2013-2014 : Formation doctorale professionnelle en sciences sociales
L’anthropologie professionnelle, une réinterprétation dynamique de la tradition anthropologique
Dominique Desjeux, anthropologue
Professeur à la Sorbonne (Université Paris Descartes, PRES Sorbonne Paris Cité)
Directeur du Diplôme doctoral professionnel en sciences sociales
Consultant international
Introduction
Vue sous un certains angle historique l’anthropologie a toujours eu une dimension professionnelle au sens d’une anthropologie applicable. Elle a depuis ses débuts, au moins pour les anthropologues anglais ou français, servi à mieux comprendre le fonctionnement des populations en cours de colonisation, déjà colonisées ou en cours d’indépendance politique. Sa principale application a été la mise en place du « gouvernement direct » à la française, plus assimilationniste, et le « gouvernement indirect » à l’anglaise, laissant une autonomie relative aux communautés locales et à leurs cultures. Le débat est toujours d’actualité et toujours aussi tendu quand on voit les polémiques suscitées par le livre d’Hugues Lagrange sur Le déni des cultures dans les quartiers sensibles en France paru en 2010 au Seuil.
Depuis longtemps l’anthropologie s’est donc trouvée confrontée aux usages volontaires ou involontaires, positifs ou négatifs, des connaissances qu’elle produisait. Au-delà de cette tension d’ordre éthique ou politique, je voudrais montrer que ce qui fait le fond et la force de l’anthropologie c’est un mode de raisonnement ambivalent qui recherche à la fois la permanence des structures et la dynamique des innovations et une compétence particulière celle d’appliquer une connaissance flexible à la connaissance des sociétés dans leurs diversité. C’est cette pratique de fait, très inductive, qui est transférable à la formation des anthropologues professionnelles plus que l’anthropologie engagée.
Entre « anthropologie de cours » et « anthropologie de marché »
Comme la sociologie, l’anthropologie est aussi depuis longtemps tiraillée entre une sociologie professionnelle applicable, associée à un contrat et à un marché privé, associatif ou public, et qui cherche à résoudre des problèmes, et une « anthropologie de cours », financée par l’Etat et moins liée à la demande sociale. Je reprends ici, par analogie, l’analyse de Norbert Elias sur la musique de Mozart qui n’a pu survivre que comme musicien de cours, comparée à Beethoven qui a pu se développer sur un marché plus large à la marge des contraintes de la cours. « L’anthropologie de cours » représente en gros les universitaires et les chercheurs institutionnels.
Historiquement, l’anthropologie applicable s’est notamment attachée à l’analyse des mutations des sociétés paysannes transformées par des projets de développement agricoles à partir des années 1950/1970 en Afrique et sur les plus pauvres en France par la suite au moment des indépendances qui a vu le retour des anthropologues dans la « métropole ». C’est le passage des indigènes aux indigents comme l’avait écrit F. Laplantine. L’anthropologie applicable est plutôt le fait d’anthropologues travaillant sous contrat dans des sociétés d’études, des ONG ou en free-lance, mais sans exclusive.
Aujourd’hui la sociologie professionnelle touche les ONG, les administrations, des agences comme l’ADEME, et un terrain plus nouveau, les entreprises nationales ou internationales comme EDF, L’Oréal, Priceminister, La Française Des Jeux, Peugeot, Danone, Chanel, Bouygues Telecom, Nestlé, La Poste, Kellog’s, Gaz de France, Orange, qui cherchent à comprendre les usages in vivo et le sens de leurs biens et services auprès des consommateurs issus de la même culture ou relevant d’une autre culture.
Comme à l’époque coloniale la tension est forte entre les tenants d’une anthropologie critique en faveur des dominés et hors de tout contrat avec les entreprises, une anthropologie compréhensive qui cherche à élucider le jeu des acteurs, comme c’est le cas de l’anthropologie professionnelle, et une anthropologie plus normative qui cherche à enchanter les acteurs à travers l’étude du sens, de l’imaginaire et de la culture, même si cette dernière tendance est surtout forte en sociologie avec des auteurs comme Michel Maffesoli très utilisés dans le milieu publicitaire, lieu par excellence de production de l’enchantement moderne.
