2012, Hyperspécialisation médicale ou prise en charge globale de l’individu : quelles sont les apports possible de la médecine chinoise à l’approche occidentale de la médecine ?
Dominique Desjeux, Professeur d’anthropologie sociale et culturelle, Université René Descartes, Paris V
L’anthropologie s’intéresse à la vie quotidienne en général et en particulier aux problèmes de santé et de soins du corps, sans avoir à trancher si une médecine est meilleure qu’une autre. C’est une méthode inductive qui part des pratiques des acteurs qu’elle reconstitue grâce à l’observation des pratiques tout au long d’un « itinéraires de soins » et donc qui permet de faire des comparaisons entre cultures.
En France les pratiques alternatives, comme l’acupuncture, sont souvent utilisées en dernier recours lorsque les gens ont tout essayé, mais leur reconnaissance et leur intégration par la médecine restent encore limitées, ce qui n’a rien d’extraordinaire en soi. Ce sont souvent des pratiques qui cherchent à prendre en compte l’ensemble du corps et des problèmes du patient.
A l’inverse en Chine les pratiques, considérées ici comme alternatives, sont des pratiques centrales comme le confirme les enquêtes menées par Dominique Desjeux à Guangzhou, Hangzhou, Shanghai, Beijing et Haerbin depuis 1997 « Dans la médecine traditionnelle chinoise, les massages par exemple reposent sur un savoir qui est pratique et empirique. Ce savoir part de l’énergie, le Qi, qu’il faut faire circuler à travers le corps. La douleur est le symptôme que l’énergie ne circule pas bien. Il faut refaire circuler l’énergie à partir des « point d’acupuncture » et des méridiens. Le pied est un lieu stratégique qui représente le « corps en miniature ». Chaque point du pied renvoie à un organe comme le cœur, la rate, les reins ou les poumons. » En appuyant sur ces points du pied on fait recirculer le Qi et on recréé l’harmonie du corps. Faire rentrer, puis faire circuler l’énergie, pour ensuite faire sortir les toxines sont de façon simple les principes chinois de la gestion du corps comme un tout.
La mondialisation : facteur favorisant les médecines traditionnelles
Ces médecines traditionnelles se sont implantées en Europe et en Occident, sous l’effet de la mondialisation et des réseaux de migrations des chinois notamment en France. Les chinois seraient aujourd’hui un million en France dont 50% en Ile de France. « Un indicateur en est l’explosion des salons de massage, tout particulièrement à Paris explique Dominique Desjeux. En effet, on observe que la migration d’une population ne se fait pas au hasard mais suit les réseaux des premiers migrants déjà installés. Les chinois vont occuper une partie des commerces qui ne sont pas encore investis par les français, comme les arabes de Djerba ou de Fez vont occuper les petites épiceries dans les années 1980. Les chinois vont investir les commerces de légume, les restaurants chinois, les onglerie et les salons de massage. »
Cela veut dire que le développement des médecines alternatives est dû à la fois à des problèmes de coût de la médecine classique française, et de ses limites, et en même temps à des phénomènes de migration internationale qui font que la migration chinoise va devenir le vecteur d’une pratique holistique des soins du corps même si une partie des masseurs ou masseuses chinois ne sont pas des praticiens traditionnels.
La médecine traditionnelle chinoise : 3 000 ans d’expérience, une forme de laboratoire
Les sciences humaines ne délivrent pas une vérité toute faite mais observent l’évolution des pratiques de soins en train de se faire dans nos sociétés. L’objectif est de faire ressortir les problèmes qui émergent et leurs solutions. On constate que la biomédecine, dont l’efficacité est forte pour de nombreuses maladies, a découpé le corps humain en « petits morceaux ». Il semble qu’aujourd’hui cette hyper spécialisation du corps rentre en contradiction avec les coûts que cela induit et avec la nécessité de traiter le corps comme un système, comme un ensemble dont les parties et les organes sont interdépendants. La médecine chinoise prend en compte cette convergence, cette unité du corps même si « Les méridiens restent encore « invisibles » pour la biomédecine et la science expérimentale, précise Dominique Desjeux. Mais il est possible de dire que cela relève pour une part d’une question interculturelle et qu’il y existe plusieurs formes de sciences et qu’elles peuvent coexister. Le problème vient du fait que notre science expérimentale a l’habitude de chercher à isoler une cause première à un phénomène in vitro, en laboratoire, alors que les problèmes in vivo relèvent souvent de multiples causes. Ce qui rend compliqué la réception de la médecine chinoise est le fait que nous n’avons pas les preuves de son efficacité en laboratoire. Il suffit de rappeler malgré tout qu’elle existe depuis 3 000 ans, ce qui constitue une forme de laboratoire mais avec des expérimentations in vivo, dans la vraie vie. »
