2011 01, D. Desjeux, Les paradoxes de l’innovation

Les paradoxes de l’innovation

 

Dominique Desjeux, anthropologue

Professeur à la Sorbonne, université Paris Descartes

Directeur du Diplôme Doctoral Professionnel en sciences sociales

 

 

Résumé

L’innovation est un terme polysémique qui suivant les acteurs recouvre trois moments ou trois mécanismes différents : celui de l’invention des nouvelles idées, services ou technologie. C’est le sens plus fréquent ; Celui de la diffusion de l’invention comme processus social avec J.  Schumpeter, M. Crozier, N. Alter ou M. Callon; et celui de la réception qui est celui de la consommation. Ces trois moments  peuvent former un processus de la « production à la consumation », mais l’étape de la réception ne relève pas forcément d’une invention nouvelle. Ce qui  est nouveau l’est  du point de vue de  l’acteur usager et non du point de vue de l’objet ou de l’émetteur. C’est lui qui va sélectionner en fonction de ses marges de manœuvre les usages domestiques de l’innovation

En fonction de l’échelle  d’observation l’innovation est fluide ou rugueuse : l’innovation est aussi la résultante de rapports de pouvoir et donc d’une construction sociale

L’origine des innovations peut être très incertaine : Elle peut surgir de n’importe quel groupe social

L’enjeu de l’innovation dans la consommation  aujourd’hui est celui de l’obsolescence programmée des produits par les entreprises. Elle entre en contradiction avec le fait que l’énergie, les terres et les matières premières sont limitées et leur accès en compétition au niveau mondial : la consommation économe peut conduire à une consommation plus durable mais aussi  à une remise au travail domestique des femmes dans la cuisine par souci d’économie d’énergie.

 

Développement

 

Le premier paradoxe est que d’un point de vue anthropologique l’innovation ne signifie pas uniquement invention. L’innovation est un terme polysémique qui suivant les acteurs où les domaines, économiques, sociaux, politique (comme la démocratie participative) ou esthétiques (les œuvres d’art), recouvre trois moments ou trois mécanismes différents : le premier est celui de l’invention des nouvelles idées, des nouveaux services ou des nouvelles technologies, de la créativité. C’est le sens plus fréquent ; le deuxième est celui de la diffusion de l’invention comme processus social. C’est celui de J. Schumpeter, de M. Crozier, de N. Alter ou de M. Callon. En consommation il part de la R&D, passe par la production, puis le marketing pour aboutir à la distribution ; le troisième est celui de la réception qui est celui de la consommation et de la gestion des déchets comme en anthropologie des innovations et de la consommation. C’est trois moments peuvent former un processus de la « production à la consumation », mais l’étape de la réception ne relève pas forcément d’une invention nouvelle. Ici l’innovation signifie que ce qui est cherché à être introduit chez le consommateur, chez les agriculteurs, dans une culture différente ou auprès du citoyen, n’est pas forcément quelque chose de nouveau en soi. Ce qui  est nouveau l’est  du point de vue de  l’acteur usager et non du point de vue de l’objet ou de l’émetteur. C’est lui qui va sélectionner en fonction de ses marges de manœuvre les usages domestiques de l’innovation. Cette étape est à la fois structurée, et donc prévisible, et contingente, et donc imprévisible.

Le deuxième paradoxe  est qu’en fonction de l’échelle  d’observation l’innovation apparait fluide ou rugueuse. A l’échelle macro-sociale l’innovation suit un processus fluide depuis les innovateurs précoces jusqu’aux suiveurs finaux. Elle est fluide. Aux échelles meso-sociales et micro-sociales l’innovation est la résultante de rapports de pouvoir et donc d’un effet de construction sociale. Elle n’est pas seulement le fruit de la créativité individuelle et de la qualité de son contenu ou de la domination sociale et de ses effets d’imposition qui sont tout à fait observables à l’échelle macro-sociale. Elle est rugueuse. On touche ici au cœur du paradoxe de la consommation, celui où la fluidité de la causalité du libéralisme et des sciences sociales centrées sur l’effet d’imposition se rejoignent : le marché libre comme la domination suppose un acteur hors situation d’interaction dans une jeu social sans contrainte, plus ou moins bien informé ou conscient, sans institution et sans réseaux pour filtrer les effets du marché ou de la domination, c’est à dire une société fluide (ou « liquide »? pour faire référence aux réflexions de Zygmunt Bauman). Dans les approches fluides, le consommateur ne semble avoir le choix qu’entre prendre une décision rationnelle libre en fonction du marché, résister librement en fonction de la domination ou se faire plaisir librement en fonction des publicités. En changeant d’échelle d’observation, la liberté apparait comme le lubrifiant symbolique d’une réalité sous contrainte, l’innovation devenant l’un des analyseurs de cette rugosité ambivalente positive et négative. La liberté devient à l’échelle macro-sociale une marge de manœuvre réaliste entre domination, marché et magico-religieux publicitaire.

Le troisième paradoxe est que l’origine des innovations peut être très incertaine : Elle peut surgir de n’importe quel groupe social et pas uniquement des classes dirigeantes comme le montrait T. Veblen dans La théorie de la Classe de loisir, M. Halbwachs dans La classe ouvrière et ses niveaux de vie et P. Bourdieu dans La distinction. En alimentation, des plats populaires sont devenus des plats « Bobos ». La diffusion des cartes postales est partie des femmes comme l’a montré Nicolas Hossard.

Le quatrième paradoxe est le plus conjecturel. Il nait du nouvel enjeu que représente l’innovation dans la consommation aujourd’hui autour de la crise de la stratégie d’obsolescence programmée des produits mise en place par le marketing dans les entreprises  dans les années 1950. Cette stratégie entre en contradiction avec le fait que l’énergie, les terres vivrières et les matières premières sont limitées et que leur accès fait l’objet d’une forte compétition au niveau mondial ce qui demande une consommation plus économe. La consommation économe peut conduire à un développement plus durable mais aussi  à une double conséquence inattendue, la remise au travail domestique des femmes dans la cuisine par souci d’économie d’énergie et l’alignement des modes de consommation des classes moyennes moins favorisées sur les modes de consommation des plus démunis sous contrainte de dépenses contraintes fortes dont le logement et l’énergie.

 

Paris le 2 janvier 2011

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