des acteurs sociaux, économiques et politiques, et à travers elles, leurs capacités stratégiques plus ou moins fortes à innover, à s’adapter au changement voire à anticiper les crises et à jouer à la marge sur le cours des choses, mais aussi à disparaître ou à partir à la dérive comme on le voit dans le cas des chômeurs et des SDF ou dans la disparition des entreprises industrielles depuis 1970 en France.

Cela veut dire que la concurrence est vue sous l’angle de la compétition et de la coopération entre acteurs. De ce point de vue l’économie est encastrée dans le social. La concurrence est vue comme une des conditions de la vie collective. En soi la concurrence n’est ni bonne ni mauvaise. Ce qui varie ce sont les atouts et les régulations que les acteurs maîtrisent en faveur des intérêts qu’ils poursuivent et du sens qu’ils veulent donner à leur action. Si tous les hommes ont des atouts, il y en a qui ont plus que d’autres. Mais ces atouts sont toujours fragiles à terme, et c’est ce qui explique pourquoi les entreprises qui se développent cherchent plus à créer des monopoles que de la concurrence, et ceci  au nom de l’efficience imaginaire du marché.

Les acteurs de la concurrence peuvent se trouver dans la famille, l’atelier ou le bureau. Ils peuvent aussi être des acteurs collectifs en concurrence pour l’accès au système de décision politico-administratif afin de faire pression sur les règles du jeu du marché qui touchent aux prix, à la sécurité des produits autour du principe de précaution, ou à l’augmentation des marges de manœuvre pour développer leur entreprise, mais aussi sur les règles de la redistribution des richesses. Ils peuvent être des acteurs locaux qui mettent en place des dispositifs collectifs d’accès au marché, comme dans le cas des AMAP qui proposent la vente de produits agricoles provenant directement du producteur ou encore des entrepreneurs qui cherchent à développer leur marché à l’international. Ils peuvent aussi être en Chine, au Brésil, aux États-Unis, en Afrique ou au Moyen-Orient, et c’est pourquoi personne ne maîtrise à lui tout seul le jeu de la globalisation et de ses effets positifs ou négatifs au niveau local.

Concurrence et coopération entre acteurs sont les deux faces indissociables de la vie en société. Concurrence et coopération sont comme le yin et le yang (yīn yáng阴阳) de la philosophie chinoise. D’un point de vue anthropologique, c’est-à-dire d’un point de vue qui essaye de saisir les dimensions matérielles, sociales et symboliques de la vie en société, la concurrence est donc ambivalente. Elle est à la fois une menace et une opportunité, une source d’innovation et une source de destruction des familles, des organisations ou des sociétés, et la destruction n’est pas toujours créatrice, et en tout cas pas pour tout le monde.

Vue sous l’angle des croyances,  la concurrence ne renvoie ni à l’imaginaire messianique du progrès absolu, du libéralisme et d’une partie des approches sur l’innovation, ni à l’imaginaire apocalyptique d’une bonne part des approches écologiques ou étatistes. C’est une approche réaliste, voire ascétique, qui est proposée ici, en ce sens qu’elle ne cherche pas enchanter le monde ni sur un mode pessimiste ni sur un mode optimiste. Son pragmatisme rentre en tension avec la demande d’enchantement par le sens qui est aussi nécessaire à l’action. Mais le sens n’est pas donné car la société mondiale ressemble plus à un immense mouvement brownien bourré d’énergie humaine qu’à un ordre naturel préétabli par Dieu, le marché, les « gros » ou l’État, et dont le sens et le développement sont à réinventer en permanence. Rien n’est jamais acquis sous l’aiguillon de la concurrence.

Paris, le 29 avril 2014

Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à l’université Paris Descartes, Sorbonne Paris cité, CEPED

consommations-et-societes.fr

d.desjeux@argonautes.fr

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