2009 03 J. C. Ruano, Des imaginaires aux pratiques, et vice versa

2009, Consommation : cité du commerce et de la consommation

Des imaginaires aux pratiques, et vice versa

Jean Claude Ruano-Borbalan

Membre du conseil scientifique de la Cité du Commerce et de la Consommation

Knowledge and Network Thinking, Bruxelles

Chargé de cours, diplôme doctoral en Sciences social, Paris Descartes

 

 

Pour comprendre les évolutions de la consommation, il faut reconnaître les imaginaires, c’est à dire les croyances, valeurs et conceptions esthétiques à l’œuvre aujourd’hui. Certains sont très puissants, comme celui des couches moyennes et supérieures de la modernité urbaine. Cet imaginaire là se nourrit des valeurs individualistes de tolérance ou de défense de la nature issus de l’Europe du Nord. On le retrouve particulièrement  en matière de décoration et de « life-style».

Ces imaginaires ont un impact fort sur les consommateurs, grâce notamment aux industries de la communication. Mais cet impact n’est certainement pas direct. Les pratiques de consommation intègrent les valeurs et croyances, mais aussi de plus en plus à l’ère de l’Internet, une capacité de comparaison et de rationalisation du comportement d’achat.

 

L’une des grandes questions que se posent tous ceux qui produisent des biens de consommation, comme ceux qui les vendent est la suivante : comment les consommateurs vont ils évoluer ? Quelles seront les tendances et les valeurs associées aux consommations de demain ? Comment les transformations du Web, la crise financière ou les grandes menaces écologiques vont-elles impacter les comportements ?

A ces questions les analystes sérieux fournissent une réponse très prudente : c’est difficile à dire ! Aucun ne se risque à une prédiction quelconque sur les «tendances» à moyen terme. C’est déjà compliqué de parler du passé, impossible de démêler le présent, alors l’avenir, n’est-ce pas ? Chacun sait d’ailleurs que les commissions prévoyant le futur, depuis un bon demi-siècle ratent systématiquement des modifications sociétales ou technoscientifiques absolument majeures. Les prévisionnistes, en général tentent de mettre en place des scénarios, mais peinent à saisir les fameux « signaux faibles» ou les non moins fameuses «bifurcations» ou «émergences» si chères aux systémiciens. Et pour cause, puisque par définition, avant d’émerger…une émergence est invisible, dirait Monsieur de Lapalisse. Ni l’arrivée des femmes sur le marché du travail et dans la société, ni l’informatique n’ont été vues comme des «tendances» dans les années 60 : petit oubli ! Et il est toujours amusant de revoir les films de science fiction de cette période pour constater ce qu’une époque peut, ou ne peut pas anticiper.

Mais cette réponse analytique ou «scientifique» n’est pas satisfaisante pour l’action. Les managers et autres commerçants veulent réduire l’incertitude, ils doivent pouvoir anticiper, et pour cela rien de tel que des «tendances» dit-on.  De ce point de vue là, celui de l’action, celui des commerçants et des entreprises, comme des consommateurs ou des parties prenantes publiques ou associatives, il faut fournir des réponses qui aillent au delà d’une vision purement analytique, qui pour brillante puisse-t-elle être, sera inefficace. Savoir par exemple que l’on ne peut valablement se prononcer sur les tendances, parce qu’elles sont souvent fort différentes de ce qu’on avait prévu, lorsqu’on les examine après coup, n’aide en rien celui qui souhaite anticiper. Savoir que les méthodes de prospective comme celle dite des «scénarios» par exemple, ont été fondamentalement mise en place pour des politiques publiques à des échelles macro-sociales et ne peuvent en rien dire des effets au niveau micro économique ou micro social. La situation, toute proportion gardée évidemment, est un peu celle du mouvement de des vents et des nuages : au plan d’un continent ou d’une région, on peut imaginer une direction et des tendances, effectuer une cartographie, mais au plan du champ de blé ou du village, bien malin qui se hasarderait à prédire le sens de la tornade ou du zéphire. Ceci étant, pour les intempéries, le paysan a besoin de prévisions fiables…pour son champ. Il a plus de chance d’ailleurs que le commerçant ou le manager, car il se trouve que la météo est modélisable et qu’ainsi la prévision météorologique a fait des progrès extraordinaires. Pour les systèmes sociaux et économiques ; c’est une autre paire de manche : trop de paramètres, eux mêmes non modélisables !

