2009 03 TR5 Le luxe : consommer pour se distinguer ?

2009, Consommation : cité du commerce et de la consommation

Le luxe : consommer pour se distinguer ?

 

  • Christian Blanckaert – Directeur général d’Hermès International
  • William Koeberlé – CEO de Marionnaud Group
  • Elyette Roux – Professeur, IAE Aix en Provence, Université Paul Cézanne, Co-auteur, avec Gilles Lipovetsky, de « Le Luxe Eternel ».

 

L’image du luxe a changé au point de se « démocratiser ». Le luxe est devenu abordable mais cet accès par tous ne dégrade t-il pas la notion de luxe qui est avant tout une rareté ? Quel est notre rapport au luxe. Entre consommation de nouveaux riches des pays émergents et conscience aiguë des européens d’un héritage intemporel comment les entreprises de luxes peuvent-elles se positionner sans perdre leur identité ?  

 

Qu’est-ce que le luxe ?

Comment définir le luxe ?  Que représente t-il aujourd’hui ce signe distinctif dans des sociétés démocratisées où la notion de classe sociale n’est plus à l’ordre du jour et où règne l’idée de l’accessibilité pour tous et à tout ? Peut-on encore parler de marque de luxe ou faut-il plutôt distinguer des produits et des secteurs ? Pour Christian Blanckaert le mot luxe ne veut rien dire aujourd’hui tant cette idée a été galvaudée par les marques. Depuis Louis Vuitton dont le logo s’affiche partout dans le métro à Tokyo jusqu’à Mc Donalds qui peut proposer un nouveau produit étiqueté « de luxe » parmi sa gamme habituelle. On peut à présent voir du Don Pérignon dans les hypermarchés et Ferrari sur les ordinateurs Acer. Pour Christian Blanckaert ce concept de  « luxe abordable », ou « masstige » pour les initiés, est un faux luxe, un bluff généralisé. On ne peut plus opposer aujourd’hui luxe et grande consommation. Il s’agit plutôt pour Hermès de se distinguer à travers le prestige, le savoir-faire, l’expertise artistique unique avec un « nez » comme Jean-Claude Elena par exemple. Même si Hermès travaille aujourd’hui sur 14 métiers (exactement dans la tendance actuelle de la diversification des activités) sa recherche continue à tendre vers le professionnalisme aigu. Hermès travaille finalement dans le sens contraire du marketing du luxe, se distinguant par l’expression d’une signature et l’importance de la main dans l’élaboration de l’objet. Le centre du pouvoir chez Hermès est à la Direction artistique. Mais même si le luxe est aujourd’hui une notion très floue, utilisée en marketing, Eliette Roux définit le luxe comme un secteur qui est dans une gestion paradoxale des contraires. On exhale l’ingérable, l’artiste et sa création d’un objet parfait tout en étant inséré dans une entreprise. Cette une tension permanente entre l’ingérable et la nécessité de gestion. Pour pouvoir continuer à créer et valoriser l’ingérable, proposer des créations toujours plus extraordinaires, mettant en émoi et en correspondance les 5 sens, avoir le sens du détail jusqu’au bout, il faut faire des profits et dans ce domaine le plus est le mieux. Pour Eliette Roux tout change et rien ne change. Les fonctions ostentatoires, hédonistes et la recherche de beauté ont toujours existé bien avant les marques et les pratiques de luxe sont aussi vieilles que l’homme. La tension entre luxe ostentatoire et luxe hédoniste varie au cours de l’histoire. Elle observe que chaque logique fut poussée au bout pour laisser la place ensuite à l’autre. Le luxe était ostentatoire au 19eme siècle, comme un signe distinctif de puissance, avant de laisser la place au 20eme à un luxe plus hédoniste avec les loisirs. Depuis les années 80 la fonction ostentatoire a reprit le terrain. Aujourd’hui ces deux dominantes varient à travers les catégories sociales, les âges et les marchés. En Europe de l’ouest où la richesse de certaines catégories sociales a toujours existé l’ostentation est inutile : les gens nés avec de la richesse  n’ont nul besoin d’en faire étalage, c’est une chose normale et le luxe est comprit d’un point de vue hédoniste. En revanche, « les nouveaux riches » vont vouloir exprimer leur pouvoir récent. Les marques construisent donc cette nouvelle identité, permettant ainsi d’afficher des signes de distinction sociale. On peut observer ces phénomènes sur les marchés émergents en Chine et en Russie. Mais l’opposition n’est pas si frontale : un hédoniste ne dédaigne pas systématiquement une fonction ostentatoire, il consomme de manière ambivalente. A cela s’ajoute l’émergence des contestations anti luxes. William Koeberlé (enseigne Marionnaud Group) assume cette nouvelles accessibilité au luxe par les grandes marques en fonction d’une segmentation de plus en plus fine de la clientèle et à travers un soin de détails qui passe par l’emballage où les dons d’échantillons. L’essentiel étant d’apporter une émotion, un plaisir, de faire rêver même si les prix varient.