La convergence entre l’anthropologie dynamique et structurale
Depuis longtemps, pour faire vite, l’anthropologie est aussi prise dans une tension entre approche structurale, celle de Claude Lévi-Strauss, et approche dynamique, celle de George Balandier. Au sortir de la dernière guerre mondiale, l’approche dynamique a servi à saisir la logique des tensions entre les « dynamiques ‘du dedans’ et du ‘dehors’ » pour reprendre Georges Balandier dans son livre Sens et puissance (1971). Ce livre faisait suite à Sociologie actuelle de l’Afrique Noire (1955) et à La sociologie des Brazzavilles noires (1955). Il s’appliquait de fait aux mutations rurales et à l’urbanisation de l’Afrique. L’approche dynamique peut être rapprochée de travaux sociologiques comme ceux de Levis Coser sur les conflits, que Georges Balandier cite, ou de Michel Crozier sur les relations de pouvoir et les stratégies d’acteurs dans les années 1960, approche qui s’est développée en dehors de la tradition anthropologique pendant une vingtaine d’années.
L’approche dynamique, et son équivalent en sociologie l’analyse stratégique, reste au cœur de la compréhension des sociétés contemporaines qu’elles soient post, hyper, peri ou sub modernes !
Elle peut s’appliquer à la Chine d’aujourd’hui pour comprendre la logique de développement des grandes surfaces comme Carrefour à Guangzhou (D. Desjeux, 2009, www.youtube.com/watch?v=ELoGPf0hd3E). Elle peut autant s’appliquer au Brésil pour analyser comment les produits de maquillage moderne vendus par l’Oréal ou d’autres sociétés s’inscrivent dans les nouvelles règles du jeu matrimonial rendu incertaines du fait de l’augmentation des divorces. Le corps devient pour les femmes un capital qu’il faut préserver grâce aux produits de soins du corps au sens large afin de rester compétitives sur le marché matrimonial, comme le montre Roberta Dias Campos dans sa thèse en anthropologie de la consommation à Rio de Janeiro (UFRJ/Sorbonne). Mais derrière la dynamique du changement git la structure du rapport au corps des brésiliennes, une permanence qui organise la dynamique des nouvelles formes de la beauté au quotidien. Elle peut aussi s’appliquer aux USA pour analyser le poids du maquillage sur les femmes comme contrainte sociale prescrite, comme je l’ai observé avec l’anthropologue Patricia Sunderland à New York.
Le « dehors » continue à transformer le « dedans » qui à son tour va devenir lui-même un nouveau « dehors » sous les espèces de la Chine et des mutations qu’elle engendre dans nos sociétés. Sous l’effet de la mondialisation, les sociétés du « dehors », les anciennes sociétés coloniales, sont probablement en train de devenir les sociétés du « dedans ». Le symbole le plus fort en sont les investissements que les chinois ont faits dans le port du Pirée en Grèce, une porte ouverte sur l’Europe.
Il deviendra encore plus pertinent, à très court terme, de mobiliser le savoir anthropologique accumulé depuis 150 ans pour mieux comprendre les rapports entre la nouvelle « Europe ambigüe » et l’empire du milieu, Zhong guo. La Chine est elle-même prise entre sa classe moyenne consommatrice, le vieillissement rapide de sa population et l’accès limité aux matières premières et à l’énergie toutes contraintes qui sont sources de fortes tensions internationales militaires et économiques (cf. D Desjeux, 2011, consommations-et-societes.fr). L’anthropologie a un rôle à jouer dans l’analyse du retournement mondial qui est en train de se jouer sous nos yeux, ne serait-ce qu’en rappelant la dimension historique des rapports de force internationaux et les incertitudes que cela fait peser sur les emplois, les entreprises et le développement durable. Du fait de son passé « exotique » l’anthropologie a un rôle de veille au niveau mondial. Mais cela demande de sortir de la seule analyse des petites communautés pour intégrer d’autres échelles d’observation et donc changer de focale comme nous le verrons ci-dessous (Bromberger C., 1987, 1997).
