Entreprise / Organisation
Les échelles du leadership, entre la légitimité politique, le style de commandement et la gestion des réseaux
Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à la Sorbonne, université Paris Descartes. Directeur du diplôme doctoral professionnel en sciences sociales
Dans l’histoire des sciences humaines le leadership se retrouve dans de nombreuses traditions disciplinaires et à plusieurs échelles d’observation portant sur l’autorité, et « La soumission à l’autorité » (Milgram, 1974), la décision, la négociation, l’efficacité ou la légitimité du pouvoir. La notion de leadership renvoie à la fois à la psychologie du chef, au style de commandement, à la sociologie des organisations et aux interactions entre chefs et subordonnés, à la science politique de l’Etat et aux régimes monarchiques, démocratiques ou despotiques, ou au management et en même temps à la dimension culturelle du management ou du leadership. Qu’est-ce qu’un bon leader, qu’est-ce qu’un leader efficace ou encore existe-t-il plusieurs style de leadership sont les questions, souvent sans réponse définitive, qui traversent la question du leadership. Ce sont même des questions vieilles comme le monde si l’on se réfère au livre de la Genèse de la Torah juive et de la Bible chrétienne et de la création du monde où Dieu apparait comme un entrepreneur efficace puisqu’il est censé avoir créé le monde en 7 jours mais un manager sévère vis-à-vis d’Adam et Eve chassés du paradis terrestre non pas pour se retrouver au chômage mais pour travailler !
En 1961, le sociologue François Bourricaud publie Esquisse d’une théorie de l’autorité, chez Plon où d’un côté il distingue le pouvoir qui repose sur la force et donc qui peut se révéler instable et le pouvoir légitime, ou autorité, qui renvoie à une norme morale ou juridique et de l’autre il montre que la question du pouvoir, et donc du leadership, s’applique autant à la sphère politique, qu’à celle de l’entreprise ou des petits groupes. C’est cette diversité que j’aimerais faire apparaitre grâce à un détour par l’histoire, l’interculturel et la sociologie des organisations.
1 – L’approche macro-sociale de l’autorité entre légitimité traditionnelle, légale et charismatique : leadership et politique au 19ème et au 20ème siècle
En France Montesquieu, au 18ème siècle, est souvent cité comme l’un des premiers penseurs du leadership politique moderne dans les sociétés occidentales. Ce que l’on sait peut-être moins c’est qu’il s’appuyait aussi sur des auteurs chinois, comme le rappelle Philippe d’Iribarne dans son livre La logique de l’honneur publié au Seuil en 1989. Dans ce livre il cite Montesquieu faisant référence, dans De l’esprit des lois (1748), à un auteur chinois décrivant la fin de la dynastie Qin. Celui-ci déclarait que « ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Souï, c’est qu’au lieu de se borner , comme les anciens, à une inspection générale, seule digne du souverain, les princes voulurent gouverner tout immédiatement par eux-mêmes », et Montesquieu de conclure : « La monarchie se perd lorsqu’un prince croit qu’il montre plus sa puissance en changeant l’ordre des choses qu’en le suivant ; lorsqu’il ôte les fonctions naturelles des uns pour les donner arbitrairement à d’autres, et lorsqu’il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés. » (La logique de l’honneur, p. 91).
Cette remarque de Montesquieu écrite au 18ème siècle, rejoint l’analyse du shi4 faite par François Julien en 1992 dans La propension des choses, pour une histoire de l’efficacité en Chine, et qui montre que « la » pensée chinoise cherche depuis ses origines « à penser le réel en transformation » (p. 13). Au-delà de la diversité culturelle le shi4 peut nous permettre de saisir que l’efficacité « n’a pas son origine dans l’initiative humaine, mais résulte de la disposition des choses. Plutôt que d’imposer toujours au réel notre aspiration de sens, ouvrons –nous à cette force immanente et apprenons à la capter. » (p.13). Ces citations indiquent déjà dans quelles tensions la pratique du leadership va se trouver encastrée, et principalement entre l’interventionnisme et l’accompagnement, voire le laisser faire, ces pratiques pouvant varier en fonction des situations. L’important est de garder à l’esprit que le leadership n’existe pas en soi mais qu’il va varier en fonction de nombreux paramètres dont l’effet de situation et la capacité du leader à saisir ou non les logiques sociales immanentes à la situation.
