2012 D. Desjeux, L’ethnologue dans l’entreprise,

2012, D. Desjeux, L’ethnologue dans l’entreprise – http://arede.hypotheses.org

De la recherche en sciences sociales au métier de chargé d’études : reality test – par Maxime Le Calvé

Posté par Marie-Cécile Girard Le 28/05/2012 @ 12:20

Synthèse de la Séance du 12 avril 2012 par Maxime Le Calvé

Invité à parler de son métier d’anthropologue en entreprise, c’est également en tant que directeur du doctorat professionnel de recherches en sciences sociales de Paris 5 La Sorbonne que Dominique Desjeux s’est adressé à nous.

Quels débouchés pour les docteurs en sciences sociales sur le marché du travail ?

Selon Dominique Desjeux, deux types de parcours sont offerts dans le secteur de la recherche en sciences sociales appliquées : soit le docteur crée sa propre structure de recherche, en marketing, grande consommation, ou dans une moindre mesure, en stratégie RH, soit il intègre un institut d’études comme BVA ou TNS Soffres.

Comment former des anthropologues aux métiers de la recherche en entreprise et comment les rendre compétitifs ?

Le constat préliminaire de Dominique Desjeux est simple : la filière universitaire est en compétition directe avec les grandes écoles. Selon lui, le bagage intellectuel des élèves issus des classes préparatoires est certes plus complet, mais c’est surtout une logique de réseaux qui permet à ces personnes de rencontrer un succès plus rapide que les étudiants de l’université. D. Desjeux a été formé avec Crozier en analyse stratégique et de réseaux, une approche orientée vers l’analyse des débouchés professionnels. Il constate que les réseaux des grandes écoles sont en position de force sur le marché du travail. Si les diplômés d’un magistère (diplôme universitaire) trouvaient facilement du travail dans les années 90, les conditions sont devenues beaucoup plus difficiles aujourd’hui.

La solution qu’il a développée est un doctorat qui fait le pont entre le monde de la recherche et le monde de l’entreprise. La formation implique les étudiants sur des terrains financés par des entreprises, ces études de marchés sont également l’occasion de recherches plus approfondies et scientifiques.

Résoudre les difficultés liées à une différence de « culture » entre le milieu de la recherche et le milieu de l’entreprise : trouver ses alliés.

Dominique Desjeux encourage les chercheurs à favoriser le travail avec leurs « alliés » : les associations d’instituts de recherche marketing comme l’ADETEM, mais aussi les services R&D, qui trouvent dans les praticiens des sciences sociales des interlocuteurs privilégiés pour développer de nouveaux produits suite à des enquêtes de terrain. « Leur culture est beaucoup plus proche de la nôtre », explique-t-il, « ce sont des ingénieurs ou des universitaires ». Là où les spécialistes du marketing sont en général plus intéressés par l’imaginaire et le sens, ils ne sont malheureusement souvent pas pertinents dans la façon dont ils posent les problèmes. Il s’agit toujours uniquement de faire des offres adéquates face à un public cible ; les marketeurs savent bien souvent déjà ce qu’ils veulent trouver lorsqu’ils lancent une étude.

Les anthropologues proposent au contraire l’étude des pratiques, des contraintes matérielles, qui servent ensuite de support à une étude de la symbolique plus ancrée dans le réel. Les R&D apprécient cette logique inductive propre à l’anthropologie, ce « supplément d’âme », le côté plus humain des études conduites par des personnes formées à la recherche académique. Il s’agit donc de faire coïncider les langages, de traduire et de s’adapter, car par ailleurs il y a un besoin réel pour un tel type d’études.

Quels sont les partenaires et quels projets de recherche sont développés au sein du doctorat professionnel d’Anthropologie Appliquée de l’Université Paris 5 ?

Selon Dominique Desjeux, les contrats CIFRE constituent un atout important pour ceux qui aspirent à une carrière dans le monde de l’entreprise après leur doctorat. Le co-financement permet à chacun des acteurs de retirer de grands avantages de cette expérience de plusieurs années. Il nous a donné quelques exemples de sujets de thèses CIFRE et des partenaires de son doctorat professionnel :

  • France Télécom avec des études portant sur l’innovation et les nouvelles technologies dans l’habitat ;
  • Danone avec une thèse de méthode, « comment faire parler de l’indicible », étude de méthodologie sur les techniques de recueil de l’information dans certains domaines de la vie intime ;
  • Lego au Danemark, enquête « monde » sur le jeu des 8-12 ans ;
  • GDF avec trois enquêtes, dont : « militants écolos, quelles pratiques ? », étude sur les écarts entre représentations, valeurs et pratiques réelles ;
  • L’Office HLM : thèse sur les systèmes de décisions collectives pour l’économie d’énergie, étude complétée par un film.

Comment se déroule concrètement le Doctorat Professionnel ?

Ce doctorat professionnel a remplacé le magistère, qui était déjà un parcours recherche professionnalisant : une licence, une maîtrise, un DEA conjugués à trois Diplômes Universitaires. Le doctorat est lui aussi structuré en trois ans: trois grandes études sont prises en charge par le doctorant, à la fin de chaque année un mémoire est soutenu. Le travail d’écriture de la thèse est ainsi divisé en trois parties, ce qui permet selon D. Desjeux, plus de soutien et moins de stress pour l’étudiant. La progression permet une montée en complexité sur les thématiques abordées tout en restant proche du métier concret des études, avec ses terrains et ses clients. L’étudiant se trouve face aux différents interlocuteurs et à des problématiques diverses. Les trois années du doctorat sont validées par trois diplômes universitaires (DU): DU Chargé d’études ; DU Chargé d’études organisationnelles ; DU Responsable d’études.