 

De l’art de prédire le futur

 

La première tentation donc,  immédiate souvent, est comme on le faisait jadis pour le temps ou toute autre affaire humaine, de faire appel à des gourous inspirés qui font en l’occurrence profession et art de prédire ce que sera le futur de la consommation. Il en est de nombreux, parfois même venu des cercles académiques. Connaissez-vous par exemple Li Edelkoort ? C’est, si l’on en croit la rumeur, une  des «chasseuse de tendances» les plus demandée au monde, une «prêtresse/gourou/diva» du design, d’origine hollandaise, vivant aujourd’hui en Normandie et voyageant de par le monde pour livrer ses oracles sur les couleurs, les matériaux, les modes de consommation de demain ( voir http://www.edelkoort.com/).  Et que nous dit Li Edelkoort ? Comme nombre de ses collègues qui fabriquent par «intuition» les tendances elle assène que  le futur de la consommation des objets sera «vert», tendance «farming» avec un «retour» aux produits inspirés des matières agricoles…assiettes en paille compressée, tables en forme d’arbres, etc.

Curieusement, elle ajoute que le futur, du point de vue des couleurs sera lui «gris». Pas si curieusement d’ailleurs, puisque la référence est ici Barak Obama, qui romprait par son être même avec la période précédente du noir et blanc. Li Edelkoort est une adepte de la métaphore hardie et des raccourcis saisissants! L’imaginaire c’est l’art des connexions, l’art de l’union en un seul discours des contradictions et des impossibilités. Pas n’importe comment, cependant. Pour que ça marche il faut que cela corresponde aux attentes «inconsciente» des auditoires. Et c’est là tout l’intérêt d’examiner de quoi est fait ce discours.

Osons ici une interprétation, elle même intuitive : les tendances dont parlent les gourous du  design, qui s’étalent à l’envie dans les magazines déco-maison, nous viennent pour la plupart d’Europe du Nord. Elles sont en fait un «esprit du temps» ramassé au gré des diners, expositions, conférences, cours en académie d’art et de design  dont le quotidien de ces communicants est fait. Celui-ci est croisé avec les imaginaires culturels et religieux Nord Européen, fondé depuis fort longtemps sur  quelques fondamentaux. Tout d’abord un rapport puissant à la nature. Celui ci est aujourd’hui comme hier, plus qu’hier, sacralisée. En second lieu sur la convivialité de voisinage, et le contrôle social afférant, bien entendu. Et last, but not least, sur l’individualisme et l’initiative individuelle en matière entrepreneuriale : les futuristes narratifs et imaginaires sont fascinés par la capacité qu’offrirait à chacun internet et les nouvelles machines individuelles de fabrication d’objet : on parle de la montée des creative classes. Cet imaginaire Nord Européen puise dans le fond mythique des sagas ou des légendes et dans la pratique d’un capitalisme démocratique et proche des communautés locales. Il incorpore les esthétiques produites par les écoles artistiques nord-européennes du XIXème et XXème siècle.

 

Les classes moyennes urbaines pensent en suédois?

 