C’est ce que l’on retrouvera de façon un peu inattendue dans un ouvrage en anglais de 2011 sur La nouvelle psychologie du leadership, que je présenterai ci-dessous. Il ressort en termes de méthode que le nouveau est bien souvent relatif. En effet, d’un côté, de façon structurale et prévisible, l’ambivalence du leadership entre interventionnisme et « situationisme » est une tension permanente depuis le début des sociétés et des cultures, et de l’autre et de façon plus contingente, le mode d’application du leadership est peu prévisible. Il est sans cesse renouvelé en fonction des situations et de l’évolution de l’histoire. Ce qui varie c’est l’émergence de formes nouvelles du leadership, la tension entre la mise en place de procès qui structurent et stabilisent associée à des pratiques de régulation adaptative restant permanente.
Toujours dans la sphère politique, une des grandes références sociologique est Max Weber. Sociologue de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle, à la fois critique et défenseur du parlementarisme politique contre le romantisme révolutionnaire (p. 162). Il est aussi l’analyste de la tension entre « l’éthique de conviction » qui vise la pureté sans tenir compte des imperfections des hommes et de l’irrationalité du monde[1] et « l’éthique de responsabilité » qui pense que « nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes » (p. 172). Ce débat sur le compromis et le changement progressif est au cœur des discussions sur le rôle du leadership dans la conduite du changement en organisation publique ou privée. L’éthique de responsabilité est celle qui tient compte de la réalité, voir du cours des choses pour reprendre le shi chinois, mais cela Weber ne le dit pas.
Et pourtant la remarque de Max Weber peut avoir une portée plus générale. Régulièrement, en effet, on peut observer dans les organisations que la mise au point d’un nouvel organigramme, l’élaboration d’un schéma directeur ou la mise au point d’un plan d’action relèvent de ce que l’on pourrait appeler une « éthique de conviction managériale » qui ne part pas de l’observation du réel mais de la conception d’une organisation « idéale » et « cohérente ». Mais ces modèles idéaux relèvent plus, pour le leader, d’une tentative de libération, grâce à une fuite dans l’imaginaire programmatique des plans et des schémas, des contraintes réelles du quotidien que de la prise en compte des contraintes qui organisent le jeu social[2].
Michel Crozier avait déjà noté en 1963, dans Le Phénomène bureaucratique au Seuil, le paradoxe du changement dans les organisations bureaucratiques et la faible capacité des leaders à concevoir des propositions efficace puisque que du fait d’une mauvaise circulation de l’information les responsables qui avaient le pouvoir de décision de changer n’avaient pas le pouvoir d’information et que ceux qui avaient le pouvoir d’information n’avaient pas le pouvoir de décision. L’élaboration de schémas idéaux s’expliquent autant par la priorité donnée aux valeurs d’un monde idéales que par une mauvaise circulation de l’information qui empêche de suivre le Shi puisque le cours des choses est lui-même inconnu pour les décideurs. L’éthique de conviction peut devenir un obstacle à la prise en compte de la réalité dans l’exercice du leadership.
Mais il faut aussitôt ajouter que dans certaines situations ne pas trop tenir compte de la réalité peut être plus efficace qu’une position plus réaliste, au moins au tout début du processus de changement, et je pense ici au général De Gaulle en 1940 et à son appel du 18 juin qui était assez peu réaliste vue le rapport de force militaire de l’époque. C’est pourquoi, prendre en compte la situation implique d’appliquer un principe de symétrie : il n’existe pas un bon comportement en soi, puisque l’efficacité dépend de la situation et des ses contraintes et donc un leadership autoritaire peut être aussi efficace qu’un leadership participatif qui lui-même peut se retrouver inefficace en fonction des situations. Ce principe de symétrie rentre cependant bien souvent en tension avec le système de valeur des acteurs quand ces valeurs n’ont pas été construites à partir d’une réflexion permanente sur l’évolution de la société et de l’émergence de nouvelles situations qui ne permettent plus à leur tour d’appliquer les mêmes règles de gouvernance ou de leadership qu’elles soient libérales ou étatistes, pour reprendre un débat d’actualité sur le plan mondial.
