2013 01 Dominique Desjeux, Consommer aujourd’hui dans une société mondialisée

 

 

2013, Dominique Desjeux, « Consommer aujourd’hui dans une société mondialisée »
in revue Après-demain, Consommations responsables n°25 (NF), janvier 2013, Fondation Seligmann, pp 3-6 ;
www.fondation-seligmann.org  

https://www.cairn.info/revue-apres-demain-2013-1-page-3.htm#

Une synthèse sur l’évolution de grands mécanismes sociétaux de la consommation mondiale depuis 250 ans

Ce qui est nouveau dans la consommation des années 2000/2013 ce n’est pas tant les explications données depuis les années 1960 par le marketing, la publicité ou les groupes de pression anti consommateurs que le déplacement permanent de la focale d’observation qu’il faut réaliser pour comprendre la consommation aujourd’hui. Le marketing s’est focalisé sur les décisions d’achats analysées d’un point  psychologique et individuel et sur la mise en place de dispositifs de cadrage  et de captation des consommateurs. En parallèle la publicité, qui faisait suite à la réclame de l’avant-guerre, cherchait les voies de la séduction d’achat fondé sur le plaisir, conscient ou inconscient,  associé à une marque. Les militants antis consommation développaient une critique de la domination publicitaire comme source d’aliénation des consommateurs. Ces trois approches postulent plus ou moins que le consommateur ne serait pas un acteur mais un sujet dominé par la publicité ou capté par un marketing tout puissant. Marketers et militants antipub sont d’accord sur un point, la publicité est toute puissante que ce soit pour le souhaiter ou pour le rejeter.

Le détour par l’histoire va permettre de montrer que le consommateur a toujours été un acteur, qu’il a toujours été sous contrainte et donc qu’il a toujours été un consommateur malin avec des marges de manœuvres plus ou moins grandes en fonction des époques. L’histoire est utilisée ici comme un modèle d’analyse simplifié de la consommation d’hier à aujourd’hui pour montrer que l’on ne peut se limiter au seul paradigme individualiste pour expliquer la consommation. Il faut lui intégrer des dimensions collectives, institutionnelles, économiques et géopolitiques ce que permet une histoire de la consommation sur une longue durée.

Le nouveau paradigme de la consommation aujourd’hui est donc méthodologique. Faire varier la focale c’est montrer que nous sommes à un nouveau tournant peut-être aussi important que celui des années 1800 avec le décollage de l’Angleterre et la mise à distance de la Chine ou celui des années 1945-1975 avec la mise en place du modèle des « trente glorieuses » qui est en train de se généraliser pour les BRICs (Brésil, Russie, Inde, Chine) mais aussi pour l’Afrique du Sud, le Mexique, la Turquie, Israël, etc. Dès les débuts de la consommation moderne, que certains auteurs comme McCracken dans Culture and Consumption (1988) font remonter au 16ème siècle, la consommation s’insère dans le jeu de la distinction sociale, fonction qu’elle gardera à travers les siècles. Pendant le règne des Tudor les meubles deviennent un signe de la différenciation sociale, le neuf étant un signe associé aux nouveaux riches et donc dévalorisé et la patine à un
signe statutaire valorisé. C’est ce que vont montrer Daniel Roche en 1989 dans La culture des apparences au 17ème et au 18ème siècle, Thorstein Veblen en 1899 et La classe de loisir au 19ème siècle aux Etats Unis, Pierre Bourdieu en France dans les années 1970 avec La distinction et jusqu’à aujourd’hui avec le luxe pour les classes supérieures des BRICS. La consommation remplie une fonction de mise en scène de soi à la fois pour s’identifier à un groupe et pour se distinguer des autres. La consommation est l’expression d’une norme collective, l’équivalent de la mode en langage publicitaire. Elle est une barrière et un niveau entre classes sociales comme l’écrivait Edmond Goblot en 1925 pour décrire la bourgeoisie française. Et cela reste toujours vrai aujourd’hui si on accepte de regarder la société avec une focale macro-sociale.

