2011 04, D. Desjeux, classe moyenne mondiale : le chassé croisé

Le chassée croisée des classes moyennes mondiales ou la consommation comme analyseur de la nouvelle donne internationale

Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à la Sorbonne (université Paris Descartes)

 

Le premier grand constat est que « l’Ouest » n’est plus le seul centre du monde comparé à la place qu’il a occupé entre le début du 19ème siècle et les années 1960, au moment des indépendances, même s’il reste encore un centre de poids. Cela veut moins dire que l’occident décline qu’il n’est plus tout puissant.

Ce rappel, qui peut paraitre évident, demande de faire cependant un effort important de décentrement pour comprendre les nouveaux rapports de force internationaux et les transformations de fond qui organisent de façon invisible les nouvelles relations entre sociétés. Parmi tous ces mouvements il en est un de très stratégique, celui de la place inversée des classes moyennes dans le monde. Or ce chassée croisé a de grandes implication sur le prix des matières première et des productions alimentaires et donc sur la PAC

En effet le deuxième grand constat est que les classes moyennes, qui sont en pleine progression depuis 2000, représenteraient pour l’ensemble du monde « 1,8 milliards de personnes, soit 28% de la population mondiale » en 2010. Elles seraient 5 MM en 2050. La progression serait principalement en Asie.[1]

L’idée centrale que j’aimerais suggérer ici est que, en partant de la consommation comme analyseur de la mondialisation, nous assistons aujourd’hui à une sorte de chassé-croisé des classes moyennes. Dans les pays développés, la partie la plus précarisée des classes moyennes est menacée dans son pouvoir d’achat, ce qui va entrainer une consommation plus économe, sous contrainte de revenu. A l’inverse, dans les pays émergeants les classes moyennes voient globalement leur pouvoir d’achat augmenter. Cela  va se traduire par une augmentation des « dépenses de consommation des couches moyennes qui seront multipliées par 2,6 d’ici à 2030 ». La Chine sera le premier marché mondial en 2020. En une vingtaine d’année, la part de l’Asie au sein des classes moyennes progresserait de 28% à 66%, tandis que celle des Européens et des Américains du Nord diminuerait de 54% à 21%. Dans les deux cas de montée ou de descente sociale, la part des produits alimentaires dans le budget des ménages en sera fortement impactée.

Surtout entre 2000 et 2009 la classe moyenne supérieure mondiale, la plus consommatrice, est passée de 200 millions à 565 millions, ce qui est une progression très importante. Cette classe moyenne supérieure mondiale est définie sur la base de personnes disposant d’actifs financiers compris entre 5 300 euros et 31 600 euros (soit une moyenne de 17 530 euros à la fin 2009). Ceci peut paraitre peu. Mais si on sait qu’en Chine le salaire minimum tourne à peu près autour de 100€ (1000Yuan), cela représente plus de 10 fois le « SMIC » annuellement, ce qui n’est donc pas rien d’un point de vue local. Les actifs sont pris ici comme des indicateurs du pouvoir d’achat potentiel de cette classe moyenne[2].

Sur ce total, plus de la moitié vit dans des pays émergents, tels que la Chine (130 millions), le Brésil (40 millions) et la Russie (14 millions). « En 2050, 50 % de la consommation globale du monde sera le fait des Chinois et des Indiens, contre 10 % actuellement, estime Johannes Jütting. »[3]

En Chine, autre exemple, dans mes enquêtes qualitatives avec Wang Lei en 2011, nous avons eu des interviewés qui pouvaient posséder 3 ou 4 appartements ce qui confirme l’importance potentiel de ce patrimoine, surtout aujourd’hui avec l’explosion des prix de l’immobilier en Chine qui valorise ce même patrimoine jusqu’à la prochaine bulle immobilière. Ces dix dernières années ont donc vu l’émergence d’une transformation de première grandeur, celle d’une importante classe moyenne au pouvoir d’achat de plus en plus élevé dans les pays émergeants.

Tous ces chiffres sont à manier avec prudence mais ils donnent malgré tout un ordre de grandeur sur un phénomène nouveau, l’explosion de la grande consommation mondiale. En un sens c’est la victoire paradoxale de tous ceux qui luttaient contre le sous-développement dans les années 1960/1970, surtout quand on pense à la Chine de Mao et au pouvoir de l’armée de libération dans l’économie chinoise ou au Brésil des militaires dans ces mêmes années.[4]

 

A l’inverse, dans les pays développés la crise a révélé l’importance des classes moyennes en descente sociale. La pauvreté concerne ou inquiète quasiment 1 Français sur 2 (48%).[5] En 2008, 13% des français vivent en dessous du seuil de pauvreté de 950€, soit 7,84M de personnes[6]. 30% des familles monoparentales, 1,6M de personnes, vivent sous le seuil de pauvreté. Par contre 49 % des Français ne se sentent pas concernés par la pauvreté.

