Internationale
Mode de vie et consommation en Chine au 21ème siècle
Dominique Desjeux, Anthropologue, Professeur à la Sorbonne (université Paris Descartes)
Directeur du Diplôme doctoral professionnel, consultant international
Publié par ACCOMEX, « Mode de vie et consommation en Chine », n°93,mai juin 2010 et La Documentation Française, Problèmes Economiques du 13 octobre 2010 n° 3 004
La consommation en Chine un faux mystère ?
La Chine apparait bien souvent pour un Français comme un continent mystérieux, comme une culture exotique, voir comme un pays menaçant pour notre économie et nos emplois, en quelque sorte la version moderne du « péril jaune » qui désignait le Japon dans les années 1930 et dans tous les cas un pays difficile à déchiffrer.
Or ce que j’aimerais montrer, comme anthropologue de la consommation, après une quinzaine d’années d’enquêtes qualitatives sur la vie quotidienne en Chine avec mes collègues chinois à Guangzhou, Hangzhou, Beijing, Harbin, Shanghai et Chengdu (cf. Zheng Lihua, D. Desjeux, Anne Sophie Boisard, Yang Xiao Min, Entreprises et vie quotidienne en Chine, L’Harmattan, 2002 ; Comment les Chinois voient les Européens, PUF, 2004), c’est que la Chine est certes un pays complexe, diversifié et original, mais qu’il existe des clés de lecture simples qui permettent de mieux comprendre l’évolution des modes de vie des consommateurs chinois et par là de mieux anticiper leurs comportements futurs même si tout comportement humain reste toujours pour une grande part imprévisible.
La consommation comme analyseur des modes de vie de la classe moyenne chinoise : entre épargne et consommation
Si on estime les actifs chinois à 700 millions de personnes sur une population totale de 1,3 MM d’habitants, la classe moyenne, qui a vu son niveau de vie largement s’améliorer, représenterait 40% des actifs. D’après J.Y Carfantan dans Le choc alimentaire mondial (2009) citant McKinsey il y aurait en Chine : une classe moyenne supérieure de 105 M de consommateurs avec un revenu annuel de 4 800$ à 12 500$ et une classe moyenne inférieure de 190 M de nouveaux consommateurs avec un revenu de 3 000 $ à 4 800 $.
Le constat général est que les Chinois des villes, ceux qui constituent une part importante de la classe moyenne consommatrice, se posent des problèmes assez proches des français et des Européens d’aujourd’hui, mais aussi de ceux des années 1950/1960.
Les problèmes quotidiens de la classe moyenne supérieure ressemblent beaucoup à ceux des Français : comment acheter un logement à cout raisonnable alors que le prix du mètre carré en ville augmente depuis 10 ans ; où habiter pour être proche d’une école de qualité pour son enfant unique ; quel jeu éducatif acheter afin d’assurer son éveil ; comment limiter la télévision pour que son enfant réussisse scolairement et puisse ensuite entrer dans une université prestigieuse pour réaliser une belle carrière ; comment limiter les temps de transport entre le logement et le lieu de travail ; comment limiter les écarts entre les riches et les pauvres alors qu’il est en train de se creuser ; comment organiser son temps entre le travail pour les femmes et les courses dans les nouveaux supermarchés où il faut arbitrer entre les produits modernes sous blister et souvent prêt à l’emploi et qui permettent de gagner du temps et les produits traditionnels en vrac demandés par la belle-mère qui garde l’enfant ; et tout ceci sans compter l’achat éventuel d’une voiture et le passage du permis de conduire, la découverte des produits cosmétiques occidentaux ou l’achat de la litière et des croquettes pour le chat ou le chien, pratiques qui étaient inconnues, puisque interdites, il y a encore dix ans.
Bien sur au-delà de la pratique bien connue des baguettes pour le repas, l’absence de four dans les cuisines, sauf pour les classes très aisées, ou de baignoires dans de nombreuses salles de bain, même si leur équipement n’a rien à envier aux salles de bain les plus modernes avec douche à jacuzzi, lavabo et toilettes occidentales, allemandes ou japonaises, il reste de nombreuses particularités chinoises qui peuvent peser aussi d’un poids important sur la consommation quotidienne des ménages.
Je pense notamment à l’enfant unique, dont la pratique peut être contournée si on n’est pas dans un système public et que l’on a assez d’argent, comme les commerçants et les entrepreneurs, pour assurer les frais de scolarité et de santé des enfants, ou que l’on vit à la campagne. Il faut aussi penser au vieillissement important de la population puisqu’à terme un enfant aura peut-être à faire vivre deux parents et quatre grands-parents.
