2009 11 D. Desjeux, La construction interculturelle de la rencontre entre l’offre et la demande en Chine, Guangzhou : le cas de Carrefour

Internationale

2009 06, Dominique Desjeux, La construction interculturelle de la rencontre entre l’offre et la demande en Chine, Guangzhou : le cas de Carrefour

Publié dans Consommer autrement. la réforme écologique des modes de vie, sous la direction de Michelle Dobré et Samvador Juan, à L’Harmattan

 

Une partie de la sociologie française s’est construite sur l’analyse de la résistance et de la domination, postulant implicitement ou explicitement deux forces en conflit. C’est donc paradoxalement une sociologie bien souvent sans rapports de pouvoir, c’est-à-dire sans jeux, sans interactions contingentes, sans effets de situation et donc sans incertitude quant au résultat du jeu en faveur du dominant. Les rapports de pouvoir sont réduits à des rapports de force entre un groupe dominant qui a tout pouvoir pour imposer son emprise et un dominé qui n’a que le pouvoir de résister et de créer son propre mode de vie, comme le montrait dans les années 1970/1980 avec finesse Michel de Certeau. Dans ce découpage de la réalité il n’existe pas beaucoup de marge de manœuvre en termes d’améliorations ou de résolutions de problèmes. C’est un jeu de société sans horizon de coopération entre acteurs. La critique est sa ligne de fuite.

Bien entendu en fonction de certaines situations historiques ou en fonction du découpage de l’échelle d’observation (cf. D. Desjeux, 2004, Les sciences sociales, PUF, Que sais-je ?) il est possible d’observer de tels rapports de forces. Les effets de domination sont particulièrement visibles à l’échelle macro-sociale, celle des effets d’appartenance, et pendant les périodes de conflits ouverts. Les effets de résistance sont très visibles à l’échelle micro-sociale.

Mais la vie quotidienne ne se réduit pas au seul couple domination/résistance et ici le mot de réduction n’est pas un terme critique. Bien au contraire car sans réduction il n’y a pas de vision possible de la réalité. Il signifie simplement que si on change d’échelle d’observation, il est possible de faire d’autres réductions et donc de faire apparaitre d’autres dimensions rendues invisibles dans le premier découpage et à une échelle donnée

Ce que je voudrais montrer dans le cas de l’implantation de Carrefour à Guangzhou (Canton) en Chine, c’est ce jeu incertain de la captation du consommateur, pour reprendre l’expression de Franck Cochoy pour décrire les actions de marketing,  vue du point de vue de Carrefour (cf le film sur Carrefour www.consommation-societe.com ), et donc la relativité de l’approche par la domination et de la résistance.

Cette approche, en termes de construction incertaine du marché a une valeur tout aussi relative, que celle en termes de domination, qui dépend du point de vue choisi et de la qualité de la méthode comme dans toute science. Ici les échelles choisies sont meso-sociale, celle des institutions, micro-sociale, celles des interactions, voire micro-individuelle, celle de la cognition appliquée aux chois des produits. Ce sont les échelles des acteurs et du jeu social sous contrainte.

Ce film s’appuie aussi sur 11 ans d’enquêtes, par périodes de une semaine à trois mois, en Chine sur la vie quotidienne avec tout particulièrement Zheng Lihua, Yang Xiao Min, Sophie Taponier, Anne Sophie Boisard et Sophie Alami (cf. Zheng Lihua et D. Desjeux dir., 2002, Entreprises et vie quotidienne en Chine, L’Harmattan), et sur trois ans d’apprentissage du chinois quasi quotidien depuis un an. Je cherche à montrer comment une entreprise de grande distribution entre dans une région du monde, la Chine du Sud, sur un marché qui possède une autre culture et un autre mode de vie. Je le fais d’abord sur un mode compréhensif, en prenant en compte le point de l’acteur, et descriptif tout en essayer d’en donner au fur et à mesure un sens social possible.

