2014 05, Audrey Bonnemaizon et Yohan Gicquel, La consommation en temps de crise au prisme de l’anthropologie : l’éclairage de Dominique Desjeux

2014 05, http://www.afm-marketing.org/1-afm-association-francaise-du-marketing/125-ressources/326-paroles.aspx

Tribune AFM

Parole

La consommation en temps de crise au prisme de l’anthropologie : l’éclairage de Dominique Desjeux

Interview réalisée par Audrey Bonnemaizon et Yohan Gicquel, Maîtres de conférences à l’université Paris-Est, Créteil.

Dominique Desjeux, bien connu de la communauté marketing n’est plus à présenter. Professeur d’anthropologie sociale et culturelle à l’Université Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité, il analyse la consommation à différentes échelles d’observation (macro-sociale, méso-sociale, micro-sociale, micro-individuelle) et ce, à travers le monde comme le montrent ces enquêtes menées en France, en Chine, aux Etats-Unis ou au Brésil, portant sur les marchés ethniques et sur le transfert de l’offre d’une culture à une autre. Lors d’un entretien à huis clos, nous lui avons simplement posé la question : alors que la récente crise financière altérant le pouvoir d’achat questionne la pertinence et l’actualité des modèles, des paradigmes et des méthodes d’analyse du comportement du consommateur, que peuvent apprendre les chercheurs en marketing de l’anthropologie ? Nous restituons ici l’essentiel de son propos.

Pour saisir tout l’enjeu de cette question, Dominique Desjeux insiste tout d’abord sur les différences de conception entre le marketing et l’anthropologie telle qu’il la pratique et l’enseigne. Les échelles d’observation facilitent la compréhension à ce niveau et place le marketing à l’échelle micro-individuelle, celle du sujet, de l’agent, de l’individu, dans sa dimension psychosociale, cognitive ou inconsciente. Or, si rester à l’échelle micro-individuelle est pertinent pour analyser l’efficacité des dispositifs marketing, elle ne l’est moins dans un contexte de crise (économique, social, culturel, etc.). En ce sens, celui-ci opère des transformations majeures dans les manières de faire, de dire et de penser la consommation. Cette approche psychologique du consommateur sera-t-elle toujours valable dans quelques années lorsque par exemple, le nombre de demandeurs d’emploi aura encore augmenté ?

Les comportements des consommateurs avant même d’être influencés par des dispositifs marketing, s’organisent autour de conditions sociales de la production et donc, autour de contraintes propres à l’environnement social des acteurs. Dominique Desjeux signale alors que l’explication des comportements par les contraintes ne peut se faire que si la réalité est saisie non pas depuis l’individu mais depuis les acteurs en interaction les uns avec les autres, encastrés dans un jeu social fait de symbolique, de matériel et de rapports stratégiques. Et cela s’entend que ce soit à un niveau méso, celui des organisations, des entreprises et des systèmes d’action ou à un niveau plus micro comme celui du quotidien et des rites d’interaction au niveau familial. En se focalisant sur ce qui orchestre les usages, les pratiques et les interactions ordinaires dans les espaces domestique et public, c’est-à-dire, sur tout ce qui contraint les acteurs et conditionne leurs façons de faire à une échelle micro-sociale, l’anthropologie adopte bien ce point de vue et se différencie en ce sens, de l’approche marketing.

« Rapports stratégiques », « contraintes »… « L’acteur et le système » n’est pas loin… Dominique Desjeux se retrouve pleinement dans les présupposés de l’analyse stratégique de Crozier et Friedberg. Dans cette perspective, il précise que la contrainte n’est pas nécessairement négative mais qu’elle peut aussi dans certains cas, incarner une potentialité pour innover, pour trouver des solutions à une situation contrainte. Le consommateur n’est donc pas celui qui se soumet, il est aussi celui qui s’adapte, qui résiste, qui revendique et qui conteste. Le consommateur a toujours été actif. C’est le marketing qui s’est construit une vision du consommateur comme sujet passif de sa consommation. Mais si l’on considère les contraintes qui entourent les manières de faire, de dire et de penser, cette liberté apparaît relative. Pour le dire autrement, il n’est pas totalement libre de choisir mais il n’est pas non plus soumis. Il possède certaines marges de manœuvre. Cette liberté relative de l’acteur-consommateur signale que ce dernier a des objectifs qui lui sont propres et une stratégie pour les atteindre. Perspective que l’anthropologue défend également dans Le consommateur face à la crise (2013). Face à la crise, ce « consommateur stratège » navigue ainsi entre quatre options possibles : moins consommer, acheter moins cher en recourant notamment à Internet, en consommant de façon collaborative ou encore en devenant adepte du faire soi-même et de la gratuité.

Depuis ces considérations, que peuvent donc apprendre de l’anthropologie selon Dominique Desjeux, les chercheurs en marketing ? D’abord, que leur discipline est proche des sciences humaines. Ensuite que plus que mettre l’accent sur l’individualisation et le plaisir, qui supposent un consommateur autonome et donc libéré des contraintes, il convient davantage de considérer, en période de crise, l’acteur collectif et les systèmes d’actions concrets qui président leurs choix et leurs stratégies de consommation. Perspective qui n’est pas sans répercussions sur les méthodes de recherche employées. Plus que d’interroger les individus sur leurs pratiques et les amener à verbaliser ce dont ils n’ont pas toujours conscience, il conviendrait mieux de valoriser les méthodes d’observation dans les espaces domestiques. En ce sens, elles sont les seules à même d’identifier les problèmes non résolus du quotidien, les usages, les interactions sociales mais aussi les contraintes – potentialités qui les conduisent à innover et à impulser de nouveaux modes de consommation.

 

 

 

 

 

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