Depuis ses débuts, et c’est la plus inattendue des continuités depuis 300 ans, la consommation est associée aux nouvelles technologies et aux incertitudes des processus d’innovation. En 2008, Jan de Vries dans The Industrious Revolution, Consumer Behavior and the Household Economy, 1650 to the Present  montre qu’entre la fin du 17ème et les débuts du 18ème siècle, l’économie est déjà orientée vers le marché. Il prend l’exemple d’une nouvelle technologie, l’horloge à balancier, qui est passée d’un taux d’acquisition de 0% à 86% chez les fermiers hollandais près d’Amsterdam. Cela s’est fait entre deux périodes « moyennées » celle de 1677 à 1686 puis celle de 1711 à 1750, et donc en quelque sorte en 20 ans, presque aussi vite que le téléphone mobile dans les années 1990-2000. Par contre l’horloge ne s’est pas développée en Cornouaille. De même le « globe astrologique de poche » n’eut aucun succès à la même époque. Par contre la « montre de poche » a eu un immense succès en Europe de l’Ouest, chez les adultes hommes, toutes classes confondues. N. McKendrick, J. Brewer, J. Plumb, en 1982, dans The Birth of a Consumer Society. The Commercialization of Eighteenth-Century England, avait déjà montré le développement de la consommation en Angleterre dans la seconde moitié du 18ème siècle en Angleterre, en France, aux Pays Bas et aux USA. Colin Campbell en 1987 l’expliquera par les changements d’une partie du protestantisme par rapport au plaisir. Dès ses débuts la consommation ne se limite donc pas à l’achat individuel mais renvoie à un processus social d’achat qui suit les grands clivages de la vie sociale, ceux des classes, des genres, des générations ou des cultures ethniques, religieuses ou politiques. La consommation est depuis ses débuts un phénomène collectif. Les innovations suivent les courbes de niveau des différentiations sociales et culturelles.

La consommation relève aussi de la focale géopolitique et des jeux de compétions internationales pour l’accès aux matières premières, à l’énergie et aux aliments protéinique comme l’a montré l’Europe de l’Ouest hier et comme la remontée de la Chine aujourd’hui le montre aussi. En 2010 Kenneth Pomeranz dans Une grande divergence montre que la Chine du Yangzi, autour de Shanghai, avait le même niveau de développement que les régions industrielles de l’Europe de l’Ouest. La Chine représentait autour de 20 à 25% du PIB mondial dans les années 1800. C’est grâce au charbon, au textile américain et à la machine à vapeur et donc à la présence d’énergie fossile dans son sous-sol que l’Angleterre va faire son take off, qu’elle va contrôler les mers avec sa marine et ses armes, suivi par la France puis par l’Allemagne de Bismarck à la fin du 19ème siècle comme le rappelle Eric Hobsbawn en 2012 dans The Age of Empire, 1875-1914. Au 19ème siècle l’Allemagne va développer le système de pension le plus développé d’Europe comme l’écrit Edward N. Luttwak en 2012 dans La montée en puissance de la Chine. La mise en place d’un Etat providence est une des conditions du développement de la consommation. 150 ans plus tard la Chine cherche à développer sa consommation intérieure en mettant en place un système de sécurité sociale et de retraite afin de libérer l’épargne de précaution pour que les ménages chinois puissent consommer plus.

La France et les Etats Unis voient le développement des grands magasins, comme le Bon Marché à Paris. Monsieur Boucicaut, son propriétaire, inventera les centrales d’achat et donc l’équivalent des « low costs » d’aujourd’hui, – ce qui sera appelé dans les années 1930 la « roue du commerce » pour décrire les innovations permanentes de baisse des prix de la grande distribution -, les prix fixes et visibles, et le fait que l’on peut rentrer et sortir sans acheter, à l’inverse des pratiques des « magasins de nouveauté ».  C’est aussi le moment de la mise en place du marketing et de sa recherche d’emprise sur les consommateurs entre 1859 et 1914 comme le montre Franck Cochoy en 1989 dans Une histoire du marketing. En même temps que se mettait en place le système de grande consommation se développaient les mouvements sociaux de consommateur comme le démontre Alain Chatriot, Marie Christine Chessel et Matthew Hilton en 2004 dans Au nom du consommateur. Ces mouvements sont souvent liés aux femmes de la bourgeoisie, ou aux mouvements politiques de gauche ou aux religions, juives, orthodoxes, catholiques ou protestantes. Ils peuvent autant chercher à changer les règles de la consommation qu’à lutter contre la consommation. On retrouve ces mouvements analysés en 2009 par Sophie Dubuisson Quellier dans La consommation engagée.