 

Carrefour, comme entreprise, est soumis à deux grandes contraintes. La première est une contrainte de risque celui de ne pas réussir à intéresser les consommateurs locaux et perdre ses investissements comme Peugeot il y a 10 ans qui avait du quitter Guangzhou suite à l’échec de son implantation (cf. Zheng Lihua, D. Desjeux, A.S. Boisard, 2003, Comment les chinois voient les européens, PUF). La deuxième est une contrainte de concurrence : comment rester compétitif face aux prix plus bas des marchés de rue traditionnel et à la qualité attendue par les consommateurs. Carrefour se demande comment avoir des prix compétitifs face à la concurrence des réseaux traditionnels et donc comment construire un marché à la fois traditionnel et moderne.

Pour mémoire, d’un point de vue anthropologique, dans toutes les sociétés un marché est un système d’action avec des acteurs qui préexistent à l’arrivée du nouvel acteur. Il y a partout dans le monde des réseaux et des clientèles, qui sont plus ou moins associés au système politico-administratif, notamment en Chine à travers le parti communiste, et à travers les règles que l’Etat produit pour protéger ces réseaux nationaux ou régionaux.

Ceci n’est pas propre à la Chine. Il suffit de penser aux commissions départementales d’aménagement commerciales (CDAC) décrites par Pierre Cahuc et André Zylberberg dans le chapitre « Augmenter le pouvoir d’achat » de leur livre Les réformes ratées du Président Sarkozy (Flammarion, 2009).

Notamment, dans le Guangdong, la région du Sud de la Chine où se situe Guangzhou, il y a des grossistes qui contrôlent la relation entre les producteurs et les transformateurs ou les distributeurs. En Chine, comme il faut des factures pour la comptabilité, certains intermédiaires chinois sont indispensables pour les entreprises étrangères pour avoir ces factures. Il faut donc faire des alliances avec ces intermédiaires pour avoir accès au marché. En même temps il faut monter des filières pour limiter les intermédiaires et les coûts ce qui demande éventuellement de changer d’allié chinois et donc de réseau.

Il y a alors le risque de rentrer en conflit sur la question des prix quand ces intermédiaires découvrent qu’ils sont mis en concurrence et qu’ils peuvent perdre le marché comme intermédiaire au profit de la vente directe ou d’un autre intermédiaire. Ils découvrent que le réseau, les fameux guan xi, les déjeuners, les contacts avec les épouses des responsables ne suffisent plus pour garder le marché. Ces tensions peuvent monter jusqu’à des menaces, parfois physiques même si cela semble rare, sur les acheteurs. Cela peut se traduire par des actions de lobbying auprès du gouvernement régional pour créer de nouvelles règles qui leur redonnerait un pouvoir d’intermédiaire, etc. Il faut donc jouer avec cela et créer des réseaux et des nouvelles filières.

Dans le Guangdong cela se joue notamment autour de la filière fruits et légumes et de la filière viande. En effet pour maintenir des prix compétitifs face à ceux du marché de rue il faut acheter plus bas grâce à la mise en place de filières qui limitent les intermédiaires et payent mieux les producteurs qui ont ainsi intérêt à changer de clientèle, de réseau social. C’est pourquoi, le marché de la grande distribution participe d’un processus de désencastrement des liens sociaux entre producteurs et réseaux de distribution traditionnelle. C’est un des premiers éléments de la construction du marché, celle de la mise en place de guan xi.

Il faut aussi former les vendeurs à valoriser au mieux les produits pour qu’il n’y ait pas de déchet comme dans le cas du porc. Il y a donc un début de mise en place d’un processus de standardisation des gestes, de rationalisation de la production par rapport aux contraintes du marché, de la marge et du bénéfice, comme dans la mise en place du fordisme industriel au début du 20ème siècle. Mais cette rationalisation est elle-même sous contrainte de turn over des personnes formées par la grande distribution car elles peuvent partir chez un concurrent une fois formées. Il faut donc maintenir les salaires suffisamment élevés pour garder les salariés formés. Construction de la compétence et salaires suffisants constituent le deuxième élément de la construction sociale du marché.

