D. Desjeux, 2014, L’appétence du consommateur pour l’information, in Bulletin de l’Ilec n° 444, Information des consommateurs et compétences, pp. 1-3
Entretien avec Dominique Desjeux
Professeur émérite d’anthropologie sociale et culturelle à l’université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité – CEPED, consultant international en Chine, au Brésil, aux USA et en Afrique Propos recueilli par Jean Wattin-Augouard Dernier ouvrage Le consommateur malin, L’Harmattan, co-dirigé avec Fabrice Clochard, 2013 Question : Les consommateurs les plus « malins » sont-ils les mieux informés ? Dominique Desjeux : Un débat qui remonte aux années 1950 portait sur le fait de savoir si le consommateur était actif ou passif. Selon moi, il a toujours été actif, il a toujours décidé, il a donc toujours été malin. Pour autant, depuis 2000-2008, le marketing observe que les consommateurs sont moins fidèles à la marque. Mais le moindre engagement vis-à-vis des marques est-il vraiment un problème de fidélité ? En effet, les chiffres de l’INSEE publiés en 2008 le confirment, entre 2000 et 2006 la part des dépenses contraintes (logement, électricité, transport, santé, numérique…) a fortement augmenté pour les ménages les plus démunis. C’est pourquoi, un tiers des Français subit une forte contrainte de pouvoir d’achat car les salaires augmentent peu. Parallèlement, la classe moyenne mondiale a triplé en neuf ans, entre 2000 et 2009, pour atteindre 560 millions de personnes quand elle avait mis 200 ans pour atteindre 200 millions, avec, pour conséquence, une augmentation de la consommation mondiale et une pression sur les marchés. Durant la même période le prix des matières premières a explosé pour atteindre des sommets en 2007. Pour autant, il n’y a pas de lien mécanique entre l’augmentation du prix des matières premières, alimentaires et énergétiques, les dépenses contraintes comme celles liées aux coûts du logement et la question du pouvoir d’achat, si on raisonne en revenus moyens, en pouvoir d’achat moyen et en inflation moyenne. Mais ce lien est un peu plus évident si on se focalise sur les 30 à 40 % des ménages français les moins favorisés. Ce sont eux qui sont les plus sensibles à l’augmentation des prix de l’énergie qui touchent à leur chauffage, à leur eau chaude, à leur cuisine et à leur mobilité, d’un côté, et à celle des produits alimentaires de l’autre. Or ce sont ces prix qui ont tout spécialement augmenté entre 2000 et 2006, avant la grande crise économique de 2008, cette augmentation étant le produit de la forte demande mondiale venant des BRICs. Elle pèse à son tour sur les budgets les plus faibles qui sont d’autant plus touchés que le chômage augmente en parallèle. Le débat sur le consommateur malin est apparu au moment où les contraintes de pouvoir d’achat ont augmenté. On a alors expliqué qu’il était devenu malin parce qu’il était infidèle à la marque. Cette explication psychologique paraît plus une conséquence qu’une cause explicative de la désaffection pour la marque. Le déclencheur du comportement dit « malin » est dû au fait que les gens n’ont plus de pouvoir d’achat. Une partie des consommateurs malins sont ceux qui sont sous forte contrainte de pouvoir d’achat. C’est la contrainte qui demande de plus faire attention aux prix et donc d’être plus malin. Il est difficile de savoir si les consommateurs sont mieux ou moins bien informés qu’avant car on n’a pas de point de repère pour mesurer cette évolution. Par contre l’environnement technologique a changé avec l’arrivée d’Internet qui bouleverse, et c’est un lieu commun le dire, le jeu de l’information. On assiste à la montée progressive de nouveaux groupes de pressions de consommateurs, ou de nouveaux modes d’action des consommateurs, qui ont grâce à Internet les moyens de comparer, de contester, et surtout d’évaluer les prestations ou les biens qu’ils veulent acquérir ou qu’ils ont acquis. Il semblerait qu’il y ait aujourd’hui 100 000 internautes actifs, principalement des chômeurs et des étudiants. Sous contrainte de pouvoir d’achat ils doivent mieux s’informer. Je ne sais pas donc s’ils sont mieux informés mais ils utilisent l’information autrement. Question : le consommateur « malin » ne l’est-il que pour le prix ? D.D. : Dans notre dernier ouvrage édité avec Fabrice Clochard, Le consommateur malin, celui-ci distingue trois comportements des consommateurs qui ne sont pas forcément liés à la question du pouvoir d’achat. Les calculateurs maîtrisent l’achat, s’informent beaucoup sur les réseaux sociaux, font des comparaisons pour optimiser leurs achats. Les explorateurs font des achats opportunistes, consultent leur réseau social, ne sont pas obligatoirement à la recherche du prix optimum mais davantage en quête du produit d’impulsion. Enfin, le comportement de