Plus généralement, les pratiques d’épargne, et donc de consommation, sont influencées par le fait que les retraites ne sont pas assurées pour tous. De même la prise en charge de la maladie reste incertaine pour de nombreux chinois. Ceci pousse donc une bonne partie des familles chinoises à épargner pour assurer leur propre sécurité sociale et donc à limiter la croissance de leur consommation. L’épargne chinoise représenterait 60% du revenu des ménages (note 14 mars 2011 : en réalité elle serait de 23%, la consommation ne représentant que 33% du PIB, ce qui explique les 60%). La Chine doit gérer dans l’urgence la transition d’une société agraire à une société urbaine.
En effet, dans toutes les sociétés urbaines modernes, par différence avec les sociétés rurales traditionnelles où c’est la famille élargie qui assure la « sécurité sociale », il existe un lien fort entre la propension à consommer et la confiance dans l’avenir, celle-ci portant principalement sur la garantie de prise en charge de la maladie, de la retraite et de l’éducation des enfants. C’est un des sens implicites de la réforme du Heath Care, le système de santé américain, réalisée par l’administration Obama vis-à-vis des plus pauvres. La réforme leur assure une capacité future à consommer en limitant leurs incertitudes liées aux risques de maladie. La croissance de la consommation en Chine est donc liée au développement de l’État providence et donc des charges sociales pour les entreprises, comme cela a été la voie suivie par la plupart des États d’Europe de l’Ouest depuis le 19ᵉ siècle sous l’impulsion de Bismarck, puis de Beveridge au 20ᵉ siècle.
Il parait donc plus intéressant aujourd’hui de faire la part des similitudes et des particularités qui rendent compte de la dynamique de la Chine de demain plutôt que de rechercher une sorte de différence culturelle essentielle qui a tendance à surévaluer la Chine éternelle et immobile, même si une partie de ces analyses sont tout à fait pertinentes en fonction des périodes historiques et politiques chinoises.
Consommation chinoise et occidentale : une histoire parallèle, des grandes surfaces aux peurs alimentaires
L’histoire de la consommation occidentale associée à celle de l’urbanisation, de la production industrielle, de l’énergie et des infrastructures, permet donc de décrypter assez bien l’évolution de la consommation en Chine et de ses similitudes avec l’Europe de l’Ouest et les États-Unis.
La Chine semble suivre une évolution proche de l’Europe avec la mise en place de la grande consommation dans les années 1950 à 1980 associée à la croissance de la grande distribution avec Leclerc, Carrefour ou Leroy Merlin en France, celle des grands Malls et des grandes surfaces comme Wal-Mart aux USA ou Tesco en Grande-Bretagne. Wal-Mart et Carrefour sont aujourd’hui fortement implantés en Chine ce qui ne va pas sans conflit avec les circuits d’approvisionnement et de distribution traditionnels chinois.
La similitude peut aller au-delà, notamment entre les mouvements sociaux européens qui ont été associés au développement de la production des biens de consommation des années 1960 et les grèves dans le Sud de la Chine en 2010 qui semblent leur faire l’écho. On peut rapprocher la crise européenne de la vache folle, voire celle des OGM, même si les Chinois en ont apparemment moins peur, à la crainte des risques sanitaires liés aux produits frelatés comme le lait qui en 2008 a rendu malade près de 1200 bébés chinois. Le scandale a été d’autant plus fort que les familles n’ont qu’un enfant.
À termes, mais lequel, il est plausible de penser qu’il y aura un éclatement de la bulle immobilière, comme celle des subprimes américaine de 2008, à une différence prête qui est qu’une partie des prêts se font en dehors du circuit bancaire, à travers les réseaux sociaux (guan xi) familiaux ou amicaux. De même une crise boursière à la manière de 1929 est toujours possible, d’autant plus que beaucoup de Chinois sont très joueurs, la bourse semblant rentrer dans cette pratique ludique.
Entre 1995 et 2010 la Chine a donc parcouru tout le cycle de l’entrée dans la grande consommation jusqu’à la prise en compte des économies d’énergie, quelque soit les difficultés concrètes de mise en place d’une politique de développement durable. Cela est vrai pour tout le monde que ce soit en Chine, en Europe et surtout aux USA.