Il faut aussi tenir compte de la qualité demandée par les consommateurs. C’est la troisième étape. Or la qualité n’existe pas en soi. Elle  relève de critères culturels. En Chine, le frais demande de voir les animaux ou les poissons vivants, de pouvoir toucher les produits, de voir comment est préparé le plat cuisiné. Il faut une découpe de la viande et des poissons qui est très différente de celle de la France du fait de pratiques culinaires différentes. La soupe est importante dans la culture Cantonaise et notamment la soupe de tête de poisson. Il faut aussi des petits morceaux pour manger avec les baguettes ou faire de la cuisine sauter au wok, etc. La préparation et la présentation des produits sur les linéaires et les étales est dépendantes des pratiques culinaires et du système d’objets qui concourent à la production des plats : couteau chinois, planche à découper, wok, baguettes, plats collectifs, deng deng (etc.) qui tous concourent à produite des petits morceaux et une cuisine faite de produits cuits sautés. Le linéaire est en partie une projection dans l’espace public de l’espace privée.

Toujours dans cette bataille pour la conquête du marché, il faut  fournir des services en plus de ceux du marché de rue, comme garantir la non dangerosité des produits alimentaires tout au long de la filière comme dans le cas de la congélation et à l’inverse de la distribution du lait frelaté en Chine en 2008. Il faut aussi donner les signes du propre avec l’usage des gants et des masques. Il faut aussi offrir un espace climatisé quand il fait très chaud au contraire du marché de rue (cf. l’article de Catherine Grand Clément, « Climatiser le marché », in www.ethnographiques.org, 2004).

Le marché est lui-même dépendant des modes de vie qui conditionnent l’offre de produit. Il dépend aujourd’hui de la montée des classes moyennes. D’après J.Y Carfantan (2009, Le choc alimentaire mondial, Albin Michel) citant McKinsey, il y aurait en Chine une classe moyenne supérieure de 105 M de consommateurs avec un revenu de 4 800$ à 12 500$ et une classe moyenne inférieure de 190 M de nouveaux consommateur avec un revenu de 3 000$ à 4 800$, ce qui représente un marché très important.

En Chine la famille est souvent élargie. En ville, à Canton, dans les classes moyennes  sup qui sont une des bases de la clientèle de magasins comme Carrefour les grands parents paternels (système patrilinéaire) vivent chez leur fils et s’occupent de l’enfant unique (cf. dans le film le passage sur le riz en vrac). Ce sont eux qui font une partie de la cuisine. C’est une cuisine où les plats préparés ont encore peu de place pour eux. Ceux sont eux qui font les courses le matin. Ils ont le choix entre le marché de rue et Carrefour. Il faut donc les attirer. Un des moyens est de proposer des prix plus bas que le marché de rue sur des produits très populaires comme le riz. Un autre est de fournir le produit sous la même forme que sur la marché de rue : le poisson en morceaux, la découpe du porc, les légumes en vrac et de faire la cuisine devant eux, etc.

C’est pourquoi Carrefour a recréé un marché local mais réinterprété à l’intérieur de son Supermarché. La tête de poisson traditionnelle, par exemple, est mise en valeur au contraire de ce qui se ferait en France. Dans la cuisine cantonaise la tête du poisson est utilisé dans la soupe ou peut représenter un met de choix. On peut donc n’acheter qu’une tête ou qu’un filet pour un poisson local comme le grassfish ou la carpe. Le saumon, un poisson moderne, est lui aussi à son tour réinterprété et sa tête sera aussi mise en valeur et vendue séparément dans le linéaire mais sous cellophane dans un pack.

