2014 10 Le déploiement des nouvelles technologies génère dans la société des peurs collectives, notamment sur les menaces qui pourraient peser sur la protection de la vie privée des usagers.
Parler d’imaginaire ne veut pas dire que ces peurs sont sans fondement ou qu’elles sont fondées, mais que cet imaginaire produit du sens face à ce qui inquiète. La peur est un sentiment utile mais qui ne dit rien du vrai qui relève d’un autre ordre que celui de l’émotion.
http://www.alliancy.fr/opinions/limaginaire-collectif_15193.html
Quand les acteurs de l’entreprise, les hommes politiques, les groupes de pressions de consommateurs, les universitaires ou les journalistes parlent d’innovation, ils émettent bien souvent un double discours : d’un côté ils nous annoncent que grâce à telle ou telle technologie tout est possible, que tout va changer, et de l’autre ils dénoncent les lourdeurs du système français, les silos et les baronnies dans les entreprises, les hommes politiques et les élites coupées du terrain, – même si personne ne sait vraiment ce qu’est un terrain puisque tout le monde se pense sur le terrain -, et donc que les Français sont bien incapables de changer. Ce double discours apparemment contradictoire, mais la contradiction est au cœur de tous les processus de changement, renvoie à deux grands imaginaires qui structurent toute société et qui accompagne la plupart des innovations tout au long de leur processus de diffusion, l’imaginaire messianique qui nous annonce un monde meilleur et un quasi paradis sur terre, et à l’inverse un imaginaire apocalyptique qui nous annonce tous les malheurs du monde et l’enfer sur terre.
Ces deux imaginaires ont une forte utilité sociale, celle de donner du sens aux acteurs qui veulent promouvoir une innovation comme à ceux qui veulent s’opposer à cette innovation. Ils permettent aux acteurs de se libérer dans le ciel des idées des contraintes du quotidien, les lourdeurs administratives, les effets de groupes de pressions et de réseaux sociaux, les relations de pouvoir entre acteurs, les collègues « qui ne veulent pas coopérer », le chef « qui ne comprend rien », les subordonnés « qui ne sont pas motivés », sans oublier l’État qui cherche à tout contrôler, pour reprendre les grands stéréotypes que l’on retrouve dans la plupart des interviews quand je mène des enquêtes sur la diffusion des innovations. L’imaginaire est un producteur d’énergie en faveur ou en défaveur de tel ou tel changement. Il est donc central dans la réussite ou l’échec du processus de diffusion d’une innovation, surtout au moment de son lancement, au moment du décollage et du passage du stade de l’invention à la mise en expérimentation avant sa diffusion générale comme nous avons pu le constater avec les Smartgrids, les compteurs dits intelligents, entre 2010 et 2011, avec Julien Bernoville grâce à une enquête EDF.
Le lancement des Smartgrids répond à une croissance de la demande en énergie, qu’elle soit classique ou alternative, et à une augmentation de son coût, même si celui-ci ne progresse pas de façon linéaire au niveau mondial. Le but d’ERDF est de fournir un système de gestion de l’électricité plus efficace et moins énergivore grâce à la mise en place d’un compteur Linky qui mesure la consommation d’énergie chez l’usager final en temps réel, et ceci, pour le moment, sans que l’usager final ait à intervenir dans le processus techniques. La mise en place de Linky pose donc dès son origine un problème plus général, celui de la « démocratie participative » et donc la question de savoir comment les entreprises peuvent ou non le prendre en compte.
Face à cet inconnu une partie des acteurs, les militants du net principalement, vont s’exprimer sur Internet autour de trois grands imaginaires techniques, économiques et sociaux, tous à dominante apocalyptique. Sur le plan technique, ils craignent d’être piratés à travers Linky, d’être irradiés par les ondes électro magnétiques du compteur intelligent et d’être dominés par le robot qui relève automatiquement la consommation d’énergie. Sur le plan économique ils dénoncent la dérive des profits que ne manqueront pas de faire « ces grandes sociétés concessionnaires de flotte, d’élec (sic), d’autoroute, de ‘phone’, qui sont assimilés à des « mafias », au « mal absolu », au « diable », par opposition au « foyer » des citoyens qui subissent un véritable « racket »de la part des « élites mondialistes en mal de pognon » (infoguerre, 01/0/2010). Le compteur sera aussi source de différenciation sociale entre ceux qui auront une « carte Gold » qui ne seront jamais coupés, ceux qui auront une « carte Silver qui ne seront coupées que dans les cas graves » et les pauvres « qui seront coupées au moindre besoin du réseau ». Le dernier imaginaire quasi obligatoire dans toutes les manifestations de contestation des nouvelles technologies, est celui de « big brother ». Pour les internautes, le compteur communicant va mettre en place une « méga grille de contrôle multi niveaux » de l’individu qui concernera son énergie, sa nourriture, ses déchets et sa santé : « Big BrothERDF vous regarde, Linky observe ‘at home’» (Centpapiers.com, 09/2010).
Au final on a à faire à un imaginaire conspiratoire du gros qui conspire contre les petits et dont le principe est de donner du sens à ceux qui se sentent dominés, à ceux qui ont l’impression de n’avoir aucune prise sur leur vie quotidienne. C’est donc un imaginaire à prendre au sérieux, comme un symptôme de malaise et non pas simplement comme une approche irrationnelle d’un point de vue scientifique et technologique, même si bien sûr il n’est pas question de confondre ici l’imaginaire qui libère du vrai qui est le produit d’une démarche scientifique.
Paris le 11/07/2014
Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à l’université Paris Descartes, Sorbonne Paris cité, consultant international