Cet imaginaire est important, comme le sont les intuitions de Li Edelkoort et de ses collègues, non parce qu’elles sont justes et transcendantes, mais en premier lieu parce que nous les trouverons de plus en plus traduite en produits dans les IKEA du monde entier. Elles modèlent la production du design « de bon goût» pour les classes moyennes et moyennes supérieures de la planète industrialisée. Processus normal de diffusion du goût, bien analysé par les historiens et sociologues, notamment à la suite des travaux de  Norbert Elias sur le processus de civilisation. Cette propagation d’un imaginaire d’Europe du Nord passe par des «outils» de diffusion institutionnels et commerciaux très visibles, comme IKEA et les magazines de déco/designe. Certes ! Mais on peut retourner l’argument et voir que le succès de ces institutions ou des magasins de décoration, design et autres «objets», dont esthétique est convergente, s’inscrit dans un mouvement global de transformation des valeurs relatif à l’espace de la maison et lié à des valeurs urbaines. Il se trouve qu’on en a la preuve : si l’on suit les résultats de la plus grande enquête sociologique transnationale par sondage qui existe aujourd’hui, le World Value Survey (http://www.worldvaluessurvey.org/), la tendance de modification des croyances et valeurs dans l’ensemble des pays, même si des résistances existent  tend vers celles …des européens du Nord. Ces valeurs dites de la modernité sont fondées sur le respect et la tolérance des croyances et des comportements, sur l’individualisation et la coopération. Il y a, ont montré de manière irréfutable les sociologues des croyances et des valeurs, une identité complète entre l’augmentation du bien être matériel des gens, notamment dans les pays en émergence, et la disparition de valeurs dites traditionnelles, fondées sur la religion, la séparation des sexes, la forte différenciation homme femme et le pouvoir patriarcal, etc. Le mouvement de valeurs observé depuis plus de trente ans est le même partout, quoiqu’évidemment personne ne parte du même endroit. Ce sont justement les pays d’Europe du Nord qui constituent l’horizon le plus avancé dans la modification en cours. C’est là que la tolérance, la coopération-solidarité, le respect et l’individualisme sont les plus importants. Il est de ce fait logique que ces sociétés et l’ensemble de leurs valeurs soient vues par les couches urbaines les plus «avancées» comme un modèle à imiter.   D’autres études sociologiques ont par exemple il y a une dizaine d’année fait aux Etats Unis sur la Côte Est, effectué la corrélation entre les valeurs écologiques, le vote démocrate…et la possession ‘une automobile suédoise Volvo. Notre «prêtresse hollando-normande», Li Edelkoort, ne ferait-elle que surfer sur l’une des tendances les plus lourdes de la transformation de la modernité mondiale ? La réponse est évidemment oui. Elle est, par sa personne même un prisme transmetteur. Son hypothèse que le gris sera la tendance des couleurs du mobilier est recevable parce que de Londres à Berlin en passant par Anvers ou Copenhague, c’est déjà le cas, chez les happy few. Li Edelkoort ne dit pas le futur, elle renforce les attitudes de consommation déjà amorcée, parce que ses interlocuteurs privilégiés que sont les designers, journalistes, architectes et autres créateurs sont déjà disposés à la croire et à les relayer dans leurs production ou leurs écrits. A leur suite les commerçants vont promouvoir un  mouvement de transformation des perceptions et des valeurs qu’ils ne créent pas….

 

Les pauvres et les nouveaux riches pensent «bling-bling» ?

 

Cet imaginaire de classe moyenne supérieure éduquée, pour intéressant qu’il soit,  n’est pas le seul à œuvrer dans l’espace social de la consommation. Il cohabite, se superpose, avec d’autres imaginaires (esthétiques ou valeurs) qui lui sont soit opposées soit étrangères. Il y a des imaginaires esthétiques, pour n’illustrer que par cet aspect,  destinés par exemple aux couches populaires. Là, les esthétiques sont produites sur d’autres bases et ont des «outils» de diffusion différents de celle que l’on vient d’évoquer pour le design et les couches moyennes/supérieures. On peut par exemple identifier un imaginaire «bling-bling», très visible sur les chaînes de télévisions populaires. Celui ci constitue un syncrétisme d’esthétiques où l’ostentation est reine. L’or et le brillant sont  des valeurs centrales. On reconnaît cet imaginaire esthétique, qui s’applique aussi bien à des produits bon marché qu’à du luxe, dans de nombreux «lieux». On le retrouve encore, dans les différentes déclinaisons d’émissions et magazines «people» qui s’intéressent aux «vies rêvées» des stars de tout poils, qu’elles soient issues du foot-ball, de la noblesse, du cinéma ou de la chanson … cet imaginaire est présent par exemple dans le cinéma populaire français mettant en valeur la «jet set» et les nouveaux riches issus des immigrations méditerranéennes ( exemple : la vérité si je ment ; Coco ; etc.). Mais on le reconnaît aussi dans les clips de la musique populaire noir américaine  (Rap, R&B, etc.) destinés eux aussi aux couches populaires. 

