2009 02, D. Desjeux, Un regard anthropologique sur la crise

Un regard anthropologique sur la crise actuelle…caméra au poing et changement de focal

D. Desjeux, anthropologue

 

Depuis la crise des subprimes de juillet/aout 2007, suivie par la crise financière de septembre 2008, nous sommes rentrés dans une période de forte incertitude. Cela se traduit par du flou, de l’instable et des déplacements de questions ou d’interprétations.

J’ai donc cherché à me créer des cadres d’observation pour mieux comprendre la crise afin de mieux saisir les risques, les contraintes et les opportunités pour l’action, et en évitant, si possible, toute approche idéologique c’est-à-dire qui prend un seul point de vue, celui des dominés, des entrepreneurs, de l’Etat, du marché, du risque, de la justice, etc.

Pour ce faire je cherche à partir de la réalité et de l’observation, à repérer l’ambivalence des phénomènes, positifs et négatifs, à décrire leur diversité en fonction des échelles d’observation, et à éviter d’attribuer à une cause première ou unique la source des problèmes ou des solutions. Je cherche plutôt à repérer des acteurs concrets et des effets de systèmes entre actions et décisions. C’est ce que l’on appelle souvent une approche inductive qui cherche à explorer et à être pragmatique.

Je vais donc proposer une lecture anthropologique des trois grandes incertitudes qui pèsent sur nos sociétés aujourd’hui sans prétendre être exhaustif, global ou cohérent. Je suis très prudent sur les démonstrations avec une trop forte cohérence, une trop forte logique, car le parano est cohérent. L’approche paranoïaque est à la base des théories conspiratoires du pouvoir dont une des pratiques est d’attribuer à une cause unique la source des problèmes (ou des solutions). L’autre pratique consiste à partir d’un fait vrai et de construire autour une vision cohérente, mais délirante, du lien de cause à effet entre une intention et un malheur. Le signe qu’une approche est délirante est justement quand il n’y a pas de faille. C’est l’étude de la sorcellerie en Afrique, qui m’a appris que les théories conspiratoires du pouvoir, comme explication dans l’imaginaire des malheurs du quotidien, étaient universelles. L’explication par la conspiration est un moyen de donner du sens aux angoisses qui naissent des situations d’incertitude. En ce sens elles ont une utilité sociale mais elles portent en elle des dérives politiques autoritaires, voire totalitaires religieuse ou idéologique.

 

Les incertitudes sont aujourd’hui de trois ordres : historique, pragmatique et sociétale

 

Il y a celles qui portent sur l’analyse de la crise, et tout particulièrement de ses ressemblances ou non avec celle de 1929, et notamment sur la nature de l’intensité de la crise aujourd’hui. Le diagnostic sur l’intensité forte ou faible doit permettre ensuite de déterminer l’importance des conséquences négatives sur le mode de vie des consommateurs.

Il y a ensuite les incertitudes qui portent sur les solutions à apporter, en termes de relance de la production ou de la consommation, d’aides aux banques, d’aides aux entreprises ou d’aides aux salariés/consommateurs, entre la priorité à donner au marché ou à l’Etat.

Enfin et peut-être surtout, il y a les incertitudes qui portent sur les conséquences sociétales de la crise en termes de chômage, de baisse de pouvoir d’achat ou de faillite mais aussi  d’opportunité par rapport aux innovations et notamment par rapport au développement durable.

 

Les enjeux géopolitiques de la crise

 

Un des grands enjeux des 5, 10, 20 ou 30 années à venir est probablement de passer, pour les entreprises, d’un modèle de croissance indéfinie et dans lequel ni les coûts d’externalités négatives liés à l’usage des ressources naturelles, ni leur rareté ne sont pris en compte, à un modèle de croissance plus économe en matières premières et en ressources énergétiques. Or qui sait faire cela aujourd’hui sans faire perdre de la valeur à son entreprise et sans crise sociale ? Pas grand monde !

Et pourtant, il y a urgence à prendre en compte la régulation de la rareté des ressources naturelles quand on voit la compétition en train de se développer autour du contrôle des matières premières, de l’énergie et des ressources alimentaires dans le monde, notamment avec les BRICs (Brésil, Russie, Inde et Chine). Ces pays en ont besoin pour assurer leur propre développement économique, mais il faut compter aussi avec le Moyen Orient et d’autres pays asiatiques quand on voit comment ils sont en train de louer de nombreuses terres arables pour faire pousser du blé, du maïs ou des pommes de terre en Afrique.