Dans « Le métier et la vocation d’homme politique » (Politik als Beruf, 1919 in Le savant et le politique pp. 102-104) Max Weber énonce sa désormais célèbre typologie des trois fondements de la légitimité : celle fondée sur la tradition, avec comme chef le patriarche ou le prince ; celle fondée sur les qualité personnelle d’un individu, le charisme, avec le prophète, « le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue [des cités grecques] ou le chef d’un parti politique » ; celle de l’autorité fondée sur la légalité associé à une compétence, à un statut légal avec les fonctionnaires des Etats modernes. L’explication de l’obéissance ne se limite cependant pas à ces trois légitimités, pour Max Weber, elle s’explique aussi « soit [par] la peur d’une vengeance des puissances magiques ou des détenteurs du pouvoir soit [par l’espoir] d’une récompense ici-bas ou dans l’autre monde ». Ces trois modèles d’autorité traditionnelle (aussi appelée patrimoniale ou despotique), d’autorité légale et d’autorité charismatique peuvent se retrouver dans d’autres analyses et dans divers types d’organisations ou de leaderships.
Toujours au 19ème siècle, la théorie du meneur charismatique de Gustave Le Bon en est un bon exemple. Gustave Lebon est opposé à la foule grégaire et, d’après Bernard Dantier[3], serait le tenant d’un individualisme aristocratique. En un sens il fait suite à Tocqueville dans De la Démocratie en Amérique (1835-1840) qui lui aussi craignait qu’une démocratie trop large fasse peser une menace sur les individus, mais sans les présupposés racistes de Gustave Le Bon qui publie en 1895 La psychologie des foules, livre dans lequel il explique notamment le cas du chef charismatique. Dans son introduction, Bernard Dantier explique que « G. Le Bon expose comment les foules ressentent le besoin quasi vital d’un meneur (meneur que Freud, nous l’avons dit, interprète comme le représentant du père de la horde originelle) ce qui produit une forme de domination spécifique, la domination « impulsée par une force personnelle charismatique, soumission extraordinaire au caractère sacré, à la vertu héroïque ou à la valeur exemplaire d’une personne. » Ce meneur a souvent été vu comme une préfiguration d’Hitler comme le montrent les extraits de Mein Kampft (mon combat)[4] ci-dessous : « Il ne doit pas y avoir de décisions prises à la majorité, mais seulement des individus responsables… Bien entendu, chacun aura des conseillers auprès de lui, mais la décision sera prise par un seul homme… lui seul possède l’autorité et le droit de commander… Il ne sera pas possible de se passer de Parlement ; mais les députés se contenteront d’y donner des conseils. Aucune chambre ne doit émettre de vote. Ce sont des institutions faites pour le travail, et non des machines à voter… Ce principe, responsabilité absolue inconditionnellement liée à une autorité absolue, produira progressivement une élite de chefs qui est inconcevable aujourd’hui, dans cette ère de parlementarisme irresponsable […] La meilleure organisation n’est pas celle qui introduit entre le chef d’un mouvement et ses partisans un imposant système d’intermédiaires; c’est celle qui en crée le moins possible. Car organiser, c’est transmettre à un très grand nombre d’hommes une idée définie – qui toujours a pris naissance dans la tête d’un seul – et assurer ensuite la transformation de cette idée en réalité. » Dans un discours aux SA (organisation paramilitaire nazi) Hitler déclarait « Tout ce que vous êtes, vous l’êtes à travers moi ; tout ce que je suis, je le suis seulement à travers vous ». Le leadership politique s’exprime à travers la communauté ou la tribu émotionnelle. Ici le leadership signifie la fusion et l’emprise totale du chef sur ses subordonnés. C’est le modèle « idéal typique » du chef charismatique. La psychosociologie américaine, à partir de années 1930, celles de la montée du nazisme et du stalinisme, va explorer les alternatives au pouvoir autoritaire et notamment celle du pouvoir démocratique.
2 l’approche micro-sociale américaine sur les types de commandement entre 1930 et 1950
En 1953, le sociologue François Bourricaud publie un article dans lequel il se demande si les théories des petits groupe peuvent s’appliquer à la société politique et conclue par l’affirmative moyennant un certain nombre de réserves liées à la différence d’échelle d’observation dont l’écart entre la société et l’observation « microscopique » pour les groupes restreints (p. 470), et aux caractéristiques des groupes de pression politiques. Ce qui éloigne les deux approches micro et macro sociales ce sont les forces inconscientes de la société, invisibles avec la seule observation des groupes restreints.