En 1948 Claude Lévi-Strauss publiait Les structures élémentaires de la parenté. Il y montrait notamment les règles du mariage entre cousins et donc avec quelles cousines on ne pouvait pas se marier, les cousines parallèles, et celles avec qui il était préférable de se marier, les cousines croisées, en système matrilinéaire. Au Sud Congo, la cousine prescrite est la fille du frère de la mère. La circulation des femmes fonctionne donc suivant un triple code, celui des femmes interdites, celui des femmes permises et celui des femmes prescrites. Au final, par abstraction, ce qui est l’outil de base de la comparaison anthropologique, il est possible de transposer cette approche structurale en montrant que toute pratique sociale est organisée autour de trois grands normes celle de l’interdit, du prescrit et du permis que ces normes soient appliquées, réinterprétées ou transgressées. Ce que nous apprend l’anthropologie structurale, comme mode de raisonnement comparatif, et donc bien au-delà des règles de la parenté, c’est que les structures anthropologiques de l’imaginaire ou du social perdurent au-delà de leurs changements de forme.
C’est un outil puissant pour comprendre la dynamique des sociétés contemporaines depuis la consommation jusqu’à la finance, et ici je pense aux travaux de l’anthropologue Paul Jorion sur la crise des subprimes, (2008) alors qu’il était en 1980 spécialiste des pêcheurs de l’Ile de Houat. Ceci démontre la force de transposition de l’outil anthropologique au-delà de ses territoires traditionnels comme la parenté, les sociétés « exotiques » ou les petites communautés.
Cette tension reste donc très heuristique aujourd’hui. Elle permet de mieux distinguer dans nos sociétés modernes ce qui relève d’une structure anthropologique profonde et donc de leur part d’universel et ce qui relève des particularités et des innovations propre à chaque culture ou société.
Un bon exemple de transposition est celui de la circulation des cadeaux, des dons et des contre dons entre sociétés « traditionnelles » et « modernes ». Je pense d’un côté aux objets qui composent la dot, comme je l’ai observé à Sakameso au Congo dans les années 1970 (D. Desjeux, 1987), et à leur circulation dans la sphère du don symbolique entre lignages, mais aussi à leur va et vient entre cette sphère et la sphère utilitaire agricole ou domestique ; et de l’autre ce qui relève d’une forme moderne de la circulation des objets, The Social Life of Things, pour reprendre Appadurai, le e-commerce par Internet, grâce à Priceminister ou eBay au moment de la revente des cadeaux de Noël. Les objets du e-commerce relève pour une part des logiques anthropologiques de l’échange encastrés dans les relations de parenté, notamment dans le jeu de la distance et de la proximité dont dépend le sens de leur circulation, et pour une autre de la dynamique des nouvelles pratiques en cours d’émergence autour des CD, des DVD ou des livres vendus après Noël.
De même j’ai pu montrer au Congo que la circulation moderne des élites relevait d’un modèle structural ancien, la tontine ou kitemo en sundi. Les élites politiques circulent suivant le même principe circulaire que la tontine de l’épargne ou de la main d’œuvre, mais suivant ce que j’ai appelé la « tontine situationniste ». C’est une homologie de structure anthropologique qui a été mobilisée.
Un autre exemple de transposition possible nous est donné avec la publicité. L’interprétation de la publicité, un des dispositifs centraux de la société de « grande consommation », relève de cette double analyse anthropologique dynamique et structurale. Le terme de « grande consommation », signifie que toute société fonctionne sur de l’échange de biens non marchands ou marchands et donc que ce n’est pas la consommation qui est un phénomène nouveau mais sa forme moderne associée à la grande distribution depuis les années 1950 en Europe de l’ouest, comme l’a déjà montré Mary Douglas avec Isherwood dans The World of Goods en 1979.
La dimension sacré ou religieuse de la publicité a déjà été bien souvent relevée comme par Del Dechant en 2002 dans The Sacred Santa: Religious Dimensions of Consumer Culture. Mais le dispositif publicitaire est plus qu’une dimension symbolique moderne. Il participe d’un mécanisme magico-religieux animiste très ancien, associée à une pratique de transsubstantiation. En effet la publicité attribue à un objet ordinaire une âme, une force, une promesse, celle de la jeunesse, de l’énergie, du bonheur, de la joie ou du renouveau grâce au packaging et le transforme en une personne, de façon immanente, grâce à la marque à qui le consommateur se doit de rester fidèle. Ce mécanisme est proche de la consécration catholique, mais elle sur un mode transcendant, qui transforme le pain en une personne divine. Le regard anthropologique permet de décrypter la permanence au cœur de l’effervescence contemporaine. La force de l’anthropologie réside dans ce double regard structural et dynamique.