En effet, une partie des pays asiatiques et arabes ont peur de manquer de terres pour produire des cultures alimentaires ou énergétiques. D’après Les Echos du 9/12/08, le Japon, la Corée, la Chine et l’Inde, la Jordanie, la Lybie et l’Egypte cherchent à louer des terres agricoles au Soudan, en Ouganda, au Cameroun ou au Mozambique. La Corée est en train de louer la moitié des terres de Madagascar pour faire pousser du maïs.

C’est l’explosion des prix agricoles en 2008 qui a poussé ces pays à assurer autrement leur sécurité alimentaire menacée par la montée des cours des matières première alimentaires. Ils cherchent à limiter les risques d’émeutes urbaines ou à s’assurer des réserves de biocarburants ou d’huile de palme (cf. Alain Karsenty, Les Echos du 15/01/09).

Les cours du maïs, du blé et du riz avaient presque doublé dans les 6 premiers mois de 2008 pour s’effondrer fin 2008 suite à la crise boursière et à la chute des cours du pétrole (Libération 22/12/08).

Cette incertitude est de mon point de vue une des grandes sources d’instabilité aujourd’hui face aux risques d’un protectionnisme qui conduit chaque pays ou chaque entreprise à assurer d’abord sa sécurité alimentaire, économique, minière, logistique, énergétique et surtout à donner la priorité à l’emploi national ce qui est humainement fondé mais peut produire des effets pervers géopolitiques.

Cette nouvelle compétition est d’ailleurs pour moi qui ait travaillé pendant 8 ans en Afrique et à Madagascar et fait de nombreuses enquêtes en Afrique, en Chine et un peu au Brésil, le signe de la vraie fin de la période coloniale occidentale. L’Europe s’était partagé le monde, ou en tout cas l’Afrique Centrale et ses ressources naturelles,  à Berlin en 1885. Elle avait imposé par la force son ordre social et économique.

Un exemple de cette politique de force, est la destruction du palais d’été des empereurs chinois en 1860 par une colonne militaire anglo-française. Cet événement est rappelé tous les 100 m quand on visite le palais aujourd’hui. C’est donc une histoire vivante encore aujourd’hui (cf la réclamation aujourd’hui par la Chine de pièces de bronze de la vente aux enchères de la collection Sain-Laurent-Bergé). La politique occidentale dite de la canonnière, abolie en 1907, est encore présente dans de nombreux esprit à travers le monde. Aujourd’hui le nouvel enjeu est donc d’arriver à créer des dispositifs de négociation depuis le niveau mondial jusqu’au niveau local qui préviennent la remise en route de cette politique dont la guerre en Irak  parait la résurgence.

Cela veut dire qu’aujourd’hui plus personne y compris les USA ne peut imposer tout seul un partage des ressources naturelles, partage qui conditionne la paix ou la guerre, et quelque part la sortie de la crise économique actuelle par une voie violente ou non violente.

En effet, il est probable qu’une partie des causes de la première guerre mondiale de 1914-1918 ait été liée au fait que la Pax Britannica mise en place en 1815, suite à la défaite de Napoléon, n’arrivait  plus à assurer un accès équitable aux ressources naturelles des colonies entre pays industriels, tout en continuant à dominer ce qui ne s’appelait pas encore le Tiers Monde.

Or le problème ne semble pas aujourd’hui si différent en termes de compétition pour l’accès aux richesses minières et pétrolières et en termes de remise en cause du leadership par la Chine, non plus de la Pax Britannica, mais de la Pax Americana.

La Chine est devenue la 3ème puissance économique mondiale en 2008 avec un PIB de 3 500 MM $, derrière le Japon à 4 400 MM $ et les USA à 13 800 MM $, contre 2 500 MM $ pour la France en 6ème position. Elle estime que l’accès aux ressources naturelles ne joue pas en sa faveur. Elle est d’autant plus inquiète que le nombre des mouvements sociaux va en augmentant, ils sont estimés à 120 000 en 2008 contre 47 000 en 2004 (Herald Tribune du 10/02/2009), et que la croissance chinoise passerait d’une croissance à 11,9% en 2007 à 6% en 2009. Cette chute de l’activité économique peut augmenter le chômage qui est passé officiellement de 4% à 4,5% entre mi-2008 et fin 2008 (Les Echos du 24/11/09), et donc les risques de mouvement sociaux.  Surtout cette baisse peut remettre en cause le pacte social de fait entre le gouvernement et les classes moyennes chinoises qui sont entrées dans la société de consommation depuis 1995/1997 et qui ont vu leur niveau de vie largement s’améliorer.