Pour le riz, les cantonais peuvent le toucher, le regarder, le sentir. Ils mobilisent leur sens pour reconnaitre les signes de la qualité qu’ils recherchent comme trouver un grain bien mur qui est blanc et pas translucide. Le riz est donc proposé en vrac ce qui permet la mobilisation des sens ou en en sac, sans mobilisation de sens, mais plus pratique, voire moins cher. Pour choisir les pastèques, les cantonais frappent dessus pour entendre le son et donc pour savoir si elles sont mures. Les cantonais doivent choisir entre praticité sans vérification par soi-même, ou vérification par soi même mais suivant un achat qui demande plus de temps.

Aujourd’hui, on assiste à Guangzhou à la fois au maintien du vrac qui est en train de revenir en occident à travers les magasins bio (cf. aux USA la chaine de produits naturels New Frontiers) et à l’arrivée du packaging et par là à un changement de compétence dans le processus d’achat : avec le packaging le processus cognitif de reconnaissance de la qualité gustative recherchée est peut-être en train de se transformer en une nouvelle compétence, la lecture des étiquettes comme garantie de la qualité sanitaire du produit.

Carrefour va cependant limiter de fait ce transfert de produits du marché vers les linéaires. On ne retrouvera pas du chien, du crocodile ou des insectes au contraire de ce que l’on peut observer dans le marché de rue. Implicitement Carrefour à incorporer des interdits culinaires qui limitent les marges de manœuvres de sa réinterprétation interculturel. 

A l’inverse de leurs parents, les jeunes couples qui travaillent tous les deux viennent plutôt le soir après le travail. Ils recherchent les plats cuisinés ou pré préparés. Ce sont eux qui vont choisir les produits plus modernes. J’ai retrouvé ce modèle de consommation interculturel dans le nouvel IKEA de Guangzhou avec des plaques à cuire vitrocéramique et des wok à fond plat, contrairement aux plaques de gaz traditionnelles et des woks à fond rond. On retrouve l’évolution du système d’objet culinaire, l’évolution des modes de vie et l’apparition d’une nouvelle classe moyenne.

Cela ressemble en partie à la France des années 1960, avec l’industrialisation, l’urbanisation, la mobilité liée à la voiture, la femme au travail, la montée de l’électroménager, le passage du vrac au packaging, etc.

 

Conclusion

La rencontre de l’offre et de la demande résulte d’une construction sociale qui est proche de ce que nous avons connus historiquement en France pendant les trente glorieuses avec le passage du marché de rue à la grande surface pour les produits alimentaires et peut-être maintenant le retour vers une nouvelle forme de distribution.

Notamment elle touche à la transformation des signes de la qualité, liés au vrac tout particulièrement, et auxquels les populations étaient habitués (odeur, touché, couleurs, son) qui demandent la création d’une nouvelle compétence liée aux signes des produits sous packaging (cf. l’enquête de D. Desjeux sur les légumes prêt à l’emploi de 1985 dans le Que sais-je? sur Les sciences sociales). Elle demande une rationalisation des découpes associée à une formation du personnel.

A un niveau plus politique, elle demande l’organisation de filières qui entrent de fait en concurrence avec les circuits traditionnels afin de limiter les incertitudes quant aux prix, à la qualité et à la régularité de l’approvisionnement. Surtout cet exemple montre comment une nouvelle organisation introduit un changement qui mobilise à la fois des jeux sociaux, des compétences cognitives, des rapports de pouvoir institutionnels et comment l’entrée dans la grande consommation entraine une transformation des rapports sociaux traditionnels entre producteurs et distributeurs, ce qui va produire à la fois de la libération et de nouvelles formes de contrôle social.

Paris le 1 juin 2009

Dominique Desjeux, anthropologue

Professeur à la Sorbonne (Université Paris Descartes)

Directeur de la formation doctorale professionnelle à la Sorbonne

consommations-et-societes.fr

Facebook
LinkedIn
Twitter
Email