Il montre aussi que le leader politique jouant un rôle de « médiateur » du fait de son appartenance à un « groupe restreint » et à « une collectivité plus large » (p. 459), cette pratique peut être rapprochée de celle des leaders de groupes restreints. Il rappelle par ailleurs que la « multiple appartenance » à la famille, à une profession, à un parti et à la nation « est la règle dans les sociétés complexes » (p. 459)[5]
Ce qui rapproche l’étude de la politique de celle des groupes restreints c’est que quelques soit le groupe, il faut assurer un minimum de cohésion ce qui relève bien du leadership. Un leader, pour François Bourricaud, est une « personne qui gouverne d’autres personnes », ce qu’il oppose au gouvernement des choses défendu par Saint Simon (1760-1825), et qui tient compte de la part informelle de l’organisation (p. 448). « La fonction du leader est d’assurer la cohésion du groupe […] et d’arbitrer les conflits sans cesse renaissants ». Le leader « est avant tout un meneur d’homme ». C’est au final un « individu dont le rôle est d’obtenir de ceux sur lesquels s’exerce son pouvoir qu’ils concourent à des tâches communes » (pp. 458-459)[6]. La confiance est le ciment du lien entre le leader et les membres du groupe. Il y a donc bien un lien entre leadership politique et leadership de petit groupe autour de la question de la confiance, mais relèvent-ils malgré tout des mêmes logiques sociales du fait même de la forte différence d’échelle d’action et donc d’acteurs concernés ? La question reste encore largement ouverte même si la psychosociologie américaine a tenté d’y répondre par l’affirmative.
C’est le style de leadership et donc sa capacité à mener à bien une tâche collective qui va être étudié grâce à l’observation de groupes restreints par les psychosociologues américains avant et surtout après la dernière grande guerre mondiale. Avec la psychosociologie américaine des années 1930 à 1940, la question du leadership change d’échelle d’observation et devient un objet d’observation en laboratoire.
A partir de 1947 un laboratoire d’expérimentation sur les comportements humains va être créé à Harvard aux USA. Une des expériences la plus célèbre est celle de Robert F. Bales avec son équipe[7] sur la découverte des deux leaders complémentaires dans la conduite des groupes sociaux : le leader d’action, celui qui permet au groupe de réaliser la tâche qu’il est chargé d’accomplir qu’il appelle aussi le « spécialiste de la tâche » et le leader compréhensif ou « spécialiste social ».
Les différents rôles de leader sont apparus suite à l’observation des interactions verbales dans des petits groupes dans lesquelles il va notamment distinguer les idées émises, la sympathie et l’antipathie exprimée. Il va aussi distinguer ce qui relève de l’activité, de la compétence par rapport à la tâche et de la sympathie que le leader inspire. Le leader qui a un score élevé dans ces trois domaines est un bon leader, mais ce leader est rare. Celui qui a un score élevé pour l’activité et la compétence corresponde au leader d’action qui peut coopérer avec le leader compréhensif, c’est-à-dire le leader qui a un score élevé de sympathie mais plus faible pour l’activité et la compétence. Il signale un autre cas celui du leader suractif avec un score élevé pour l’activité mais faible pour la compétence et la sympathie : « il s’agit d’une personne dont on dit dans la littérature sur le leadership qu’elle manifeste plus de « domination » que de « leadership » (p. 277). Au final les groupes efficaces sont les groupes où les deux fonctions de réalisation de la tâche d’un côté d’un côté et de régulation des tensions sont assurés par un ou deux leaders.
L’autre expérience célèbre, d’abord publiée en 1939 puis en 1947, est celle du lien entre le style de commandement, la satisfaction et l’efficacité du groupe pour des groupes d’enfants, de Kurt Lewin, Ronald Lippitt et Ralph K. White[8]. L’expérience va tester trois types de leader autoritaire, démocratique et laissez faire. Le rôle de « leadership autoritaire » demande au leader de prendre toutes les décisions qui concernent le groupe. Il fixe les étapes des actions à réaliser et qui fait quoi. Il participe peu aux activités du groupe. Le rôle du « leadership démocratique », – au sens de comportement psychosociologique proche du comportement compréhensif de Bales et non de la démocratie politique, se joue avec un leader qui discute les décisions avec le groupe -, clarifie les objectifs et laisse les membres du groupe travailler avec qui ils le souhaitent. Il essaye d’être un membre du groupe. Le leadership laisser-faire demande un leader qui laisse aux individus toute liberté pour décider de ce qu’il faut faire (p. 281). Le leader « autoritaire » a conduit à deux sortes de réaction l’une agressive et l’autre apathique et une plus forte dépendance vis-à-vis du leader que vis-à-vis des leaders « démocratiques » ou « laissez-faire ». Globalement le leader autoritaire entraine une plus forte agressivité à l’inverse des leaders démocratiques ou laissez-faire. Les membres des groupes démocratiques se sentaient aussi plus libres d’émettre des idées. Par contre les groupes à leader laissez-faire n’ont pas bien réussi à créer un travail collaboratif. En simplifiant un peu, les groupes à leader « démocratique » ont fonctionné avec une plus grande satisfaction, associée à une meilleure résistance à la frustration, et avec une bonne efficacité[9].