C’est pourquoi, pour assurer la sécurité de sa croissance économique, la Chine vient d’investir 19,5 MM $ dans la société australienne Rio Tinto, la plus importante entreprise minière au monde, 10 MM $ au Brésil pour s’assurer un approvisionnement à long terme en pétrole, comme avec le Venezuela de Chavez, l’Afrique ou le Moyen Orient (Herald Tribune du 21/02/09).

La Chine profite des importantes réserves en devise américaine qu’elle s’est constitué en finançant le déficit américain depuis une dizaine d’année. Celui-ci finançait la croissance chinoise grâce notamment aux achats de produits fabriqués en Chine par le plus grand distributeur de biens de consommation américain Wal Mart.

Pour le moment la compétition se règle pacifiquement grâce aux investissements financiers. Mais les incertitudes qui pèsent sur le développement durable et la croissance économe passent aussi par la prise en compte de cette forte contrainte géopolitique, la compétition pour l’accès aux matières premières et à l’énergie et la sécurisation de leur circulation entre pays par de nombreux pays. Ceci constitue une forte incertitude qui contribue à entretenir une part des peurs contemporaines et notamment celle de la guerre.

 

Les incertitudes écologiques

 

Une autre inquiétude est écologique. Qui sait attribuer la part réelle des problèmes écologiques et donc des externalités négatives sur la gestion des ressources naturelles entre celles des entreprises, celles des consommateurs et celles du réchauffement climatique ?

Un petit encart des Echos du 29/12/08 sur un article de la revue Géosciences montre qu’une enquête internationale signale la reprise des courants froids profonds en Atlantique, contre toute attente, ce qui amènerait à relativiser l’intensité des changements climatiques. Une équipe anglaise de l’université de Durham montre pourquoi la fonte des glaciers du Groenland pourrait peut être s’arrêter, si les courants froids redémarraient, si j’ai bien compris.

De même il reste une incertitude sur la réalité des réserves de pétrole. Ainsi Les Echos du 9/01/09 rappelle que depuis 2000 les réserves connues de pétrole ont augmenté de 330 milliards de barils en intégrant les schistes bitumineux du Canada et le pétrole off shore du Brésil. Cela dit les réserves de pétrole sont estimées à une cinquantaine d’année.

Globalement l’approche écologique est une source d’angoisse d’autant plus forte que la source des problèmes est multiple. Si on travaille sur les déchets il semble que ce sont plus les entreprises qui sont à la source du problème, par contre si on travaille sur les économies d’énergie il semble que ce sont plus les ménages. Mais la encore faudrait-il distinguer ceux qui maitrisent l’usage de leur chauffage et ceux qui dépendent d’une société. La question écologique est le type même d’approche où attribuer à une source unique la cause du problème serait source d’erreur au moment de l’établissement du diagnostic d’un problème.

 

Les risques pour l’équité sociale

 

Il y aussi les conséquences en termes d’équité sociale, avec la crainte du chômage. L’OIT parle de 51 millions de nouveaux chômeurs en 2009, doublée de la peur de ne pas boucler les fins de mois (comme le rappel un des blogueurs dans Les nerfs solides, p.32). Cette peur est d’autant plus forte que les dépenses contraintes ou incompressibles des budgets des ménages ont fortement évolué.

D’après l’INSEE la part des dépenses courantes de logement, loyer ou équivalent, énergie et charges, est passée de 18% à 22% entre 1985 et 2005 (Libération du 15/11/08). La part des dépenses de communication est passée de 0,6% en 1960 à 3,3% en 2006. Mais si l’on isole les dépenses de média et de loisirs numériques (téléphonie, audio-visuel et DVD, jeux vidéo ou GPS), les dépenses atteindraient 8% en moyenne pour l’ensemble des ménages d’après l’Observatoire des Dépenses Médias et Multimédias (OD2M) (Les Echos du 20/10/08). Cela signifie une « baisse de pouvoir d’achat » apparent, même si le mot est impropre, de près de 10 à 12% en 20 ou 30 ans. Elle est encore plus sensible pour les bas salaires suivant le vieux principe de la loi d’Engel (1857), qui elle s’applique aux dépenses alimentaires qui étaient au 19ème siècle les principales dépenses contraintes. J’ai retrouvé dans mes enquêtes sur le mobilité, les périurbains ou les surendettés, cette même loi avec l’électricité et les coûts de transport. Plus les ménages sont pauvres et plus les dépenses de logement, d’énergie domestique, de mobilité en voiture et de communication, pèsent sur leur budget parce qu’elles sont devenues des dépenses peu compressibles aujourd’hui.

