2013, D. Desjeux, La domestication du hasard ou les croyances dans la maîtrise du hasard

2013, D. Desjeux,  La domestication du hasard ou les croyances dans la maîtrise du hasard,

conférence de presse sur la série des vendredi 13

Ce qui pose problème le plus souvent c’est le rapport au hasard

Quand on parle du hasard que ce soit le hasard lié au jeu, le hasard lié au malheur, le hasard lié aux coïncidences du quotidien, il y a au moins deux débats, un qui porte sur son existence, est-ce que le hasard existe ?, et l’autre qui porte sur son acceptation ou sur son refus et donc sur la façon de le gérer, de l’apprivoiser, de le domestiquer.

La place de l’imprévu : une limite de la connaissance scientifique ou une probabilité très faible

Pour certains scientifiques le hasard n’existe pas. C’est uniquement un manque de connaissance qui fait que ce que l’on appelle le hasard ne renvoie qu’à une connaissance limitée et que la science saura un jour comblé.

Et pourtant il existe bien de l’imprévisible comme le montre la citation ci-dessous :

« Mais de toute ma carrière, je n’ai jamais connu d’accident […] d’aucune sorte qui vaille la peine d’être mentionné. Pendant toutes ces années passées en mer, je n’ai vu qu’un seul navire en détresse. Je n’ai jamais vu de bateau échoué et je n’ai jamais échoué moi-même, ni été dans une situation difficile qui menaçait de tourner au désastre. »

  1. J. Smith, 1907, capitaine du Titanic (dont le navire sombra en 1912), citée par Nassim Taleb dans Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible.

La disparition du Titanic était aussi improbable qu’un tsunami ou un accident nucléaire, ou encore comme dirait Nassim Taleb, comme des dindes bien nourries qui n’avaient pas prévu Thanksgiving, en américanisant l’exemple du poulet du philosophe anglais Bertrand Russell.

Comment penser l’inconnu à partir de ce qui est connu, c’est-à-dire le hasard ? voire l’absurde. Mais comme le rappelle Raphaël Enthoven dans sa préface aux œuvres d’Albert Camus, le monde est absurde mais il est beau. Ce n’est pas parce que le monde est absurde qu’il est laid, pour Camus le monde est beau.

Je me contenterai de dire que le hasard existe, que les coïncidences existent, et que tout ne s’explique pas, et qu’il n’est pas possible de tout prévoir. J’accepte donc qu’on ne maîtrise pas tout et que l’on ne soit pas tout puissant face à son devenir.

Chercher à maîtriser la chance : un phénomène quasi universel de recherche de sens et d’excitation qui explique pour une part le succès du jeu

Dans la plupart de mes enquêtes en Afrique en Chine au Brésil aux États-Unis (« vierge » de Clearwater dans un reflet d’une fenêtre de banque) ou en France j’ai eu abordé la dimension magico-religieuses, avec la sorcellerie ou le culte des ancêtres ou les religions instituées, j’y ai trouvé un refus du hasard au profit d’une logique qui préfère des forces qui nous gouvernent, qu’elle soit bénéfique ou maléfique et que l’on est capable de domestiquer grâce à des rituels.

Le hasard n’est pas domesticable. Les forces qui nous gouvernent sont maîtrisables

Au Congo par exemple, bien souvent il n’existe pas de mort naturelle. La mort s’explique par des tensions ou des conflits au sein de la famille. Si quelqu’un meurt qu’il y a un contentieux avec l’oncle maternel et c’est pour cela qu’il a fait mourir.

Le retournement des morts à Madagascar est un rituel qui permet d’éviter les mauvaises récoltes, la maladie et toutes les mauvaises surprises du quotidien.

En Chine le culte des ancêtres qui est en pleine renaissance aujourd’hui est aussi un moyen d’apprivoiser le hasard et la chance en renouant l’alliance avec les morts de la famille. En Chine, jouer c’est tester la personnalité des autres joueurs : 牌品看人品 páipǐn kàn rénpǐn (Percevoir la personnalité d’un joueur à travers ses façons de jouer aux cartes) Shen HU, c’est perdre pour demander ensuite un service, voire un moyen de corrompre un fonctionnaire en jouant au Mahjong

Pour le jeu, le refus du hasard, comme une force aveugle, se traduit par des recherches de la martingale qui fait gagner à tous les coups.