Aujourd’hui, 50 après toutes ces études sur le leadership en petit groupe que peut-on dire du commandement, de l’autorité, du leadership dans les grandes organisations en France.
3 Qu’en est-il de la théorie du leadership en 2011 ?
Il y a deux prolongement spécialement intéressa nt, celui de la psychosociologie avec la publication des travaux de S. Alexander Haslam, Stephen D. Reicher et Mickael J. Platow dans The New Psychology of Leadership. Identity, Influence and Power, publié chez Psychology Press, et celui de la sociologie des organisations avec le dernier livre de François Dupuy.
Haslam, Reicher et Platow défendent une thèse centrale par rapport aux théories des années 1950 aux USA : le leadership ne dépend pas d’abord de qualités individuelles ou psychologiques, ou de style de commandement, même si cela peut jouer, mais du contexte de fonctionnement du groupe. Un bon leader est donc celui qui est capable de saisir ces effets de contexte et de situation, ce qui est proche du shi4 chinois, le cours des choses.
Plutôt que de partir de la question des qualités psychologiques du leader, ils se demandent plutôt qu’est-ce qui fait fonctionner un groupe, qu’est ce qui fait que les membres du groupe vont suivre ou non un leader. Leur réponse est que les membres vont suivre un leader si celui-ci prend en compte l’identité des membres du groupe.
En effet, pour les auteurs, un groupe fonctionne principalement à partir de l’identité qu’il s’est construite comme « in group », comme groupe d’appartenance, par rapport à « l’out groups », le groupe des autres. Le leader est donc fondamentalement, pour ces trois auteurs, un « entrepreneur d’identité » collective, celui qui fait passer les acteurs du groupe du « je » au « nous ».
Leur démonstration part d’un constat expérimental, l’identité d’un groupe n’existe pas en soi, elle est la résultante de la vie du groupe qui à son tour produit un sentiment d’appartenance. Suite aux travaux de H. Tajfel, en Grande Bretagne dans les années 1960, puis de J.C. Turner, ou de Doise, dans les années 1970 sur l’identité sociale, les auteurs décrivent des expériences en laboratoire sur la construction identitaire d’étudiants.
L’expérience consiste à constituer deux groupes d’étudiants dont les uns sont censés préférés Klee et les autres Kandinsky, deux grands peintres abstraits du 20ème siècle, soit deux « in group » opposés. Au final il leur est demandé de donner une récompense soit à un ami dans l’out group soit à quelqu’un qu’ils n’aiment pas dans l’in group et la plupart choisissent de donner à la personne de leur « in group ». Pour les auteurs, ce résultat est un bon indice de preuve que l’identité collective prime sur les préférences individuelles et donc que l’identité collective représente une force qu’un bon leader doit être capable de capter pour mieux faire avancer le groupe par rapport à ses buts qui peuvent être politiques, moraux ou économiques.
Les auteurs font un deuxième constat que le pouvoir est le deuxième élément important du fonctionnement des groupes. Ils distinguent deux sortent de pouvoir, le pouvoir qui surplombe (« power over ») c’est-à-dire qui s’impose au groupe et le pouvoir qui traverse le groupe (« power through »), celui qui part du groupe (p. 61). Dit autrement cela veut dire qu’un leader efficace est celui qui part de l’énergie du groupe. Son pouvoir réside dans sa capacité à mobiliser l’identité collective qui est vue ici comme l’énergie, comme le moteur du groupe. Le pouvoir du leader est d’autant plus fort qu’il fait partie de l’in group et qu’il a donc une capacité plus importante à ne pas imposer son pouvoir du dehors et donc à faire passer le groupe du « je » au « nous ».