Tout cela conduira au Take off américain des années 1920, aux « trente glorieuses »  de l’Europe de l’Ouest entre 1945 et 1975 et au début du décollage des BRICS dans les années 1980. Aujourd’hui toutes les pièces du puzzle de la consommation sont réunies ou en voie d’émergence et de généralisation au niveau mondial : compétition pour l’accès à l’énergie et aux matières premières afin de mettre en place l’industrie, les infrastructures, les voitures, l’urbanisation, l’Etat providence, la grande distribution et les mouvements de consommateurs qui permettent le développement de la grande consommation et de son symétrique problématique, l’obsolescence technologique. Or ce sont les règles du jeu qui régissent ce grand système de consommation mis en place depuis 300 ans sous l’imperium occidental qui sont peut-être en train de changer aujourd’hui.

L’histoire de la consommation se transforme dans la continuité de ce qui vient d’être rappelé, y compris en y intégrant les risques de guerre, dont celle de 1914 si on pense à la comparaison entre l’Allemagne hier et la Chine aujourd’hui. Les deux pays manquaient d’espace pour se développer. Les deux ne souhaitaient pas la guerre, comme le rappelle Eric Hobsbawm. Elle se transforme aussi  dans la discontinuité quant aux nouveaux rapports de forces internationaux qui se déplacent vers le Pacifique et quant à la nécessité de prendre en compte la question écologique et démographique. Surtout la Chine est en train de reprendre la place qu’elle avait il y a 200 ans. Aujourd’hui, la classe moyenne mondiale est estimée en 2010 à 1,8 milliards de personne. Mais le plus important est la montée de la classe moyenne supérieure qui serait passée de 200 millions en 2000 à 560 millions en 2009, soit trois fois plus en 9 ans alors qu’il a probablement fallu 80 ans pour qu’elle atteigne les 200 millions. Et cette progression est tout à fait « normale » à l’échelle de l’histoire, même si elle peut faire peur. La progression de cette classe moyenne a pesé sur les cours des matières premières, de l’énergie et des protéines avec notamment le soja qui sert à produire de la viande de porcs l’un des plats de viande préférés de la classe moyenne chinoise. Entre 2001 et 2004 l’indice des prix en dollars des matières premières est passé de 80 à 150 et celui des produits alimentaires de 100 à 140. Jean Yves Carfantan, en 2009, écrit dans son livre Le Choc alimentaire mondial qu’en 2040 il faudra nourrir 5,7 MM d’urbains qui demandent une alimentation diversifiée, plus riche en protéine, et ceci avec moins de terres cultivables, moins d’eau, des matières première ferreuses et non ferreuses pour les machines plus rares et plus chères, une énergie pour les intrants, et la circulation des biens, aussi plus rare et plus chère depuis les années 1990. Or toute la croissance de l’occident s’est faite grâce à une énergie fossile bon marché, le charbon et le pétrole. L’énergie, qu’elle soit fossile, nucléaire, alternative ou tirée du schiste, était, est et restera la base du développement de toute société et des tensions internationales.

