2009, Consommation : cité du commerce et de la consommation
Consommer, c’est exister ?
- · Pascal Bruckner – Philosophe
- · Robert Lion – Président d’ Agrisud International
- · Anthony Rowley – Co-fondateur de l’Institut européen de l’histoire alimentaire, historien et chroniqueur gastronomique
- · Serge Tisseron – Psychiatre, psychanalyste
- · André Tordjman – ex professeur d’HEC, Directeur de marketing chez Auchan, créateur de Little Extra au sein d’Auchan (vente de produits du quotidien, du bain au bureau, avec une notion ancrée sur le plaisir).
Consommer n’est pas vivre mais fait seulement partie d’une des activités de la vie. L’acte d’achat n’est pas si superficiel. Il est le signe d’une société d’abondance dans une Europe qui ne l’a pas toujours été. Mais la crise nous oblige à reconsidérer la consommation. Exister sans consommer est-ce possible ? Consommer c’est vivre mais la vie est ailleurs. La consommation est une des activités de l’existence. Nous ne pourrions pas biologiquement vivre sans la consommation des éléments essentiels à notre survie mais on ne peut confondre cette fonction avec l’existence qui est une projection de soi vers l’extérieur, une aspiration à une plénitude selon Pascal Bruckner. Avouant que le débat sur le consumérisme est ambigu tant on a envie de le soutenir contre ses ennemis et de l’attaquer contre ses amis, le philosophe ajoute que la consommation est de l’ordre de l’impulsion, de la fascination des objets convoités et d’une satisfaction immédiate d’un manque historique. Le « Bonheur des dames » de Zola est le premier témoignage de cette nouvelle ère dans laquelle nous évoluons encore aujourd’hui et qui a fermé en Europe la longue période de la famine et de la privation. La création des grands magasins offrait, pour la première fois dans l’histoire, un temple de la pléthore où la société pouvait venir s’enivrer de la multitude, se consumer de plaisir dans un feu d’artifice d’étoffes. Le grand magasin au 19e siècle permit de vérifier que la richesse existait même s’il est impossible de tout désirer et de tout acheter. La profusion de la marchandise dans ces églises modernes fit naître une nouvelle dynamique : le consumérisme. Mais pour éviter les rivages de la saturation et de la satiété il fallait créer du désir et ne jamais le satisfaire pleinement. A l’image du désir amoureux, la société de consommation est une œuvre de destruction face à l’obsolescence programmée des objets. Le geste de la consommation est une série de possessions fugitives proches du Don Juanisme : la recherche d’une nouvelle jouissance à travers un appétit jamais rassasié et une relance des pulsions. Mais la comparaison entre la séduction amoureuse et l’achat se heurte à des temps différents. Le crédit nous permis à partir des années 30 de tout posséder immédiatement, sans mérite, alors que la vie, l’existence et le rapport aux autres se construit à travers la durée. Serge Tisseson souligne de son côté que la création des grands magasins s’accompagna des vols compulsifs. On remarqua qu’un certain nombre de femmes, à la fin du XIXe siècle, devinrent cleptomanes. Les vols leur procurant des sensations proches de l’orgasme. Cette compulsion, étudiée à l’époque par le psychiatre Gaëtan Gatian de Clérambault, est une autre forme de sexualité où la consommation d’un objet est analogue à la consommation d’un corps désiré. Ce détournement de plaisir et de jouissance se retrouve aujourd’hui à travers la promesse des fabricants, notamment pour les micros ordinateurs portables, de nous faire découvrir « l’expérience visuelle ultime ». La publicité des NTIC se livre même à une surenchère en proposant une extase que l’être humain ne peut seul se procurer. Après l’ère de l’utilité (période de disette), de la jouissance érotique (grands magasins du 19eme), du narcissisme (années 60 et 70) l’objet se doit aujourd’hui d’être communautaire, l’individu cherchant à sortir de sa solitude et de sa peur d’être oublié. Pour Antony Rowley, « la consommation alimentaire » est le remboursement du travail épuisant que l’on a fourni dans la journée. Pour la première fois dans l’histoire, les hommes peuvent prétendre à être rassasié. Elle apparaît aussi au 19eme en même temps que l’idée du progrès et du bonheur social. Mais la nourriture est aussi une histoire de l’hygiène, de l’intime et de l’obsession du sécuritaire à travers la peur de l’empoisonnement. La dioxine retrouvée dans des productions alimentaires (pâtes, fromage, viande), même en quantité infinitésimale, suscite encore aujourd’hui des réactions de paniques irrationnelles. L’alimentation est aussi affaire de course à la satisfaction où il s’agit de saisir le souvenir d’un goût. Mais l’on ne peut jamais répéter à l’identique une expérience… Le succès des produits industriels avec leurs plats modélisés, froids et « morts », s’est construit, en partie, sur cette promesse d’une répétition, presque une résurrection, à l’identique. L’individu moderne a besoin de se nourrir de certitudes, de réassurance et l’industrie alimentaire lui