Mais le point important est que, pour les auteurs, le contenu de l’identité collective n’est pas fixe, c’est qu’ils appellent « l’écosaisitude » ou attitude écossaise (« scottishness » p.67). Quand un écossais se compare à un grec il se pense comme plus travailleur et quand il se compare à un anglais il se considère comme plus amical. Ceci montre que l’identité n’est pas une essence immuable mais la résultante d’une construction sociale. C’est pourquoi les auteurs parlent du leader comme d’un entrepreneur d’identité (« entrepreneur of identity » p.71) : un leader qui cherche à donner forme au monde que ce soit un homme politique ou un militant, ou un chef d’entreprise, doit être capable de faire émerger les caractéristiques qui constituent l’identité collective du groupe. Il doit incarner de l’intérieur les valeurs produites par le groupe, les valeurs du « nous » et non pas du « je ». Le leader « doit être comme l’un d’entre nous » et doit travailler en faveur des intérêts du groupe que celui-ci soit un petit groupe, une famille, ou une communauté nationale ou internationale. C’est la capacité du leader à capter ce « nous » qui va permettre la construction d’une énergie collective capable de faire bouger le groupe, de lui « faire déplacer des montagnes », pour reprendre une phrase du nouveau testament des chrétiens. Les qualités du leader ne sont donc pas pour les auteurs des qualités personnelles mais renvoient à sa capacité à représenter les qualités du groupe.
Ici les auteurs renouent avec les grands classiques de la psychologie sociale américaine sur la recherche du lien entre leadership et performance du groupe d’un côté et capacité à créer du lien, à réguler les conflits de l’autre. L’expérience de Sheriff et son équipe est ici confirmée : les groupes efficaces sont ceux qui ont des leaders intégrés au groupe, ceux qui sont perçus comme favorisant la construction du nous. On retrouve l’idée d’aimant déjà abordée par Magdalena François-Turin dans son intervention sur le leadership en Chine et en Europe. C’est pourquoi à la suite de Lewin ils peuvent aussi conclure qu’un leader « autoritaire » ou un leader « laisser faire » est moins efficaces qu’un leader « participatif ». Avec un leader autoritaire, les membres du groupe n’ont pas l’impression de travailler pour eux mais dans l’intérêt de quelqu’un d’autre à l’inverse de ce qui se passe avec un leader « démocratique » (p. 82).
En conclusion on voit bien que les auteurs se posent la question du leadership en termes de processus d’influence. Pour eux, ce qui fait qu’un leader est influent, tient moins au charisme psychologique du leader qu’à sa capacité à saisir ce qui constitue l’identité collective du groupe, le « nous », c’est-à-dire l’énergie capable de le faire avancer.
Si je trouve ce travail très intéressant, je ne suis pas sur pour autant de partager toutes leurs conclusions, notamment sur le fait de ne pas assez réinterrogez la discontinuité éventuelle entre les expériences en laboratoire, in vitro et la vie politique in vivo ; ou de ne peut-être pas assez discuter les frontières entre utilisation de l’énergie du groupe et manipulation, même si ces frontières sont toujours floues et qu’ils se défendent de soutenir une thèse manipulatoire ; ou encore sur le fait de ne pas prendre en compte jusqu’au bout les conséquences de l’effet de situation sur lequel il s insistent beaucoup, et à juste titre, et qui fait qu’être un leader autoritaire ou démocratique pourra être une bonne ou une mauvaise solution en fonction de la situation et des contraintes de la situation. Par contre ce qui me parait important c’est d’avoir remis en avant la dimension collective du leadership dans la culture occidentale alors que beaucoup d’auteurs présentent que les occidentaux comme individualistes. Ils ont probablement individualiste en valeur mais en pratique, comme partout, les groupes fonctionnent sur un mode collectif. Ce qui varie c’est la forme de l’action collective et le fait qu’en fonction des cultures on valorise ou non l’existence de la vie collective. Il faut juste rappeler qu’il n’y a pas de société sans vie collective, sans une forme minimale de « collectivisme » et donc que « l’individualisme » comporte une part d’illusion, considérée comme positive pour certains et négative pour d’autres.