Il faut aussi rappeler que le niveau de vie médian d’une « unité de consommation »  française de valeur 1, est de 1590€. Cela veut dire, en gros, que 50% des français ont un revenu par personne, tous revenus salariaux et de transferts sociaux inclus, inférieur à 1590€ et 50% ont un revenu supérieur à la même somme. Une fois pondéré, le revenu moyen par ménage de la classe moyenne inférieure se situe entre 2300€ et 3490€ par mois, soit 30% des français[7].

Paradoxalement, le revenu des ménages français est globalement en augmentation depuis 150 ans, d’après Jacques Marseille (2009, L’argent des français, Perrin). Mais le paradoxe s’explique par le fait que c’est un raisonnement en moyenne, et donc qui n’explique qu’en partie la diversité de l’enrichissement des français, qui est bien réelle malgré tout, d’un côté, et de l’autre par le fait que ce revenu est menacé depuis 2000 par la montée des « dépenses contraintes », c’est-à-dire de ce qu’il faut dépenser sans en avoir le choix, avant de penser aux dépenses « libres » et par « plaisir ». Or c’est la classe moyenne inférieure qui est le plus touchée par la montée des « dépenses contraintes » et qui a le plus « peur du déclassement » qui lui est associé, pour reprendre le titre du livre d’Eric Maurin (Seuil, 2009). Cette peur du déclassement semble assez directement liée à l’importance nouvelle dans les budgets des ménages français, de ces dépenses peu compressibles.

En effet, d’après l’INSEE, entre 2001 et 2006, les « dépenses contraintes » sont passées d’un peu plus de 50% à presque 75% des dépenses des ménages les plus modestes, avec un revenu par ménage inférieur ou égal, en gros, à 2000€, soit les deux « déciles » en dessous de la classe moyenne inférieure. Notamment, pour ces 20% les plus modestes « le poids des dépenses courantes de logement dans leur revenu courant est passé de 31% en 2001 à 44% en 2006 », y compris semble-t-il, assurance et chauffage, mais sans compter le remboursement éventuel de l’achat d’un logement qui pèse lui aussi sur le pouvoir d’achat, même s’il n’est pas une consommation au sens comptable mais un investissement.

La consommation numérique de médias et loisirs (téléphone mobile, VOD, Internet, Presse, DVD, jeux vidéo, GPS) apparait aujourd’hui comme une nouvelle dépense contrainte de 8% en 2008 et qui monte à 17% pour les ménages qui ont un revenu inférieur à 2000€ par mois, soit autour de 20% des français.[8] Pour mémoire, les dépenses de communication ne comptaient que pour 0,6% dans le budget des ménages en 1960, même si la comparaison terme à terme n’est pas possible. Cependant l’indice que cette consommation est bien contrainte tient au fait que, comme le montre la loi d’Engel au 19ème siècle pour la consommation alimentaire, la première historiquement des consommations contraintes, plus les revenus sont faibles plus le pourcentage de la part des dépenses d’alimentation est forte dans le budget des ménages. Un indice de consommation plus fort que la moyenne peut donc être pris comme un indice de consommation contrainte.

On retrouve ce pourcentage très élevé pour les dépenses d’énergie chez les plus démunis, une autre consommation contrainte. Il faudrait imaginer aujourd’hui les effets ravageurs d’une panne de courant prolongée sur la vie quotidienne ou de l’augmentation du prix de l’énergie sur le budget des ménages modestes, ce qui est justement en train de se produire du fait de la montée des classes moyennes des pays émergeants.

Au final, ces difficultés se traduisent par 4 grandes pratiques de modulation de la consommation : acheter moins cher ; consommer moins ; faire soi-même ; différer l’économie en investissant plus aujourd’hui pour payer moins cher plus tard, cette pratique étant plus le fait des groupes sociaux plus aisés qui peuvent se permettent d’acheter plus cher un chauffage plus économe pour pouvoir moins consommer à long terme. Pour une part ces pratiques sont bien antérieures à la crise. Ce sont des pratiques bien connues des populations plus démunies.