C’est la progression de la consommation de la classe moyenne mondiale qui a concouru, pour une part, à l’augmentation des couts des dépenses contraintes des classes moyennes occidentales les plus démunies. D’après l’INSEE entre 2001 et 2006, les dépenses incompressibles sont passées de 50% à 75% des dépenses des ménages les plus modestes. Elles touchent le logement avec les crédits, les charges et l’énergie. Pour les 20% plus modestes, le poids des dépenses courantes de logement dans leur revenu courant est passé de 31% en 2001 à 44% en 2006. Entre 2001 et 2006 les charges d’énergie des ménages les 20% les plus pauvres sont passées de 10,2% à 14,9% du budget. Les dépenses contraintes touchent aussi la mobilité, et notamment celle des périurbains, en fonction du cout de l’essence. Elles touchent les dépenses de santé avec les dépenses de pharmacie qui passent entre 2007 et 2012 de l’indice 97 à l’indice 117. Une nouvelle consommation inconnue en 1960, l’activité numérique, pèse pour 8% en 2008 en moyenne et pour 17% pour ceux des ménages qui gagnent moins de 1800€ par mois. Ces augmentations ont entrainé une forte contrainte de pouvoir d’achat pour les populations les plus démunies soit au minimum 15% des français, ceux qui sont sous le seuil de pauvreté, ce pourcentage montant à 40% pour les familles émigrées (Libération du 10/12/2012). Mais ce seuil peut monter à 30% de la population française si on ajoute par exemple les précaires énergétiques et l’augmentation du nombre de chômeurs, sans compter que 50% des français se sentent menacés par la pauvreté (sondage TNS SOFRES/Le Pèlerin de janvier 2011 ; CSA/Les Echos du 7 décembre 2012). On assiste au chassé-croisé des classes moyennes mondiales.

En 2012 cette contrainte de pouvoir d’achat va conduire à de nombreuses évolutions des pratiques d’acquisition et de consommation. Cela va se traduire par 4 grandes pratiques de modulation de la consommation comme nous le montrons avec Fabrice Clochard, Gaétan Brisepierre et toute une équipe d’auteurs dans Le consommateur malin (2013).

La première pratique est d’acheter moins cher comme attendre les soldes, faire du couponing, attendre que les prix baissent en grande surface quand les produits sont à la limite de la date de péremption, acheter à la fin des marchés quand les aliments sont bradés, à acheter d’occasion une voiture, des livres ou des vêtements mais aussi à revendre les cadeaux de Noël, à aller chez un médecin conventionné ou à acheter des meubles en kit.

La deuxième consiste à consommer moins comme éteindre les veilles des appareils électriques ou fermer les robinets d’eau.

La troisième est de différer l’économie en investissant plus aujourd’hui dans de l’isolation par exemple  pour payer moins cher plus tard, mais c’est plus une pratique de gens aisés. Elle peut être rapprochée de la location de voitures, de matériels de bricolage et d’instruments de musique étudiée dès 2005 par Elisabeth Tissier-Desbordes, Bernard Cova et Delphine Manceau pour l’Institut de la Ville en Mouvement.

La quatrième consiste à  faire soi-même en sortant du circuit marchand comme pour le bricolage, en récupérant les encombrants sur le trottoir, en faisant les poubelles pour les plus démunis, en glanant à la fin des marchés, par du troc de services en demandant l’aide de sa famille pour un déménagement, par des échanges de biens comme les légumes.

Internet jour un rôle important dans la plupart de ces stratégies comme moyen d’information pour rechercher les bonnes affaires. La gestion des déchets et du recyclage est en train d’émerger. Bien sur toutes ces stratégies ne sont pas nouvelles. Certaines sont des pratiques très anciennes et qui sont le fait des consommateurs les plus démunis. Toutes ne relèvent pas non plus de l’achat sous contrainte. C’est pourquoi pour conclure il est intéressant de reprendre le modèle de Fabrice Clochard qui montre que l’on peut ramener les comportements d’achat à trois grands modèles, certains étant plus ou moins sensibles aux effets géopolitique de la consommation mondiale : le calcul, l’exploration et la restriction. Le calculateur planifie, fait des listes compare les prix et consulte un réseau d’expert. L’explorateur butine et cherche la bonne occasion. Celui qui se restreint cherche à acheter le moins cher possible. C’est celui qui est le plus proche d’un comportement d’achat sous contrainte et donc le plus sensible aux conséquences négatives de la mondialisation. C’est peut-être celui, mais sans exclusive, qui sera le plus prêt à participer à des mouvements sociaux ou à voter pour des paris extrême. Les comportements de restriction sont en tous cas les premiers signes de la consommation économe en train d’émerger sous contrainte de pouvoir d’achat.

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