Tous ces imaginaires, aussi bien ceux des couches moyennes et supérieures que ceux des couches populaires sont puissamment relayés on l’a vu, par des industries de la diffusion et communication. Ils présentent au grand nombre les modèles de consommation. Quoique l’on puisse comprendre les processus de production et de diffusion de ces imaginaires, la diffusion des pratiques imitables est aujourd’hui comme hier compliquée. D’abord parce que les «tendances» sont différentes selon les classes sociales, les générations, les aires culturelles. Processus compliqué aussi parce que les individus jouent leur singularité dans des pratiques de consommation différenciantes. Toutes les couches moyennes vont acheter leurs meubles, au moins en partie, chez IKEA et toutes les couches populaires consomment de la musique ou des vêtements similaires, cependant les cultures populaires musicales sont hybrides, comme le sont les pratiques vestimentaires parce que l’abondance d’offre permet un «agencement» individuel ou de groupe. De manière générale donc, les imaginaires puisent dans des fonds culturels ou de valeurs précis et correspondent relativement bien (statistiquement au moins) à la consommation des couches sociales.

 

Internet : assurément une grande transformation

 

Mais la mécanique est-elle aussi claire? Est-ce que le mouvement va, comme dans le cas de l’imaginaire du design, aussi simplement de bas en haut d’abord, puis par décantation et réinterprétation , du haut vers le bas… évidemment c’est plus compliqué, là aussi. Mais, même si cela est vrai « en gros», cela n’est vrai qu’au plan général. C’est à mon sens le grand mérite de « la cité du commerce et de la consommation» d’avoir pu fournir précisément un panorama raisonné des mécanismes et réalités du changement dans la consommation et le commerce, et ce dans nombre de secteurs spécifiques aussi. Comme le montrent les comptes rendus de table ronde, les professionnels en débats, partageant leurs perceptions et leurs pratiques disent des choses fortes et très précises sur les mutations en cours, et les «tendances». Quelles sont les conclusions fortes qu’ils ont formulées ?  En premier lieu celle ci : De manière nette, les consommateurs se comportent et peuvent se comporter de plus en plus rationnellement, notamment parce qu’ils sont de plus en plus éduqués et qu’ils ont à dispositions des outils de comparaison, Internet particulièrement. Le constat est donc que les imaginaires, s’ils sont importants, ne déterminent pas directement les comportements des consommateurs. Par exemple, s’il est vrai que les consommateurs  sont désormais de plus en plus sensibles – au moins en déclaration- aux aspects éthiques ou écologiques, ils sont surtout déterminés par les fondamentaux que sont le prix et la comparaison technique. Ils font confiance aux jugements de leurs «pairs». Ils utilisent en stratèges les outils à leur disposition.

Il n’est probablement pas faux que comme «néo-nordique» individualiste, le consommateur des couches moyennes et supérieures adopte en certains moments et circonstances, des comportements fondés sur le «craft», le «farming», les matières écologiques « ni trop foncée, ni trop claire» comme le dit Li Edelkoort avec une touchante naïveté. Ceci étant, la grande transformation en cours, ce n’est pas «le gris» ou « le farming», mais c’est la conjonction des deux macro-tendances citées précédemment : en premier lieu les modifications de valeurs et croyances montrés par l’enquête EVS, soit l’approfondissement tendanciel des valeurs de tolérance, de nature, d’individualité, etc. et d’autre part les possibilités offertes par les sites comparatifs et l’interactivité du Web 2.0.

Et les tendances «micro» dans tous ça ? Qui me dira ce que tel ou tel segment pratique ou comment il évolue ? Et bien pour les connaître il faut d’une part se méfier des «tendances» et d’autre part s’appuyer sur des enquêtes de pratiques de consommation.  Depuis que l’homme agit il n’a de cesse que d’avoir des théories générales sur la marche du monde, et de confronter ces théories aux signaux de la réalité. C’est un fonctionnement cognitif que psychologues et anthropologues cognitivistes ont bien étudié. Les Gourous oublient souvent la deuxième partie du processus.

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