Pureté anthropologique ou métissage disciplinaire
L’anthropologie est traversée par un autre clivage qui redevient d’actualité avec l’anthropologie professionnelle, celui de son lien avec la sociologie, l’économie ou le droit et donc plus généralement avec les sciences sociales.
Dans les années de l’entre-deux guerres, entre 1920 et 1940, les manuels de sociologie présentaient toutes ces disciplines ensemble. René Hubert dans son Manuel élémentaire de sociologie publié chez Delalain en 1930, pour la deuxième édition, ou Célestin Bouglé dans ses textes choisis de sociologie publié en 1938 chez Felix Alcan, traitaient ou citaient autant Durkheim, que Mauss, Lévy-Bruhl, Comte, Fauconnet, Morgan, J. M . Guyau (le père de l’anomie), J. B. Say et Jaurès, soit des sociologues, des anthropologues, des économistes, des philosophes et un homme politique de gauche. Claude Lévi-Strauss dans sa préface à la deuxième édition des « structures élémentaires de la parenté », en 1967, parle de « sociologie comparée » pour introduire son travail. Tout ceci indique que la distinction actuelle entre ethnologie, – à l’origine le mot français pour désigner les études sur les peuples « primitifs », les clans et les tribus des années 1930, les ethnies plus récemment -, anthropologie, – le mot anglais pour désigner à peu près la même chose -, et sociologie n’est peut-être pas aussi pertinente qu’elle ne le parait, sauf par rapport aux commissions du CNU pour les carrières en milieu académique.
De façon simplifiée et arbitraire, on peut dire que l’anthropologie est depuis ses débuts traversée par trois grands clivages qui structurent aujourd’hui la formation et l’exercice d’une anthropologie professionnelles : anthropologie académique vs anthropologie professionnelles ; anthropologie structurale vs anthropologie dynamique ; anthropologie vs sociologie.
Ce que j’aimerais montrer maintenant c’est comment une formation à l’anthropologie professionnelle par la recherche est informée et enrichie par ces trois clivages. Je ne cherche pas à supprimer cette tension, mais à la gérer par rapport à un objectif : comment trouver du travail pour les étudiants en dehors de l’université puisqu’il n’y a de moins en moins de postes et que le nombre d’étudiants en sciences sociales a baissé de près de 50% en 4 ans.
La formation à l’anthropologie peut donner aux étudiants deux compétences originales, celle de savoir transposer entre le passé et le présent et de savoir transférer les méthodes anthropologiques d’un champ à un autre et tout spécialement vers le cœur de la modernité, la consommation, les nouvelles technologie, la ville ou la finance et pas seulement vers les plus pauvres ou les minorités ethniques.
Le Diplôme Doctoral Professionnel à la Sorbonne (Université Paris Descartes)
En 2007, suite à la disparition du Magistère de Sciences Sociales appliquée à l’interculturel dans les domaines des innovations, de la consommation et du développement durable, conséquence de la réforme LMD et que je dirigeais depuis 20 ans, j’ai créé un diplôme Doctoral Professionnel en sciences sociales à la Sorbonne, sur la base d’une thèse à faire en lien avec un doctorat classique sur le modèle du Magistère mais à bac plus 8. L’obligation est de trouver un employeur, une ONG, un organisme public ou une entreprise qui se pose un problème concret qui demande de réaliser une recherche empirique et qui accepte de recruter un jeune doctorant dans le cadre d’un CIFRE ou d’un autre financement comme une allocation ou des contrats d’études à durée déterminée. C’est une formation en alternance pendant trois ans. Elle comprend une semaine par mois de cours à la Sorbonne et de tutorat pour suivre l’évolution des terrains. Pendant trois semaines le doctorant est en entreprise pour réaliser trois enquêtes, une par année de diplôme universitaire. Chaque année donne droit à un diplôme ce qui limite les risques de se lancer dans une thèse sans rien en retirer. Au bout de trois ans les docteurs sont capables de devenir responsable d’études à leur compte ou dans une entreprise et/ou d’enseigner dans l’enseignement supérieur.