Les Etats Unis auront peut-être même plus de mal à mettre en place des pratiques économes après 100 ans de grande consommation alors que les chinois, ceux qui ont aujourd’hui la soixantaine, gardent clairement en mémoire le souvenir des pénuries de la révolution culturelle (cf. Xin Ran, Mémoire de Chine, 2010, chez Picquier). Les Etats Unis peuvent se retrouver dans de nombreux domaines, dont celui de la consommation plus économe, le point faible du système mondial à l’inverse de la Chine qui n’a pas encore une longue expérience de « L’art du gaspillage » (Vance Packard, 1962).
La construction chinoise du marché : infrastructures, mobilité, habitat et corps
Tout ceci montre que la Chine suit en partie le même chemin que l’Europe et les USA et que le marché se construit en fonction d’étapes relativement prévisibles. Concrètement cela se traduit par un développement massif du marché des infrastructures, comme dans l’après-guerre en France, avec le ciment, l’énergie nucléaire et hydraulique, mais surtout le charbon, et le marché des eaux urbaines et des déchets, mais aussi celui de la mobilité avec les voitures, les avions et les trains.
Si on continue l’histoire comparée de la consommation on constate que le marché de la voiture de luxe aux USA dans les années 1910/1920, qui était réservé à un nombre restreint d’acheteurs, s’élargit à un marché populaire avec la Ford T. Après la seconde guerre mondiale, c’est le tour de la France avec la 4CV et la 2CV, de l’Allemagne avec la Volkswagen ou de l’Italie avec la Fiat 500.
En Chine, par contre, même si le marché de l’automobile est en pleine expansion, il n’est pas encore au stade du marché populaire, comme on peut le voir en Inde avec la Nano du groupe Tata à 1700€, une véritable « voiture du peuple » comme la « Volkswagen ». La Chine est donc peut-être à la veille d’une transformation de son marché automobile en faveur d’un marché plus populaire mais déjà saturé.
La généralisation de la voiture se heurte en effet au manque d’espace disponible dans les villes. A Canton les voitures circulent déjà à deux, trois voire quatre niveaux superposés en ville. La pollution est souvent une question brulante, non seulement dans les villes industrielles du Nord, mais aussi dans les villes du Sud ou du centre. Dans plusieurs villes la circulation est alternée en fonction des numéros pairs ou impairs. Certains chinois se demandent si cela n’augmente pas le nombre de voitures, les familles les plus riches pouvant acheter deux voitures pour contourner l’interdiction.
Une partie des chinois est très sensible aux questions de développement durable. La marque de voiture chinoise BYD, à énergie électrique, se développe grâce au fait qu’à l’origine la société mère était spécialiste de batterie électrique, de même que la ville de Chengdu, dans le Sichuan au Centre de la Chine, est traversée de cyclomoteurs électriques. Ceci explique, pour une part, les investissements chinois en matière d’énergie alternative.
Sur le plan écologique, la Chine a en effet fortement augmenté ses investissements dans les énergies renouvelables. Elle a semble-t-il dépassé les USA en 2010 dans ce domaine. A Guangzhou, au Sud de la Chine, en 2010, 90% des taxis et des transports publics seraient équipés d’énergie LPG (propane et butane).
L’observation des acheteurs de voitures pendant une foire exposition à Beijing, montre des comportements assez pragmatiques et qui permettent de mieux comprendre les motivations d’achats, comme nous avons pu le voir en travaillant avec mon collègue Ken Erikson avec des responsables de l’innovation chez General Motors. Dans un stand de voiture de gamme moyenne, une famille chinoise ne regardait pas tant le moteur ou le tableau de bord que le coffre et les sièges escamotables pour arriver à estimer la quantité de marchandises qu’ils pourraient ou non y mettre. Dans un autre stand de voitures de luxe un acheteur ne regardait pas non plus les performances techniques de la voiture mais testait le siège arrière et son confort, laissant à son chauffeur le soin de s’inquiéter de la technique.
L’observation fait apparaitre des comportements peu éloignés de ceux des années 1960 en France et même d’aujourd’hui. De nombreux constructeurs ont tendances à surestimer l’intérêt des acheteurs pour les qualités techniques de la voiture, ce qui est vrai pour les accros de la voiture mais moins vrai pour de nombreux français pour qui la voiture n’est une caisse avec 4 roues pour reprendre la recherche récente de Fabrice Clochard en France. La voiture a une fonction statutaire ou utilitaire en fonction des revenus ou des groupes sociaux d’appartenance.