propose des arômes artificiels, inventant une tradition de l’odeur (la purée de maman, la tarte de grand-mère, et pourquoi pas une certaine odeur de madeleine) qui en réalité n’existe pas. L’invention la plus caractéristique est celle de « l’odeur de la fraise » qui est une pure construction mentale. Cette odeur n’a aucune netteté mais tout le monde a en mémoire ce que sent un yaourt à la fraise et il n’est pas rare que les grands restaurants aspergent de produits de synthèse, à « l’arôme de fraise », un dessert… André Tordjman, observe que la frustration entre le vouloir d’achat et le pouvoir d’achat est de plus en plus grande aujourd’hui. Même si l’individu ne peut être réduit à ce qu’il achète il est, dans une société de consommation, ce qu’il consomme. En opérateur direct de la consommation il travaille pour sa part à baisser au quotidien le prix sans faire baisser la qualité et en supprimant les coûts inutiles. La décroissance, une sortie du tunnel ? Mais aujourd’hui les modes de consommation changent avec la nouvelle donne économique. Si l’on évoque les aspirations à la décroissance, Pascal Bruckner rappelle que cette notion, très à la mode aujourd’hui, fait aussi écho à une vieille controverse philosophique et politique jamais tranchée définitivement. Un débat qui opposent les partisans du retour à la nature, prônant une vision essentialiste de la vie, anti corruptive, avec Rousseau et Thoreau puis au 20eme siècle avec la revue Mauss (Mouvement anti utilitaire pour les sciences sociales) et André Gorz dans les années 60, aux partisans de l’idée que le luxe, l’urbanité et la civilisation adoucissent les mœurs avec Montesquieu, Diderot et Voltaire. Soulignant que le capitalisme est un système effroyable mais, pour le moment, le seul qui enrichisse l’humanité, il remarque que personne dans les pays émergents, y compris en Asie où les philosophies magnifient l’être et la spiritualité, n’est contre la consommation. Le débat sur la décroissance est finalement un discours très européen de privilégiés, d’enfants gâtés, dont le romantisme n’aboutit à aucune proposition concrète. « No logo » de Noémie Klein est pour lui une étude brillante mais marquée par l’ambiguïté. L’auteur canadien montre, malgré elle, à travers l’énumération des marques, que sa génération est parfaitement au courant des stratégies marketing et qu’elle-évolue même aisément dans cet univers. C’est une génération de « super consommateurs ». Pour Pascal Bruckner ce mécontentement est en réalité de l’ordre du dépit : la publicité n’a pas rempli toutes ses promesses et les enfants de ses marques s’en aperçoivent aujourd’hui. Ils découvrent en quelque sorte que l’existence est un peu plus complexe que le « devient ce que tu es » de Nike. Le débat sur la décroissance porte également en germe une confusion entre la « citoyenneté » qui est une vision politique du monde et le « consumérisme » qui est un rapport de soi à soi. Apprendre à lire une étiquette et déjouer les stratégies marketing ne nous fait pas devenir meilleur citoyen. Un mauvais achat est rattrapable et sans gravité alors que les choix de l’existence sont irréversibles. Pour Serge Tisseron ce n’est pas la consommation qui est en crise mais la surconsommation poussant à des formes d’addiction pathologiques en particulier chez les enfants. Plutôt que d’interdire la télévision et d’instaurer une culpabilisation perverse, il faudrait apprendre à voir autrement c’est-à-dire consommer de manière différente. De son côté André Tordjman explique que la crise est dans le pouvoir d’achat et non dans le trop d’achat. Aujourd’hui de plus en plus de catégories sociales ne peuvent plus acheter au bout de trois semaines et le travail de la distribution consiste à mettre en place des solutions viables pour les plus défavorisés. Ainsi Auchan propose à présent des espaces où la marchandise est en vrac, sans emballage, pour réduire les coûts. Que faire ? Pour tous les intervenants de la table ronde les pourfendeurs de la mondialisation et de la croissance se trompent de cible, confondant gloutonnerie de certains financiers et capitalismes. Le problème aujourd’hui est de revenir du dogme ultra libéral de Milton Friedman et de l’école de Chicago appliqué par Margaret Thatcher et Ronald Reagan qui considéraient l’Etat comme une bête nuisible. Il s’agirait plutôt d’évaluer, à l’intérieur de l’économie de marché, quelle est la dose d’intervention étatique à réintroduire dans les rouages grippés, pour contrecarrer les écarts croissants de richesse et interrompre la fabrique des inégalités. Nous sommes lancés à présent dans une course pour éviter les émeutes sociales de la pauvreté. Pascal Bruckner, rappelant la formule du milliardaire Warren Buffet, « C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner », constate que le système ne continuera à marcher que si tous en profitent. Il faut donc trouver de nouvelles formes de capitalisme ou bien cette sentence se retournera rapidement contre les plus riches qui creuseront leur tombe. 2009 03, Marion Msika-Jossen, journaliste