Ce qui parait nouveau, et liée à la crise, c’est l’ampleur éventuelle de ces pratiques pour les acteurs les plus démunis, ou pour ceux qui cherchent à moduler leur consommation. Un premier indicateur de cette crise des classes moyennes les plus démunis est l’augmentation des encours des 18 crédits municipaux en France, les anciens monts de piété, entre 2008 et 2011 qui passent de 66,5M€ à 100M€ montre l’ampleur de cette crise.[9] Le Parisien du 27 avril annonce qu’en février 2011 « le nombre de dossiers [de surendettement] déposé à la banque de France a augmenté de plus de 17% par rapport à décembre 2010 ». C’est un deuxième indicateur. Enfin, une enquête d’Opinion Way pour Price Minister/La Poste (2010) montre un pic d’achat/vente en C to C, entre consommateurs et donc pour des produits moins chers de seconde main, en 2009 (77%) au moment de la crise, contre 70% en 2008 et 68% en 2010[10]. Dans un contexte de crise économique et de défis de consommation durable, la capacité à moduler sa consommation semble devenir une compétence de plus en plus stratégique pour le consommateur.[11] Cette compétence est d’autant plus importante que les contraintes de pouvoir d’achat des classes moyennes des pays occidentaux rentrent en tension avec les demandes de consommation des classes moyennes des pays émergeants.

Dans les pays émergeants la croissance produit une nouvelle classe moyenne urbaine dont le taux d’exigence face au gouvernement augmente que ce soit en termes de sécurité alimentaire comme avec le cas du lait contaminé en Chine en 2008 ; de demande de démocratisation comme en Egypte, en Tunisie et au Moyen Orient en 2011. Cette tendance ne va pas sans inquiéter la Chine dont l’assemblée du PC Chinois vient de voter en mars 2011 un budget pour la sécurité de 73MM€, soit une augmentation de 13%.[12] ; Mais aussi de plus d’équité sociale comme le montre les débats actuels au sein du PC chinois et les déclarations du premier ministre Wen Jiabao.

Le point important à retenir est que la Tunisie et l’Egypte qui sont en pleine transformation politique font parties des pays arabes dont la croissance économique a été la plus forte depuis 2000.[13] Il apparait donc bien qu’une partie des mouvements sociaux soit le produit de cette nouvelle classe moyenne qui bénéficie de la croissance sans en retirer tous les fruits. Ceci ne veut pas dire qu’elle prendra le pouvoir car ce n’est pas forcément le groupe le plus organisé au contraire des mouvements religieux d’un côté, et de l’armé et des anciens partis uniques, dont les réseaux sont souvent interpénétrés, de l’autre. En Egypte, l’armée semble contrôler 40% de l’économie. C’est aussi un mouvement générationnel comme le rappel le Herald Tribune du 29 janvier 2011. C’est parfois dans certains pays un mouvement féministe. Les clivages religieux, entre sunnites et chiites ou coptes, et ethniques sont bien aussi présents. La croissance de la consommation fait exploser les quatre grands clivages qui structurent toute société, les classes, les genres, les générations et les cultures politiques, religieuses ou ethnique.

En Europe la peur du déclassement, et donc la montée de l’insécurité en termes de mode de vie et de pouvoir d’achat, semble conduire à la montée des partis d’extrême droite, – en Belgique, en France, en Italie, en Autriche, en Suisse, en Hongrie, en Bulgarie, en Finlande, en Norvège, au Danemark, en Suède -, même si les causes de la montée des groupes national-identitaires et social-populistes, – populistes au sens politique de recherche d’un chef suprême qui purifiera la société des étrangers, des « gros » et des élites « corrompues » -, ont souvent des raisons  plus complexes et plus diversifiés.

 

En conclusion, il semble qu’aujourd’hui une partie des classes moyennes des pays émergeants soient en train de vivre leur « trente glorieuses », y compris avec de l’inflation qui comme en Chine peut dépasser les 5%, comme dans les années soixante en France, voire avec des mouvements sociaux comme aux USA, en Europe et au Japon pendant ces mêmes années soixante. Cette inflation menace à son tour les fractions de la société les plus démunis, comme cela semble le cas en Turquie (cf. le Herald Tribune du 26 avril 2011), en Chine et plus généralement en Asie où les prix alimentaires ont augmenté de 10% en 2011 d’après la Banque de Développement Asiatique (cf. le Herald Tribune du 26 avril 2011), l’augmentation des prix alimentaires touchant en premier les plus pauvres, en occident et dans les pays émergeants, puisque c’est leur premier poste de dépense contrainte.

De façon simplifiée la montée de la classe moyenne mondiale conduit à une pression internationale autour de l’accès à l’énergie et tout particulièrement le pétrole ; aux matières premières, comme le montre la bataille en 2010/2011 pour les « terres rares » entre la Chine et le Japon dont certaines terres rares conditionnent la fabrication des téléphones mobiles ; aux produits alimentaires d’où la course pour occuper les terres agricoles en Afrique ou ailleurs.

Cette compétition conduit à une augmentation des prix des matières premières nécessaires à la production des biens et services de consommation demandés par cette nouvelle classe moyenne de consommateurs que ce soit en termes alimentaire, notamment en protéine animal, en termes de mobilité avec la voiture en Inde et en Chine ou en termes d’électricité pour l’électroménager et la téléphonie pour recharger les batteries notamment.