C’est cette dimension collective que l’on retrouve dans le dernier livre de François Dupuy, au titre évocateur Lost in managment (Seuil, 2011), « perdu dans le management » et qui fait écho au titre du film de 2004 de Sofia Copola, Lost in translation. François Dupuy est un spécialiste de la sociologie des organisations. Il a longtemps travaillé avec Michel Crozier. Il défend une thèse paradoxale : loin d’être des institutions autoritaires ou despotiques une partie des entreprises françaises ont perdu le contrôle de leurs salariés au profit de silos par type d’activité ou de groupes d’exécutants qui sont protégés des incitations émises par leurs chefs à travailler autrement ou plus. Ce sont plutôt des institutions aveugles qui tentent de reprendre la main par la mise en place de procès impersonnels comme le « reporting », procédure souvent impersonnelle qui demande au subordonné de rendre compte de son travail à son supérieur, et à sous-estimer l’importance des régulations en face à face.
Le système fonctionne quand même grâce à toute une série d’ajustements en interne ou par externalisation. Ces pratiques visent soit à diminuer les coûts de transaction des relations face à face, grâce notamment à l’automatisation des tâches, soit à fluidifier les relations grâce au développement de réseaux parallèles pour contourner les rigidités du système, soit à rendre plus flexible les tâches à réaliser grâce à la sous traitance à des contractuels ou à des entreprises extérieures qui ne sont pas protégés par le fonctionnement en silo et sont donc contraints de s’adapter aux demandes de changement et de souplesse, soit à baisser les coût de production.
Limiter les coûts de transaction se traduit par une « retaylorisation » du travail. C’est ce qu’un sociologue français, Jean Pierre Durand, a appelé « la chaine invisible ». Cela désigne le processus par lequel l’informatique réintroduit un contrôle de la productivité dans le secteur des services comme autrefois la chaîne dans les usines. Cela correspond aussi à l’automatisation des services comme avec les caisses automatiques dans les grandes surfaces ou les machines automatiques dans les métros à Paris pour gérer la mobilité avec la carte navigo, ou les « smart grids » ou les compteurs dits intelligents dans les logements ou les usines pour réguler la consommation d’énergie, etc.
La baisse des couts de production se fait grâce aux délocalisations vers les pays émergeants, vers l’Asie, ou en Chine vers le centre de la Chine ou vers le Vietnam, par exemple.
La fluidification du fonctionnement des grandes organisations se fait en France, et dans de nombreux pays, grâce au développement de réseaux informels qui permettent de contourner les lourdeurs bureaucratiques, sans compter l’importance des réseaux formés par les anciens des grands corps de l’Etat, des grandes écoles de commerce, de l’ENA ou des écoles d’ingénieurs propre au système français.
La flexibilité des tâches est rendue possible grâce au recrutement d’intérimaires ou de contractuels et grâce aux sous traitants externes. Comme le déclarent des cadres, « On demande d’avantage aux intérimaires » ou encore « Les intérimaires travaillent plus que les autres » (p. 38). Une partie de la « sous productivité » relative des CDI ou des titulaires peut s’expliquer, pour une part, par le nombre important de réunions non productives, mais stratégiques pour d’autres raisons comme la création des réseaux, comme le fait d’être là pour éviter des décisions qui tendraient à augmenter la charge de travail, comme le fait de ne pas se faire remarquer par son absence, etc. Toutes ces raisons sont tout à fait légitimes du point de vue de chaque acteur. Cette « sous productivité » relative peut aussi s’expliquer par le nombre des emails et de textes attachés à traiter potentiellement.
Ces ajustements pèsent d’ autant plus que la pression externe est forte du fait de la concurrence du marché ou de la perte de clientèle. Cependant les changements liés à cette pression se heurtent aux routines et aux arrangements qui permettent de se protéger contre une trop forte pression liée au travail et qui se sont construit aux cours des ans.
Ce que montre François Dupuy c’est que tout cela forme système. L’encadrement de proximité peut faire le constat qu’il existe un sous travail dans un atelier ou un service. Mais s’ils cherchent à changer la situation ils risquent un conflit avec un syndicat et cela sans soutient de leur direction. Il n’a donc pas intérêt à changer car le coût humain est trop élevé. Ce cout humain favorise à termes l’automatisation qui en remplaçant les hommes par des machines diminuent les couts liés aux conflits. Ce coût pousse aussi à la délocalisation, à l’emploi d’intérimaires et à la sous-traitance pour faire marcher l’usine ou le service sans avoir à prendre en compte ces coûts de transaction humains
Tout ceci concoure à montrer les coûts du changement et de l’adaptation, autant du point de vue de salariés, ce que Vincent de Gaulejac a appelé Le coût de l’excellence, que du point de vue des organisations. Le coût élevé du changement explique pourquoi le « changement ne se produit pas quand il est nécessaire mais quand il est possible » (p. 44) et donc sous contrainte.