Un contexte qui laisse place aux pratiques alternatives
La crise fait vaciller bien des certitudes, et elle ouvre des brèches dans le savoir de la science qui parfois se pense toute puissante. « Sans revenir aux superstitions et pratiques magico-religieuses, il y a aujourd’hui des ouvertures, des fenêtres de tir pour des expérimentations de pratiques alternatives, note Dominique Desjeux. Les médecines alternatives posent problème si elles relèvent du charlatanisme, si elles exploitent la crédulité ou si elles relèvent de l’exercice illégal de la médecine. Mais la croyance que la science du 19ème siècle va tout résoudre n’est plus aussi forte; elle n’est plus divinisée et la société devient plus pragmatique. C’est le cas des thérapies alternatives comme l’acupuncture, les massages, et probablement la Biokinergie. On retrouve ce pragmatisme en économie où l’on redevient beaucoup moins abstrait et plus empiriste, et également dans les sciences humaines. »
Des pratiques intéressantes en matière de prévention
La pression constante sur les budgets de santé et l’augmentation du coût des soins, encouragent également les efforts de prévention auxquels peuvent être associées les médecines alternatives. Le coût des pratiques alternatives, inspirées de savoirs traditionnels, est plus faible que les dépenses liées à la médecine occidentale que ce soit pour établir un diagnostic ou pour réaliser un traitement. « Cela nous amène à réfléchir aux coûts que la médecine engendre par rapport à son efficacité, conclut Dominique Desjeux. Sans pourtant rejeter l’approche classique de la médecine, les limites du savoir médical et les difficultés budgétaires laissent de la place pour les expérimentations de pratiques nouvelles, qu’il va falloir intégrer au mieux. »
Il est probable que la force de la biomédecine participe de sa faiblesse potentielle aujourd’hui. Elle est devenue très spécialisée ce qui ne favorise pas une approche plus globale du corps et de la santé, ce qui redevient primordial aujourd’hui quand on voit l’importance des risques de maladies psychosomatiques, comme celles qui sont liées aux ondes électromagnétiques, et donc qui ne semblent pas relever de la biomédecine. Le nombre d’examens rend la médecine très couteuse à un moment où le pouvoir d’achat des salariés et les revenus de l’Etat Providence sont menacés.
Les enquêtes que Dominique Desjeux a menées avec son équipe sur l’acupuncture en France montrent que les patients atteints de cancer recherchent une relation plus humaine dans la prise en compte de leur maladie. Tout ceci concoure à montrer non pas que la biomédecine n’a pas de valeur, mais que sa valeur scientifique peut se heurter à une limite celle du manque de contact physique et d’écoute du patient au moment de la consultation. Il semble par exemple que le développement de certaines maladies cardiovasculaires soit liées au fait que de plus en plus de médecins généralistes ne prennent plus la tension de leur patient, ce qui veut dire qu’ils n’ont plus de contacts physiques avec leur patients. Ceci peut s’expliquer par les contraintes de temps et de coût qui peuvent peser sur la gestion des cabinets et dont il faudra tenir compte à termes car prendre du temps et écouter la douleur des patients, – comme le fait le service du professeur Serge Perrot à l’hôtel Dieu à Paris -, a aussi un coût y compris pour les médecines alternatives.
Paris le 21 juin 2012
Dominique Desjeux : Quelques hypothèses sur les conditions sociales de diffusion d’une innovation en médecine alternative
Conférence de presse du 19 juin 2012 sur la biokinergie présentée par Michel Lioreau son fondateur et Marc Massoteau président de l’association.
Contact presse : Marion Pouchain, m.pouchain@ljcom.net, LJcom
Références sur l’acupuncture:
Patrick Triadou, Dominique Desjeux, Jean-Louis Lafont, Olivier Martin et alii, « L’acupuncture en France aujourd’hui (I) La consultation d’acupuncture », Acupuncture & moxibustion, 2005, vol. 4, n° 1, p. 11-18.
Patrick Triadou, Dominique Desjeux, Jean-Louis Lafont, Olivier Martin et alii, « L’acupuncture en France aujourd’hui (II) Perceptions des effets et évaluation de l’acupuncture », Acupuncture & moxibustion, 2005, vol. 4, n° 2, p. 82-93.
Patrick Triadou, Dominique Desjeux, Jean-Louis Lafont, Olivier Martin et alii, « L’acupuncture en France aujourd’hui (III) Médicaments et acupuncture », Acupuncture & moxibustion , 2005, vol. 4, n°3, p. 171-181.
Patrick Triadou, Dominique Desjeux, Jean-Louis Lafont, Olivier Martin et alii, « L’acupuncture en France aujourd’hui (IV) Représentations et rapports à la science », Acupuncture & moxibustion, 2006, vol. 5, n° 1, p. 12-17.
Patrick Triadou, Dominique Desjeux, Jean-Louis Lafont, Olivier Martin et alii, « L’acupuncture en France aujourd’hui (V) Typologie des patients », Acupuncture & moxibustion, 2006, vol. 5, n°3, p. 202-212.
Référence sur l’importance des maladies chroniques comme le cancer
Thèse en cours sur les réseaux de prise en charge du cancer par Lucile Hervouet sous la direction de Dominique Desjeux