 

Le luxe connaît-il la crise ? Au moment où les écarts de richesse se creusent comment les marques de luxe assument-elles actuellement leur statut et quelle est leur fonction ? Pour Christian Blanckaert ce problème pose la question de l’égoïsme, reconnaissant que l’on gagne beaucoup d’argent dans ces maisons de prestige et que l’enjeu financier est devenu considérable. A quoi peuvent-elles donc servir, avec ses prix provocants, en ces temps de crise sociale accélérée où la  pauvreté ne cesse de gagner ? Reconnaissant qu’il évolue dans un univers hermétique où les naissances de maisons de luxe sont très rares, les marques de prestige ont pourtant un rôle social selon lui. Même s’il ajoute que tous ne partagent pas ce point de vue. Il considère qu’Hermès ne peut se contenter de jouer la carte du faux mécénat et des actions culturelles inutiles, de gimmick… La fondation Hermès et le prix Emile Hermès délivrent ainsi des bourses à des jeunes talents recrutés partout dans le monde, récompensant des talents inconnus. Il s’agit aussi de former des jeunes en situation difficile à l’artisanat de luxe. Sortir d’une forme de ghettoïsation dans lequel ces marques sont confinées. Pour William Koeberlé la crise n’a pas fait perdre le sens de la création et il a plutôt l’impression que l’on assiste à un renouveau pas forcément immédiatement visible face aux grands mondiaux. Des petites maisons émergent dans l’ombre des grandes en ciblant des segments de population plus étroits, moins axées sur la diffusion de masse. D’autre part en temps de crise les gens ont besoin plus que jamais de rêver et de s’octroyer de temps à autre un moment d’évasion par l’achat d’un produit étiqueté « luxueux ». Pour Eliette Roux ce débat n’est pas nouveau. Le luxe est un scandale s’il ne reste que dans la sphère privée, devenant de la luxure. Mais s’il est redistribué symboliquement aux autres, il est en général accepté par la société. Bernard Mandeville proclamait déjà dans sa fable des abeilles que les vices privés font les vertus publiques.

 

Le luxe doit-il être démocratique ? Certaines marques comme Mauboussin ont décidé d’ouvrir le secteur de la joaillerie de luxe au grand public en affichant dans le métro des offres plus accessibles (bagues de fiançailles à 550 euros). Beaucoup de marques de prestige se présentent aujourd’hui dans les grands magasins dans des corners ou des shoping shop à côté de marques de grande consommation. La notion d’univers unique et singulier devenant plus floue et « l’achat rare », l’expérience mémorable devient banale. Mais pour Christian Blanckaert le luxe n’est pas cette notion un peu vague de démocratie, c’est l’assurance d’acquérir un savoir faire rare et élégant, une pièce unique. Pour Eliette Roux ce n’est pas parce qu’une marque de luxe est diffusée massivement qu’elle perd automatiquement son statut. Rolex est toujours classé parmi le haut de gamme, bien que diffusé massivement (ses ventes sont estimées entre 700 000 et 1 million de pièces par an), car elle continue d’exiger la meilleure qualité, le contrôle de sa distribution et de sa communication. C’est aussi une des rares marques qui a toujours refusé les stratégies d’extension de gamme. Réussissant finalement à maintenir son univers tout en changeant d’échelle mais de manière habile : sa notoriété internationale est établie sans qu’elle ait fait de concession sur la qualité. Le luxe n’est donc pas une question de rareté mais une notion d’exigence et de rigueur dans la gestion, une fiabilité rassurante. L’autre forme de « démocratisation » qui met très sérieusement en péril l’économie des marques de luxe est la contrefaçon. Pour Christian Blanckaert la contrefaçon faite par les chinois ou les italiens à Vintimille est un véritable fléau. D’une part elle abîme l’image de la véritable enseigne par sa qualité médiocre et d’autre part son chiffre d’affaire est aujourd’hui supérieur aux vraies marques. Pour le moment les états italiens et chinois ne font rigoureusement rien pour la stopper. Face à des achats de luxe à géométries variables la réponse à apporter est de se maintenir dans le durable. Le produit Hermès doit s’entretenir, se patiner et se transmettre comme un héritage. Le luxe de demain sera le même qu’hier, oscillant entre ostentation et hédonisme, valeur d’évasion face à une vie difficile. Plus des marques s’internationaliseront plus des petites marques pourront naître et trouver des niches. Pour Christian Blankaert le luxe sera aussi celui de l’arrêt, du temps de plaisir face à l’accélération et aux nomadismes incessants, en somme du « rien ». 

2009 03, Marion Msika-Jossen, journaliste

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