Finalement, ceci permet de montrer que la qualité d’un leader va d’abord dépendre de la situation, de sa capacité à saisir ou non une opportunité pour changer. A l’inverse un leader inefficace est celui qui cherche à changer alors que ce n’est pas possible socialement. Le problème, pour un leader, revient à créer les conditions sociales du changement de telle sorte qu’il minimise sa dépense d’énergie et qu’il optimise l’énergie du groupe en faveur du changement. C’est ce qui explique que le chef n’a pas forcément à se montrer mais qu’il doit sans cesse observer pour repérer à quel moment favorable il peut déclencher un processus de changement.
Conclusion sous forme d’ouverture
La sociologie des organisations avec Michel Crozier et son équipe et notamment Erhard Friedberg ont développé une autre face du leadership non pas en terme de style ou d’identité comme en psychosociologie ou de légitimité comme en sciences politique mais en termes de relation de pouvoir et de capacité à agir dans l’organisation. Toutes ces explications sont valables en fonction du problème posé et de la focale d’observation. L’important est de savoir les mobiliser en fonction de la situation.
Il suffit de retenir pour le moment la démonstration sociologique que fait François Dupuy et qui montre que la question du leadership comporte peut-être une dimension plus universelle que l’on ne le croit habituellement. Elle tourne autour d’un constat qui est que la rationalisation des grandes organisations en occident par des procès, des règles ou de la clarté va à l’encontre d’un management qui accepte la confrontation, la complexité et le flou. L’important n’est pas de fixer des règles mais d’apprendre à réguler. La régulation première est celle des réseaux. On retrouve ici en partie la Chine et l’interculturel. En chinois on peut traduire leadership par ling2 dao3 guan1 xi0, mot à mot le dirigeant des réseaux.
Le leadership apparait comme une notion complexe aux facettes multiples psychologique, organisationnelle, politique et interculturel. Malgré tout il se dégage un point commun de toutes ces approches : le chalenge du leadership n’est pas de gérer des choses par des règles mais des hommes et leurs réseaux sous contrainte de situation.
Paris/Guangzhou, mai/juin 2011
[1] « Vous perdrez votre temps à exposer de la façon la plus persuasive possible à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction que son action n’aura d’autres effet que celui d’accroitre les chances de la réaction[…] lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé le monde ainsi. […] Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale » (pp. 172-173)
[2] Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999) semblent plus décrire cet imaginaire du management capitaliste que sa pratique.
[3] Cf l’introduction à La psychologie de foules de Gustave le Bon par Bernard Dantier
classiques.uqac.ca/contemporains/dantier_bernard/intro_psycho_foules/Dantier_intro_psycho_foules.pdf
[4]www.encyclopedie.bseditions.fr/article.php?pArticleId=146&pChapitreId=15480&pSousChapitreId=15490
[5] Le livre de Bernard Lahire L’Homme pluriel, et qui est très intéressant sur les ressorts de l’action collective, publié en 1998 chez Nathan, semble laisser entendre que l’appartenance multiple est un phénomène nouveau dans les années 1990, ce qui n’est pas tout à fait juste. De même l’idée de médiation qui est souvent mise en avant aujourd’hui comme une nouveauté remonte aux années 1950.
[6] Bouricaud François. La sociologie du « leadership » et son application à la théorie politique. In : Revue française de sciences politique, 3ème année, 1953, pp. 445-470 (www.persee.fr)
[7] Bales Robert F., « 18. Rôles centrés sur la tâche et rôles sociaux dans des groupes ayant des problèmes à résoudre », in André Lévy, 1972, Psychologie sociales, pp. 263-277
[8] Lippit Ronald, White Ralph K. White, « 19. Une étude expérimentale du commandement et de la vie en groupe », in André Lévy, 1972, Psychologie sociales, pp 278-292
[9] Pour une analyse critique détaillée de l’expérience lire F. Bourricaud,1961, Esquisse d’un théorie de l’autorité, Plon