restriction concerne le consommateur qui achète sous contrainte de budget, il cherche le bon plan. Aujourd’hui, on a une augmentation de la remise en circulation d’objets dits de seconde mains, comme certains cadeaux de Noël mais aussi une multiplication des vides greniers, qui peut faire office de bons plans. Question : Pourrait-on voir dans le « consommateur malin » une forme de bricolage informationnel, improvisé, empirique, peu concerné par l’information académique, les normes, le contexte réglementaire du cadre réglementaire ou du consumérisme organisé ? D.D. : Les trois modèles peuvent coexister dans la même personne. Par exemple, une personne peut, dans le domaine alimentaire ne pas tenir compte du prix pour ses enfant ou son animal de compagnie mais, en revanche, être, pour lui plus restrictif dans ses achats. Les trois modèles d’achats ne sont pas liés à trois personnalités mais aux critères de valeur que chaque personne accorde aux biens de consommation qu’il achète. Le bricolage informationnel concerne, ici, les achats opportunistes alors que le calculateur est à l’opposé du bricolage puisqu’il planifie. Avec Gaëtan Brisepierre et Marion Delbende, nous avons ensuite en évidence quatre stratégies de consommateur malin dont trois sous contrainte de pouvoir d’achat ! La première consiste à acheter moins cher, la deuxième conduit à moins consommer, la troisième consiste à faire soi-même, c’est le fait maison, enfin, la quatrième diffère l’économie en investissant plus aujourd’hui, comme par exemple investir dans l’isolation de la maison pour éviter de payer plus cher plus tard. Question : La demande d’information la plus forte n’est-elle pas souvent frivole ? Les labels, saveur de l’année, produits de l’année… c’est-à-dire non pas « voilà le vrai », ni « voilà le bien », mais « voilà la mode » (// diverses natures d’info qu’on cherche dans les journaux depuis toujours) D.D. : Ici, il ne s’agit pas d’une demande mais d’une offre des entreprises qui émettent des labels. Je ne voie pas comment ce type de communication va résoudre le problème du prix et celui de la contrainte du pouvoir d’achat. La marque reviendra quand les gens auront retrouvé un autre équilibre de consommation. Question : Quelles sont aujourd’hui les sources d’information sur les produits et services les plus légitimes aux yeux des consommateurs ? Certaines ont-elles gagné en crédit au détriment des autres ? D.D. : L’information la plus légitime est celle des pairs qui donnent le plus confiance. Reste bien sûr la pertinence de leur évaluation. Pour autant, le rapport de force change en faveur du consommateur. Le métier du marketing change ainsi que la source d’émission d’informations. Les gens peuvent intervenir sur l’image des entreprises. La grande peur des entreprises est de perdre leur image de marque. Question : Faut-il craindre un seuil où l’information devient surinformation ou infobésité ? D.D. : Les gens qui n’ont pas peur me font peur. Qu’on ait peur de l’information est un bon signe, cela signifie que l’on va être raisonnable par rapport à l’information. Ce qui me frappe le plus, c’est la rareté de l’information pertinente quand la surinformation est partagée par tout le monde, donc inintéressante. L’infobésité a toujours existé même si internet augmente ce risque lié à l’information. Question : L’exposition à une information abondante peut-elle avoir des effets anxiogènes en consommation (sous l’aspect de la confiance en soi) ? Affecter la confiance (en la société) ? D.D. : La particularité des Français est d’être les plus méfiants du monde. A chaque fois que l’on donne une information, les gens, spontanément, n’ont pas confiance. C’est la société de méfiance analysée par Pierre Cahuc. Cela explique pourquoi les gens font confiance à leurs pairs. Les enquêtes quantitatives sur les réseaux sociaux numériques que j’ai pu analyser l’année dernière montre que les liens les plus forts sont avec la famille et avec les amis, c’est-à-dire avec le groupe des pairs, en continuité directe avec ce que l’on a toujours observé dans les réseaux « pré numériques ». On retrouve avec les réseaux le jeu du « click », le numérique, et du «mortar », le dur, de la distribution, mais qui a été transféré de fait aux pratiques liées à la construction du lien social. Question : L’attente d’une information toujours plus précise sur ce qu’on consomme est-elle le marqueur de sociétés d’abondance qui attendent moins de la croissance ? D.D. : On observe que les groupes de pression de consommateurs demandent qu’on ajoute sur les biens de consommation des informations qui n’intéressent pas obligatoirement les consommateurs et qui, devenues trop abondantes, deviennent inutiles. Paradoxe : les vraies sociétés d’abondance étaient probablement celles des chasseurs-cueilleurs !