C’est la partie la plus émotionnelle car elle touche tout un chacun dans sa vie personnelle, dans sa famille ou dans son cercle d’amis. C’est la dimension humaine de la crise qui rend celle-ci encore plus difficile à résoudre sur le plan politique dans la mesure où elle ajoute un autre dimension à intégrer à l’équation complexe de la résolution de la crise.

 

Les incertitudes liées aux lieux de déclenchement des problèmes et des solutions.

 

Ces incertitudes, historique, écologiques et sociétales, sont sources de peur car il est difficile d’attribuer les sources du problème à un seul acteur, d’où l’attribution alternative de la source du problème aux banques, aux politiques, aux médias, aux syndicats, aux scientifiques vendus aux entreprises ou au patronat. De plus aucun décideur ne sait vraiment comment réguler cette crise car comme toute crise mondiale personne ne maitrise les leviers potentiels de la solution au problème. Chacun a donc peur des menaces diffuses que cette crise fait peser sur lui.

C’est pourquoi la crise est une source d’insécurité sociétale, avec des risques d’émeutes de la faim, de mouvements sociaux. Elle produit en même temps une demande de sécurité, de contrôle social, voire de régime politique autoritaire de gauche avec le NPA (Nouveau Parti Anticapitaliste) notamment, ou de droite, avec la tradition de la droite bonapartiste ou gaullienne.

Aujourd’hui, tout décideur politique, économique ou social, doit à la fois gérer l’efficacité économique aux niveaux macro et micro, gérer l’équité sociale et gérer la sécurité de la circulation des biens pour le commerce, des personnes dans la vie quotidienne et de l’information et de sa traçabilité positive et négative avec Internet.

Or un des grands constats que je fais à travers mes enquêtes et mes recherches documentaires en France et à l’international est qu’il n’existe pas un centre politique ou économique unique, ni national, ni mondial, pour réguler tout cela. Les solutions ou les problèmes peuvent venir de partout, de Chine avec l’augmentation de la compétition internationale pour l’accès à l’énergie, aux matières première et aux terres agricoles, des USA, de Russie pour l’approvisionnement  en gaz, du Golf d’Aden pour les risques de piratage des tankers et donc du transport des marchandises, d’Australie pour les pénuries de blé et donc de l’augmentation du prix de la farine animale et humaine, du Moyen Orient, etc.

Mais elles peuvent aussi venir d’une innovation micro liée à la maitrise de l’énergie, comme WPC (Watt Pulse Communication) de Watteco pour économiser l’énergie chez les ménages français (Les Echos du 11/02/09), – les dépenses énergétiques des ménages représentant un enjeu énorme d’économie d’énergie -, d’une innovation dans l’économie de l’emballage, comme la suppression des sacs de caisse dans les super marchés pour limiter les déchets de plastique (cf. J. Bédier, Les Echos du 6/12/08) ou l’apparition du vrac comme à Carrefour à Guangzhou en Chine, aussi bien que du Web2.0, mais aussi d’une politique financière macro ou encore la mise en place des class actions, ou action collective, en France.

Le mouvement brownien des innovations et de l’apparition des problèmes crée autant d’opportunité chez ceux qui sont capables de les saisir que d’inquiétude pour ceux qui sont moins bien placés dans le jeu du changement sociétal. Or ce sont souvent les plus nombreux, au moins en France

 

Les liens problématiques avec la crise de 1929

 

Le livre de Galbraith, Le grand crash, écrit en 1954 et réédité par Payot en 2008, est très intéressant à lire car il a été écrit à quelques années seulement de la fin de la grande crise et donc avec un minimum de reconstitution a posteriori. En le lisant on se rend compte que la crise actuelle n’est pas une crise entièrement originale mais qu’elle rentre dans le cycle des crises que subit le capitalisme depuis plus de 150 ans. Notamment, ce qui est commun aux deux crises c’est l’effet de levier financier qui permet de lever beaucoup d’argent avec peu de capital. La lutte entre les banques et l’Etat sur le taux de couverture des prêts n’est donc pas nouvelle et là les français ont été plus prudents. L’effet commun est que plus l’effet de levier a été élevé pour financer les investissements plus l’effet de crise va être fort au moment du renversement de la conjoncture à la baisse. Cela ressemble beaucoup à de la cavalerie même si c’est techniquement différent. L’effet de domino négatif est le même.