La ROD (Research On Demand, recherche à la demande ou sous contrat)
Leur compétence consiste à avoir appris à gérer l’interface entre un problème posé par une organisation, sur les usages de la voiture, de l’énergie, des aliments, du jeu, des généalogies, des soins du corps, des déchets ou sur les pratiques de réinsertion, de demande d’aide sociale ou de contestation, et une réponse socio-anthropologique.
Pour ce faire il s’agit d’apprendre à réaliser une enquête sur un mode inductif, c’est-à-dire sans problématique toute construite, sans hypothèses sinon méthodologique et donc en cherchant à explorer le problème pour reconstruire la réalité sociale à partir de l’observation. L’observation in situ est l’outil de base que l’anthropologie s’est construite de fait puisque depuis toujours elle s’est aventurée dans l’exploration des territoires inconnus. Découvrir un territoire inconnu demande d’apprendre à créer des point de repères et non pas à vérifier des hypothèses. Vérifier des hypothèses sera la méthode des sciences expérimentales in vitro. Construire des hypothèses sera indispensable pour les enquêtes quantitatives.
La méthode inductive est très proche de la « théorie ancrée » de Strauss et Glaser qui vient d’être traduite et publiée chez A. Colin dans la collection de François de Singly. Travailler sur l’ADSL dans les années 1990 pour un non ingénieur ou sur le maquillage des femmes dans les années 2000 pour un homme, relève de territoires aussi inconnus que la sorcellerie chez les Basundi ou le retournement des morts à Madagascar. Explorer, faire apparaitre les structures invisibles du quotidien et dévoiler les jeux sociaux sont des compétences historiques de l’anthropologie.
Ensuite, le socio-anthropologue décrit les usages et les stratégies des acteurs sous contraintes du jeu social domestique ou public dans lequel ils sont engagés pour faire apparaitre l’importance de l’écart, fort ou faible, entre les représentations ou les valeurs que les acteurs associent à leurs actions et leurs pratiques réels. Cette approche de l’action sous contrainte relève peut-être plus de la tradition interactionniste utilitariste à la Crozier en sociologie que de l’anthropologie. Mais il y a bien fusion quelque part. En effet si l’écart observé vient bien de l’existence des contraintes du jeu social, des stratégies d’acteur et des rapports de pouvoir entre acteurs, ces contraintes relèvent aussi des règles ou des normes qui indiquent ce qui est interdit, permis ou prescrit, une des transpositions les plus inattendues des structures élémentaire de la parenté.
Enfin l’anthropologue professionnel, et c’est peut-être plus inattendu, doit chercher d’un côté à proposer des procédures de résolution du problème et pour cela mobiliser des méthodes de conduite du changement et d’animation de groupe. C’est la partie applicable de l’anthropologie qui relève du métissage méthodologique. Les animations de groupe, le team building ou la cooking class sont empruntés aux méthodes de la psychologie sociale ou du conseil. De l’autre ils doivent modéliser et interpréter les résultats.
Une première conséquence de cette formation est de montrer que l’opposition entre recherche fondamentale et appliquée ne fonctionne pas toujours si l’on accepte que la compétence de fond est de savoir faire des enquêtes de terrain à base d’observations visuelles ou verbales, avec des photos ou des films, individuelles ou collectives. Que l’on soit en ROD ou sur un thème choisi par le chercheur, dans les deux cas il faut faire un terrain de qualité. Ce qui va varier c’est le temps imparti à la modélisation. Un des apports de la ROD est d’aider à déplacer sans cesse le regard du chercheur pour l’amener à travailler sur des thèmes qui émergent et qu’il n’aurait jamais vu sinon.