En réalité, dans la plupart des cultures, nous avons du mal à accepter les coïncidences et donc le hasard. Chercher le destin, la conspiration, le complot, l’intention, bonnes ou mauvaises, derrière le hasard est un mécanisme anthropologique qui semble universel.

La plupart des croyances ordinaires refusent le hasard parce que le hasard c’est le manque de sens, c’est l’absurde. Or le manque de sens fait souffrir. La croyance permet donc d’attribuer une cause à un phénomène qui n’a pas de sens.

Il existe une croyance forte qui est que le destin, le fatum, la prédestination, le shi en chinois.

Le futur s’exprime à travers des signes.

Rechercher les signes qui permettent d’influencer la chance au jeu : la mobilisation de l’émotion et des biais cognitifs comme forme d’habileté et comme croyance que l’on va gagner (Guillaume Eisner, Gerald Bronner)

Un des grands signes qui est souvent utilisé dans le jeu est « la loi des séries » (cf. la numérologie)

La Française des Jeux (FDJ) en 2012, un samedi soir, le 10-11-12 (10 novembre 2012), a proposé une cagnotte « exceptionnelle » du Loto de 7 millions d’euros.

2012 a été une année exceptionnelle avec trois vendredis 13, et donc trois cagnottes spéciales de 13 millions d’euros et une augmentation moyenne de 20% du nombre des joueurs par rapport à un tirage moyen.

La loi des séries renvoie souvent plus à un désir de jouer, d’être excité, de gagner qu’à une croyance réelle dans l’efficacité des chiffres. Il y a un côté ludique dans le lien qui est fait par les joueurs entre le vendredi 13 août le samedi soir 10/11/12 et le fait que l’on va jouer ce jour-là. Dans ce cas les signes que nous envoie la série renvoient à un plaisir. La série est vécue comme un enchantement qui nous libère des contraintes quotidiennes.

Cependant il existe des gens qui croient réellement à la causalité magico religieuses, à la main de fatma, au mauvais œil, comme nous l’avons vu avec Sophie Alami dans une animation de groupe au cours d’une recherche.

Enfin il existe aussi des gens qui croient au calcul, à la martingale (calcul de probabilités qui permettraient de contourner le hasard, ce qui n’est pas possible)

La croyance dans la « loi des séries » s’appuie aussi sur ce que l’on appelle des biais cognitifs, des illusions que l’on croit vrai et qui nous aide à vivre.

Le « biais de confirmation », comme le rappelle Gérald Bronner, consiste à voir dans une série un sens, un signe du destin, tout en oubliant qu’il aurait pu exister de très nombreuses autres possibilités car on oublie la taille de l’échantillon. La série confirme qu’il faut bien jouer ce jour-là.

En fait cela conduit assure interpréter les chiffres, les lettres : c’est le principe de la cabale, du Yi Jing chinois ou de la numérologie. Bien souvent le biais de confirmation renvoie à un principe de cohérence abstrait (cf. le paranoïaque, le « persécutif », etc.), à des forces cachées et invisibles et donc irréfutables.

Le « biais de représentativité » que l’on appelle aussi « l’erreur du joueur » tend à surévaluer les chances de gagner quand un numéro n’est pas sorti depuis longtemps alors que l’on oublie que les séries sont indépendantes entre elles.

L’illusion de contrôle est un biais important qui a démontré en 1975 par Helen Langer : c’est une tendance à surestimer la maîtrise que l’on a du hasard ou du futur.

Gagner renforce-t-il la confiance en soi : gagner est vécu comme une transgression parce que le gain n’est pas du mérite mais au hasard

Comment légitimer sa chance comme le montrent Michel et Monique Pinçon, gagner est une transgression face à la valeur du mérite.

Le hasard heureux peut culpabiliser. Ce qui légitime le gain c’est le fait que ce soit un organisme d’Etat qui fasse gagner, la fdj ; et que l’état utilise l’argent pour des activités d’intérêt publique comme le sport ou des aménagements publiques (sénateur François Tracy).

Celui qui gagne doit être généreux, il doit faire des cadeaux, il doit redonner une partie de ce que la chance lui a donné pour rééquilibrer l’injustice de la chance.

 

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