On retrouve les mêmes escrocs, comme Madoff aujourd’hui Whitney hier. On les croit d’autant plus que le marché boursier est en hausse.

Le point commun le plus important est la baisse des cours des denrées alimentaires, comme aujourd’hui avec la baisses des cours du riz, du blé ou du maïs ; la baisse des métaux : les Echos du 4/12/08 publient un tableau établi Barclays Capital et qui montre que la chute des cours du cuivre, du plomb et du zinc sur la base 100 de 1929 et de 2007, est encore plus forte pour 2007 et 2008. Si on continue la courbe on voit qu’en 1932 le cuivre était à 35% de son court  de 1929. En 1936 les courts n’avaient toujours pas atteints ceux de 1929.

Les métaux ferreux et non ferreux sont les indicateurs en temps réel de l’activité industrielle qui conditionne à son tour une partie de l’activité de services comme ceux liés aux transports des marchandises, chemin de fer ou poste. Le cours des métaux comme de l’énergie, ceux de l’inflation et de l’électricité industrielle sont des indicateurs fiables de la production. C’est important car c’est l’un des débats aujourd’hui pour dire que la crise n’est pas semblable à celle de 1929. Pour l’historien économique P. C. Hautcoeur, entre 1929 et 1923 la production aux USA a baissé de 25% (Libération du 28/02/09). Actuellement la baisse envisagée pour l’Europe est de moins 2%, ce qui parait peu comparé à 1929. Ce qui peut être un signe rassurant.

En octobre et novembre 2008 la consommation d’électricité industrielle a baissé de 6,7, puis de 14,6%. Cela est dû à la chute de la production automobile, mais aussi de la chimie et de la sidérurgie. Indicateur très corrélé à la production, le fret aérien a baissé de 19,7% sur un an en 2008 (Les Echos du 17/02/09). Idem pour la demande de crédit des entreprises et la construction de logement qui plongent au 4ème semestre 2008. Autres signes de baisse de l’activité, l’inflation est passée de 3,5% à mi-2008 à 1% fin 2008 en France (Les Echos 15/01/09) et de 4% à 1,5% dans la zone euro (Les Echos du 7/01/09). Et enfin le baril du brut est passé de 150$ à moins de 40$ en 6 mois.

Un pétrole peu cher conduit à la fois à freiner les investissements notamment en raffinerie et en énergie durable et en même temps permet aux armateurs de fret maritime de ne plus passer par le canal de Suez et de contourner l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, ce qui demande 7 jours de plus.

En effet du fait des risques de piratage dans le golf d’Aden les assurances ont augmenté. Mais le prix du fuel et le cout du fret ayant baissé,  le péage du canal de Suez devient trop cher et donc les cargos ou les vraquiers n’ont plus intérêts à passer par l’Egypte, pour le moment (Les Echos du 9/02/09). Ici la baisse du prix du fret est bien un indicateur de la baisse d’activité industrielle et des nouvelles stratégies logistiques mises en place de baisse des coûts de transport sous contrainte de piratage.

D’après J. Néré dans La crise de 1929 (A. Colin , 1973, p. 161), la crise s’est traduite par une baisse des prix à la consommation, une montée du chômage et des faillites. Entre 1929 et 1938 l’indice des prix est tombé de 95,3 en 1929 à 64,8 en 1932 pour atteindre 78,6 en 1938, après une remontée en 1935, 1936, 1937. Le point important est qu’en 1939 l’Amérique n’avait pas retrouvé son taux de PIB de 1929. Son économie dépend, comme l’écrit J. Néré, « des injections constantes de pouvoir d’achat opérées par les déficits budgétaires » (p. 163).

En fait comme l’explique l’économiste Paul Krugman dans le Herald tribune du 17 février 2009, l’Amérique est sortie de la crise grâce à des grands travaux d’intérêt public dont le plus important a été l’effort de guerre fourni par l’Etat pendant la deuxième guerre mondiale. 