Un autre apport de la ROD est de limiter de fait la contrainte de la conformité académique, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de contrainte puisque tout groupe fonctionne de fait sous contrainte, mais qu’elles sont d’un autre ordre : le temps plus court lié à un budget, et donc la capacité à décrocher et négocier des contrats ; la capacité à réaliser plusieurs enquêtes en même temps ; trouver le temps de faire un terrain et de continuer à lire dans le domaine ; travailler à la marge de plusieurs champs disciplinaires ; apprendre une approche compréhensive et non critique, au sens de dénonciation ; apprendre à traduire les résultats de l’enquête en solutions plausibles, etc.
La deuxième conséquence est que la distinction entre anthropologie et sociologie qualitative à une échelle d’observation microsociale (cf. D. Desjeux, 2004, Les sciences sociales, PUF) devient très faible. Dans toutes les enquêtes que je réalise, je vais croiser des techniques de recueil de l’information tirés des deux disciplines mais un peu aménagées en fonction des contraintes de la vie urbaine : on ne peut pas rester plusieurs semaines dans la salle de bain quand on travaille sur les soins du corps au contraire des 4 mois que j’ai pu passer à Sakameso par séjours successifs. Les gens acceptent assez bien que l’on reste chez eux une demi-journée, mais au-delà c’est difficile. J’ai donc adapté les techniques avec « l’observation participante, ou non, aménagée » ou « l’histoire de vie centrée » sur un thème. J’utilise aussi l’interview semi-directive que j’ai apprise en sociologie avec Michel Crozier et Erhard Friedberg ou l’animation de groupe que j’ai apprise grâce à une société d’études, ou la photo et les films, le carnet de bord ou le journal intime que j’ai découvert grâce à Patricia Sunderland et Rita Denny (2007) et d’autres méthodes que j’ai acquises au fur et à mesure de mes expériences et de mes rencontres comme celle avec Hy Mariampolski (2001), sans oublier Philippe Laburthe-Tolra, Jean-Pierre Warnier Daniel Miller, Mary Douglas, Russel Belk, Sophie Alami, Isabelle Moussaoui, Zheng Lihua, Roberta Dias Campos, Yang Xiao Min ou Eric Arnould et bien d’autres.
L’important aujourd’hui est de rappeler que l’anthropologie permet de travailler sur les trois instances de toute vie en société : l’instance matérielle, l’instance sociale et l’instance symbolique ou imaginaire. C’est l’articulation des trois instances qui fait sens surtout si elle est combinée avec une approche de type analyse stratégique en termes d’acteurs comme l’a fait Babacar Sall en 1993 dans son livre, De la modernité paysanne en Afrique Noire. Le Sénégal, chez l’Harmattan ou Jean-Pierre Olivier de Sardan en 2007 dans La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, chez Academia.
Le métissage méthodologique
Contrairement à une image stéréotypée d’une anthropologie un peu poussiéreuse, je pense que l’anthropologie possède aujourd’hui une forte vitalité qui tient à sa plasticité. Celle-ci lui vient de son côté exploratoire permanent et de la diversité de ses terrains et de ses pratiques académiques et professionnelles.
L’anthropologie formée au « Détour » et à la mobilité est la matrice potentielle d’une connaissance flexible. Dans mon expérience d’enseignant, de chercheur et de consultant cela se traduit par l’usage de 4 outils qui sont le fruit d’un métissage permanent : Les échelles d’observation, les itinéraires d’usages, les cycles de vie et les systèmes d’action. Je vais surtout reprendre les deux premiers outils, les échelles et les itinéraires (cf. D. Desjeux, 2006).
La question des échelles d’observation émerge dans les sciences sociales autour des années 1990. C’est l’outil le plus important comme moyen d’ouverture sur le monde car il permet de faire des observations à des échelles très différentes sans postuler qu’une échelle est meilleure qu’une autre, ni qu’une discipline est plus importante qu’une autre mais que chacune a fait un découpage dans la réalité qui lui permet de voir ce que d’autres ne voient pas (cf. D. Desjeux, 1993, 2004).
En ce sens c’est une approche « interculturelle » appliquée à la diversité des cultures et des pratiques de métiers. Elle permet de faire travailler ensemble plusieurs professions tout au long d’un itinéraire qui part de la production au sens large, pour passer par l’échange et la consommation et pour finir avec la gestion des déchets et le recyclage.