Au marché des infrastructures, à celui de la mobilité se superpose aujourd’hui le marché de l’aménagement intérieur des logements, et tout particulièrement de la salle de bain, de la cuisine et du living avec leur équipement électroménager et tout ce qui tourne autour d’Internet associé à la télévision, à l’ordinateur et au téléphone. Les chinois sont imbattables dans le maniement du clavier occidental pour s’envoyer des SMS et des jeux de mots en caractères chinois en jouant sur les tons du mandarin. Le marché du bricolage est en train d’émerger, celui des prises de courant, comme le montre l’installation de Legrand, est déjà bien lancé, de même que celui des poignées de placard qui symbolise l’augmentation du nombre des objets domestique dans la vie quotidienne des chinois et donc de leur besoin de rangement. Cela représente tout un marché de la décoration intérieure de l’habitat chinois. C’est le marché du confort qui était quasiment inexistant à Guangzhou (Canton) en 1997, il y a seulement 13 ans.
Le marché du corps enfin, croisent trois domaines, celui des soins, celui de l’alimentation et celui des vêtements, même si en France on n’a pas toujours l’habitude de segmenter de cette façon les marchés. Dans les valeurs chinoises le croisement entre moral, bonne santé et beauté peut tout à fait se faire. La beauté extérieure peut refléter la beauté intérieure qui elle-même peut exprimer une beauté moral dont l’entretien passe autant par les soins du corps, par l’alimentation et la bonne circulation du Qi, de l’énergie, à l’intérieure du corps, que par les cheveux ou les vêtements.
Les soins du corps passent autant par les massages traditionnels ou l’acupuncture que par les produits cosmétiques modernes. C’est un marché très diversifié en gammes et en plein développement. Il pose un problème spécifique qui est celui de l’apprentissage des techniques de maquillage, ce qui ne va pas de soi. Les femmes chinoises n’ont pas la même tradition de maquillage que les femmes japonaises, peut-être du fait de la révolution culturelle qui a tout « raboté » dans les traditions chinoises. Parfois les entreprises occidentales oublient cette phase d’apprentissage nécessaire au lancement de leur produit. Beaucoup de magasines féminins expliquent comment les utiliser. Les chinoises sont souvent sensibles à la dimension naturelle des produits même si la nature n’est pas toujours perçue comme sans danger.
Enfin, l’augmentation du pouvoir d’achat des classes moyennes, comme pendant les trente glorieuses en France, a ouvert de nouveaux marchés de l’alimentation et notamment des protéines comme la viande et le lait et des plats cuisinés. Ceci explique les tensions que les marchés alimentaires mondiaux connaissent depuis 2000.
Les courses sont des bons analyseurs des relations familiales et tout particulièrement celle de la place des beaux parents paternels dans les achats domestiques comme je l’ai observé à travers nos enquêtes dans les familles chinoises ou l’organisation du Carrefour de Guangzhou. Le matin est dédié aux grands parents avec leurs petits enfant grâce à la mise en place de produits traditionnels comme les poisons vivants en aquarium, la découpe des poissons en 6 morceaux, et notamment de la tête, morceau de choix dans la culture cantonaise de la soupe, le riz en vrac, les légumes, les fruits mais aussi la viande. Les grands parents utilisent leur expertise en mobilisant tous leur sens pour choisir les produits frais ce que ne permet plus les packagings qui sont surtout achetés l’après midi par les jeune couples qui travaillent et qui ont moins de temps pour la cuisine. Eux se fient plus aux emballages. Cela conduit au développement des plats cuisinés et à la mise sous blister des têtes de saumon comme dans la tradition chinoise.
Conclusion
Tous les exemples cités montrent que la classe moyenne chinoise est en train de changer de mode de vie par rapport à la mobilité, – elle achète plus de voiture -, à l’habitat, -achat de décoration, de bricolage et de NTIC -, à la cuisine avec l’électroménager, à l’alimentation, – elle achète plus de produits carnés et de produits laitiers et de légumes suivant les cas, plus de sucre et d’huiles végétales, moins de produits traditionnels comme le riz et les produits à base de farine de blé ou à base de maïs et moins de tubercules. Ce changement de mode de vie est ce qui explique les nouvelles règles du jeu de la nouvelle compétition internationale. Ceci explique que la Chine peut devenir une menace potentielle s’il ne lui est pas laissé un accès suffisant aux sources d’énergie mondiale et aux ressources en matière première comme l’Allemagne entre 1900 et 1914.
Tout ceci s’est fait aussi grâce à une autre similitude historique, celle de Napoléon III en France, C’est un régime autoritaire qui a conduit au développement des infrastructures, des villes et de l’industrie en France, qui a organisé le passage d’une société rurale à une société urbaine et industrielle, comme la Chine aujourd’hui.
Paris le 21 juillet 2010