Pendant cette guerre il y a eu le plein emploi, les revenus ont augmenté, ceci associé à une bonne inflation et pratiquement sans emprunt du secteur privé qui n’a pas eu à s’endetter. L’idée de Krugman n’est pas de dire qu’il faudrait une guerre, et pour le moment, dit-il, il n’y a pas d’indice qu’une nouvelle guerre mondiale se profile à l’horizon, mais que l’investissement fait pendant la guerre montre l’ampleur des investissements qu’il faudrait faire aujourd’hui et dont il estime qu’ils sont pour le moment largement insuffisants.

La crise de 1929 peut nous servir de point de repère pour essayer de voir comment mieux agir aujourd’hui. En un sens la crise d’aujourd’hui a beaucoup de points communs avec celle de 1929 sur la baisse de la bourse, la baisse de la circulation des liquidités pour investir, la baisse des cours des matières premières, la baisse des cours du pétrole, les risques protectionnisme, les risques de chômage réels ou perçus, la baisse de l’inflation, les mêmes débats sur la relance par les grands travaux, la consommation, ou les finances. Ce qui peut varier c’est l’intensité de la crise et les dispositifs internationaux de régulation de la crise et notamment des sommes injectées ou non dans l’économie pour permettre à la fois la relance, la réduction de la dette et la mise en place d’une croissance plus économe.

 

Conclusion

 

L’ensemble des données donne à la fois l’impression que la crise ne va pas se résoudre en 1 ou 2 ans mais qu’elle peut durer sous des formes diverses pendant une dizaine d’année si on reprend l’histoire américaine de la crise de 1929, même si pour le moment son intensité parait moins forte et donc avec des conséquences sociétales moins dramatiques bien qu’avec des conséquences humaines plus dramatiques du fait du haut niveau vie atteint par les sociétés occidentales.

L’élément nouveau n’est pas la mondialisation qui remonte pour sa forme moderne au 18ème siècle, ni la compétition pour le contrôle des matières première en tant que telle puisque cela a été en partie la raison d’être de la période coloniale, mais le fait que les rapports de force ont changé d’un coté et que de l’autre nous rentrons peut être dans un nouveau cycle où l’intervention de l’Etat apparaitra comme plus légitime et efficace que le marché ultralibéral.

Paul Krugman montre qu’aux USA jusqu’à Hoover il y a eu une trentaine d’années libérales, puis à partir de Roosevelt une trentaine d’années interventionnistes, puis avec Reagan une période libérale et peut-être qu’aujourd’hui, 30 ans plus tard, avec Obama on rentrerait dans un nouveau cycle interventionniste, ce que la crise justifierait.

En France beaucoup d’éléments semblent aller dans ce sens. Tout se passe comme si la société française était en train de siffler la fin de la récréation « libertaire » de mai 1968 pour entrer, la crise aidant, dans une nouvelle aire de contrôle sociétal et politique avec la mise en place de nombreux dispositifs d’interdiction. Cela se voit à travers l’interdiction de fumer, de communiquer avec un portable en voiture, de limite de l’alcool au volant, de la vitesse sur les routes, des jeux en ligne et de l’addiction, et aussi avec la pression de la diététique pour prévenir l’obésité et le cancer. Tous ces interdits passent  par le truchement, par ailleurs légitime, du discours médical et des politiques de santé publique, tout aussi légitimes en termes de limitation des coûts, mais montrent bien que l’on est en train de tourner la page « individualiste » de notre histoire récente.

De plus l’Etat prend de plus en compte l’émotion des citoyens consommateurs face aux craintes des effets potentiellement dangereux des nouvelles technologies en permettant un usage large du principe de précaution.

Si contrôle social et imaginaire de peur liés à la crise se conjuguent cela peut ouvrir la porte à des formes de fondamentalisme religieux et à l’apparition de démocraties plus autoritaires. L’intuition centrale est qu’il ne faut pas rester trop longtemps dans une situation où le sentiment d’incertitude, d’insécurité et de manque de solidarité domine sous peine de voir apparaître des réponses sociétales qui risquent de renfermer notre vie quotidienne sous une chape de plomb de droite ou de gauche.

 

Dominique Desjeux

Anthropologue, professeur à la Sorbonne (Université Paris Descartes, Paris 5)

Directeur de la Formation Doctorale Professionnelle Responsable d’études

Consultant international pour des entreprises, des ONG et des administrations.

Derniers ouvrages parus, Les sciences sociales, La consommation, Les méthodes qualitatives (en collaboration avec S. Alami, I. Moussaoui), PUF, que sais-je ?

consommations-et-societes.fr

Paris le 22 février 2009

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