En milieu rural, par exemple, des géologues, des pédologues, des agronomes, des anthropologue et des climatologues vont mobiliser des connaissances et des compétences souvent recueillis à des échelles d’observation très différentes depuis le macro jusqu’au micro afin de mieux comprendre les effets du climat sur la production agricole comme j’ai pu l’observer en 1995 avec l’opération HAPEX au Niger sous l’égide de l’IRD dans le cadre d’une évaluation pour le CNE. Le travail anthropologique consiste ici à montrer quelles sont les conditions sociales de production de la science ce qui est proche des premiers travaux de Bruno Latour et Michel Callon dans La science telle qu’elle se fait (1991). L’anthropologie est à l’épicentre de la modernité.
La compétence professionnelle consiste à observer comment chaque profession a réalisé un découpage à une échelle donnée mais que ce qui paraissait une variable explicative indépendante à une échelle donnée devient une variable dépendant à une autre échelle. Elle demande donc d’accepter que les résultats obtenus à une échelle, comme celle des grandes aires culturelles dans le monde analysées par Ingelhart en 1997 ou les travaux d’Emmanuel Todd sur la parenté dans le monde dans La Troisième Planète, au Seuil en 1983, et réalisés à une échelle macro, quantitative et/ou qualitative, ne fonctionnent plus une fois une fois que l’on change d’échelle. Les valeurs et la culture sont moins explicatives des comportements humains à l’échelle méso-sociale, celle des organisations, de la politique, du marché et donc du jeu plus contingent entre acteurs collectifs ou à l’échelle microsociale, celle de la parenté et de famille comme système d’action. Les grandes valeurs explicatives des différences entre sociétés et cultures ne permettent plus de comprendre les effets de situation et d’interaction au niveau microsocial.
C’est souvent la faiblesse du culturalisme qui introduit de fait une approche très déterministe et platonicienne : les valeurs sont censées expliquées les jeux sociaux en dehors de tout effet de contrainte de situation et de relation de pouvoir. Mais l’approche par les échelles d’observation permet de montrer qu’au niveau macro-culturel ces approches ont toute leur pertinence mais que leur force explicative baisse fortement en changeant d’échelle notamment en passant à l’échelle des organisations comme le font Hofstede en management, Philippe d’Iribarne dans les entreprises, voir François Julien pour la culture chinoise appliquée aux entreprises.
La formation anthropologique professionnelle demande donc un apprentissage poussé de l’épistémologie empirique et inductive afin d’apprendre à distinguer les effets d’échelle, la façon de généraliser avec une approche qualitative – c’est-à-dire non pas en termes de tendance mais de diversité des occurrences observées ou de mécanisme -, et enfin de rendre compte de l’ambivalence des phénomènes dans leur dimension positive et négative. C’est l’induction qui en fait sa difficulté car cela demande de proposer des cours qui ne sont plus organisés par école, structuraliste, fonctionnaliste ou autre mais en fonction de chaque terrain d’enquête, un même auteur ayant pu changer d’échelle entre plusieurs enquêtes. Mais c’est l’induction qui permet de garder à l’anthropologie sa force d’exploration et de découverte. Effet d’échelle, diversité et ambivalence sont à la base de la connaissance anthropologique flexible.
De plus les échelles sont un bon outil de négociation entre métiers, entre anthropologues et professionnels, et donc, de façon souvent implicite, entre critères de scientificités différents. En effet, les approches qualitatives sont régulièrement contestées dans leur scientificité dans la ROD, et le plus souvent sur l’échantillon souvent jugé trop faible. La méthode des échelles d’observation permet de montrer que les approches quantitatives et expérimentales ne sont qu’une sorte de science et quelles ne sont pas le modèle unique de la science.
Un deuxième outil est celui de la méthode des itinéraires. Il est assez classique en anthropologie notamment en anthropologie de la santé avec l’itinéraire thérapeutique ou en agriculture avec les itinéraires techniques. En France elle peut s’appliquer à l’itinéraire de la consommation depuis l’étape du déclencheur de l’achat, en passant par celle de la mobilité, celle de l’achat, celle du rangement, celle de l’usage pour terminer avec celle des déchets (D. Desjeux, 2006). C’est surtout une approche méthodologique structurale qui permet de se donner un cadre de comparaison entre plusieurs cultures. L’itinéraire sert de grille d’observation soit pour montrer en quoi les itinéraires se ressemblent soit en qui ils différent sans rien postuler a priori de leur contenu. Chaque itinéraire est reconstruit en fonction du terrain, comme les cycles de vie qui sont des itinéraires dans le temps.