Les fonds de l’Etat alloués à la formation et à la recherche scientifique servent ainsi au co-financement d’études approfondies sur la consommation tout en formant des chercheurs spécialisés et immédiatement opérationnels dans les instituts d’études de marchés.

Terrains pour la thèse et méthodologie d’enquête : un modèle hybride entre études de marché et sciences sociales.

D. Desjeux insiste sur le fait que les terrains de thèse doivent se dérouler de façon absolument identique aux démarches d’études de marchés pratiquées en instituts : les répondants sont ainsi recrutés par des sociétés spécialisées, le doctorant doit se conformer au planning d’entretiens prévu par le commanditaire de l’étude. Le mode de recueil d’information privilégié est celui de l’entretien « à domicile », d’une durée variable qui peut aller jusqu’à plusieurs heures. Le chercheur peut ainsi observer les pratiques et usages domestiques tout en conduisant l’entretien, en recueillant des images.

La seule différence entre une étude d’institut et une étude faite par le doctorant se situerait finalement dans la durée du travail de recherche. Un premier rapport portant sur les questions ayant motivé l’étude est rendu et présenté aux clients quelques semaines après le terrain. Les données sont ensuite analysées plus en profondeur, pendant plusieurs mois, et le mémoire de recherche est un second rapport rendu au client à la fin de l’année, qui fait pour lui l’état de la question d’une problématique stratégique. Le mode opératoire de l’analyse de ces enquêtes qualitatives est essentiellement inductif : Dominique Desjeux se réfère à la méthode de la « théorie ancrée » de Glaser et Strauss (2010).

Pour illustrer son propos, il nous a montré une vidéo recueillie sur le terrain, lors d’une étude en Chine sur les shampooings et les produits nettoyants: nous voyons un foyer investi par trois chercheurs qui filment en même temps, l’un est en train de poser les questions portant sur des flacons disposés sur la table face à la maîtresse de maison. Cette interviewer est une chinoise formée à Paris 5, dans le cadre du doctorat professionnel de la Sorbonne. Aujourd’hui, elle fait partie du réseau professionnel de Monsieur Desjeux, qui propose ces études de marché « ethnographiques » à ses clients, en sollicitant ses anciens étudiants pour les mener.

Les chercheurs formés par le doctorat professionnel sont-ils des chercheurs universitaires ?

Si la scientificité des études présentées est rarement mise en cause par les jurys de thèse, D. Desjeux explique que les étudiants de ce doctorat ne font pas le même usage de la littérature scientifique que les autres filières dites plus « classiques ». Les partenaires demandent d’ailleurs les résultats les plus opérationnels possibles. Il affirme cependant pousser ses étudiants à lire la littérature des sciences sociales.

Quel intérêt intellectuel présente le métier de chercheur en entreprise pour les anthropologues de formation ?

D. Desjeux justifie l’intérêt de son travail de chercheur en entreprise par la masse énorme d’informations à laquelle il accède par ses travaux de terrain « à la demande ». Il est par exemple devenu très familier de la vie domestique en Chine. C’est pour lui une grande satisfaction intellectuelle que d’être en contact proche avec cette autre culture.

La multiplicité des terrains et des problématiques abordées semblent également constituer un important facteur de satisfaction pour le chercheur en entreprise, bien que la brièveté des terrains et l’objectif relativement dirigé du donneur d’ordre ne permettent que très rarement d’approfondir. La curiosité du jeune chargé d’études en « attitudes et usages » sera nourrie d’expériences diverses. Il apprendra ainsi le métier, enrichissant sa connaissance du monde de la consommation, en France comme à l’international.

Le chercheur peut également, comme Dominique Desjeux, garder un pied à l’université : les données recueillies lors de ces enquêtes commandées peuvent devenir la base des recherches académiques plus approfondies. Il a ainsi co-écrit l’ouvrage « Quand les Français déménagent. Circulation des objets et rituels de mobilité dans la vie quotidienne en France » publié au PUF en 1998.

Conclusion : de l’importance du réseau professionnel dans le passage « à l’entreprise »

Dominique Desjeux dévoile un aspect critique du passage de l’université au marché de l’emploi en insistant sur l’importance des réseaux, notamment ceux des grandes écoles, mais également celui constitué par les anciens élèves du doctorat professionnel. Sans carnet d’adresse, il paraît difficile d’obtenir un poste en institut ou de lancer sa propre activité. Sans minimiser ce facteur, il ne faut cependant pas oublier que de nombreux universitaires travaillent déjà dans ces filières : de nombreux directeurs de recherches en instituts privés reconnaissent la valeur d’un doctorat. Les critères portent alors plus sur la qualité d’écriture des candidats ainsi que sur leur motivation à s’adapter et à accepter les règles d’un jeu bien différent de celui de la recherche académique. Un jeu dans lequel rythme et pression sont beaucoup plus soutenus et qui sacrifie peut-être au passage l’intérêt intellectuel aux exigences de la rentabilité.

 



Billet imprimé depuis L’ethnologue dans l’entreprise: http://arede.hypotheses.org

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