Cette progression de la consommation de la classe moyenne mondiale, dont la conséquence première est la montée des cours internationaux, conduit à la fois à une menace sur le pouvoir d’achat des classes moyennes les plus fragilisées dans les pays riches ce qui semble faire le lit des mouvements d’extrême droite et à la montée d’une classe moyenne supérieure dans les pays émergeants qui revendique à son tour la mise en place de nouveaux système de décision politiques qui prennent mieux en compte les demandes qui émergent des ratés de la société de consommation, comme les inégalités sociales, l’insécurité sanitaire ou alimentaire, le chômage ou les effets pervers sur l’environnement, comme en Chine.

Le terme de chassé-croisé est utilisé ici comme une image pour suggérer l’importance de l’imbrication des sociétés entre elles et des faibles marges de manœuvre que possède les gouvernements s’ils se limitent au seul niveau national pour gérer la question du pouvoir d’achat. Les cours de l’arabica ont atteint en 2011 leur plus haut niveau depuis 1977, sans parler de l’or, de l’argent, du pétrole, du cuivre ou du blé. Cette hausse ne relève pas que de la spéculation ou du placement de sécurité, mais aussi de la demande des classes moyennes russes, indoue et même brésilienne et kenyane pour le café, par exemple. Chaque gouvernements est incapable de gérer tout seul cette hausse des prix sauf en intervenant avec des aides mais au risques d’augmenter la dette publique qui est déjà très élevée dans de nombreux pays riches à commencer par les USA. C’est pourquoi, les solutions relèvent plus aujourd’hui de politiques volontaristes qui permettent d’augmenter nos capacités à négocier au niveau international une meilleure répartition des ressources naturels et de leur gestion durable que de solutions militaro-nationales. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire.

Paris le 27 avril 2011

 

 


[1] Louis Marin, Alternatives économiques de juin 2010 citant avec précaution un document de travail de l’OCDE

www.alternatives-economiques.fr/index.php?lg=fr&controller=article&action=html&id_article=49656&id_parution=932

 

[2] En termes de méthode, l’étude de Johannes Jütting sur la classe moyenne mondiale porte sur « la richesse privée détenue par les individus » et a été « réalisée par le groupe d’assurance allemand Allianz. Le rapport, qui concerne 50 pays – soit 68 % de la population mondiale et 87 % du produit intérieur brut mondial (PIB) -, est fondé sur la richesse privée des personnes, c’est-à-dire les dépôts bancaires, les placements sur les marchés financiers et chez les assureurs, mais ne prend pas en compte les biens immobiliers. »

[3] http://extremecentre.org/2010/11/11/la-classe-moyenne-mondiale-a-triple-en-dix-ans

[4] Cela nous rappelle aussi, au passage, le rôle politiquement ambivalent des militaires à travers le monde depuis 200 ans, dans l’organisation du passage des sociétés agraires vers des sociétés urbaines, industrielles et de grande consommation, y compris aux USA avec la guerre de Sécession entre 1861 et 1865 (cf. John Keegan, 2011, La guerre de Sécession, Perrin), et au 20ème siècle en Turquie, puis en Algérie, et aujourd’hui en Egypte ou en Tunisie.

[5] Étude TNS Sofres / Logica réalisée pour le magazine Pèlerin

[6] Une personne correspond à ce que les économistes appellent de façon plus précise une unité de consommation par ménage (cf. Régis Bigot, 2009, Fins de mois difficiles pour les classes moyennes, CREDOC/L’Aube, p. 22). Dans le calcul du revenu par niveau de vie individuel, le premier adulte vaut 1, le deuxième et les enfants jusqu’à 13 ans, 0,5 et les enfants en dessous de 13 ans, 0,3. La somme des niveaux de vie pondérés donne le revenu par ménage.

[7] Régis Bigot, 2009, Fins de mois difficiles pour les classes moyennes, CREDOC/L’Aube, p. 77

[8] Les Echos du 20 octobre 2008

[9] Le Parisien du 6 mars 2011

[10] Cf. Estelle Monraisse, Anaïs Durand  de Alter’Com Conseil et Dominique Desjeux : La revente des cadeaux de Noël en 2010 et Comment interpréter la revente des cadeaux de Noël ? consommations-et-societes.fr

[11] Cf. l’enquête sur La consommation économe en 2010, D. Desjeux (dir.), Diplôme Doctoral Professionnel ; consommations-et-societes.fr/sections.php?op=viewarticle&artid=760

[12] Libération du 7 mars 2011

[13] Cf. Jean Dominique Lafay, Les Echos du 3 mars 2011

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