Un apport du croisement entre anthropologie et microsociologie stratégique à une échelle microsociale est de mieux distinguer ce qui relève des pratiques, de ce que font les acteurs, des représentations qui rendent compte du sens et des valeurs et ainsi de mieux comprendre l’origine de l’écart entre valeur et action du fait des contraintes de situation et des rapports de pouvoir entre acteurs. La méthode des itinéraires permet d’objectiver les pratiques au quotidien grâce à leur description souvent assez minutieuse, une thick description pour faire écho à Geertz.
C’est souvent la méthode la moins facile à accepter par le marketing et la communication dans les entreprises du fait de sa dimension réaliste, de description d’action sous contrainte et ambivalente et donc qui ne propose pas une vision enchantée au contraire de la publicité. La méthode des itinéraires limite les surinterprétations et l’enchantement. Elle est souvent en tension avec la demande de libération des contraintes du quotidien dans l’imaginaire publicitaire, pour paraphraser Althabe sur les Betsimisaraka de la côte est de Madagascar.
J’observe bien souvent qu’une anthropologie réaliste est plus difficile à accepter dans les départements de communication de l’entreprise et dans les milieux militants que dans les départements de R&D (Recherche et Développement) du fait qu’elle ne propose ni un imaginaire messianique, ni un imaginaire apocalyptique, imaginaires qui sont à la base de tous les enchantements positifs ou négatifs, l’imaginaire pessimiste renvoyant souvent au thème du Laudator Temporis Acti (Lucien Jerphanion, 2007). Négocier une place pour l’observation anthropologique entre messianisme et apocalypse est aussi un apprentissage professionnel à acquérir.
Conclusion
L’importance accordée au métissage des méthodes sur une base inductive plus qu’à la nature des terrains qui comme le montre Christian Bromberger sont très diversifiés aujourd’hui me semble le tournant clé à donner à une formation professionnelle en anthropologie.
Pour des anthropologues qui veulent devenir des professionnels compétents associé au fait d’avoir une utilité sociale, il y a un deuxième tournant à prendre. Il consiste d’abord à partir des questions posées par des entreprises, des associations ou des collectivités locales pour apprendre à donner une réponse anthropologique en termes de changement et de structure. Pour il leur faut apprendre des techniques d’aide au changement qui augmentent la capacité des acteurs concernés à négocier entre eux. Enfin cela demande de savoir utiliser le processus de résolution d’un problème comme une opportunité pour analyser la société et l’interpréter.
Mon texte est un plaidoyer pour un pluralisme anthropologique et non pas en faveur d’un seul modèle, ce qui signerait la mort de l’anthropologie. Mais si l’anthropologie se repliait sur la « cours » par peur du « marché », par peur de l’impureté, par peur de l’insécurité, et j’en parle d’autant plus facilement que j’ai été deux fois au chômage dont une fois deux ans, je pense qu’elle prendrait de sérieux risque de disparaitre. Je ne suis pas sûr d’avoir raison mais comme la question m’a été posée par l’AFA j’y réponds avec ma raison et mon vécu.
Au final, il ressort de cette présentation, un peu baroque certes, mais ancrée dans une quarantaine d’année d’expériences de recherche, de formation et de conseil en France, en Afrique, aux USA, au Brésil et en Chine, qu’une des chances de survie d’une partie de l’anthropologie réside dans sa capacité à accepter les métissages méthodologiques tout en maintenant ce qui fait son originalité, à faire cohabiter l’anthropologie de cours et l’anthropologie de marché, au final sans choisir entre Mozart et Beethoven.
Bibliographie
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Balandier Georges, Sociologie actuelle de l’Afrique Noire, PUF, 1955
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Bromberger Christian, « L’ethnologie de la France et ses nouveaux objets », Ethnologie Française n°27, 1997
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Paris le 31/12/2010