Internationale
Une approche stratégique de la confiance : la confiance au miroir des échelles d’observation
Dominique Desjeux, Anthropologue, Professeur à la Sorbonne (Université Paris Descartes), directeur de la formation doctorale professionnelle (PhD responsable d’études)
Communication au 5ème séminaire interculturel de l’université des Langues Etrangères du Guangdong, Guangzhou (Chine), 2008, 29-31 mai, sur le thème, Confiance et relations sino-européennes, organisé par le Doyen ZHENG Lihua
1 – La méfiance des français : une constante historique
Deux économistes, Yann Algan et Pierre Cahuc dans leur livre La société de défiance (2007) concluent par un constat : « les français sont plus méfiants, en moyenne, que la plupart des habitants des autres pays développés » Ceci est montré par la World Value Survey qui en 1990 puis en 2000 a posé à des milliers de personnes la question suivante « en règle générale, pensez-vous qu’il est possible de faire confiance aux autres ou que l’on est jamais assez méfiant ? »
Six pays répondent à plus de 55%, dont la Chine, le Danemark, la Finlande et les Pays Bas et jusqu’à 66% pour la Suède et la Norvège, qu’il est possible de faire confiance aux autres. Les USA sont un peu moins confiants avec 45%. Les français déclarent à 21% qu’il est possible de faire confiance aux autres. La France est au 24ème rang sur les 26 pays de l’OCDE. Les français sont donc tout particulièrement méfiants, au moins à une échelle d’observation macro-sociale.
Une conclusion plus frappante est que les français sont aussi les moins civiques, en valeur. A la question « trouvez-vous injustifiable d’accepter un pot de vin dans l’exercice de ses fonctions ? », la réponse est oui, c’est injustifiable pour 92% des danois et 88% des chinois, alors que pour les français ce n’est injustifiable qu’à 58%.
Ce que montrent les auteurs c’est qu’il y a une corrélation entre le faible civisme des habitants d’un pays et le fort taux de méfiance. Plus la culture est incivique, plus le sentiment de méfiance est fort. Or, d’après les deux auteurs, Algan et Cahuc, la confiance et le civisme sont deux conditions du fonctionnement du marché. Comme le sentiment de confiance est faible en France, le sentiment de méfiance face au marché est fort. La méfiance entraine à son tour une demande de réglementation. La réglementation produit à son tour des rentes de situation. Les rentes entrainent le développement de la corruption et des passes droits, pratiques qui deviennent nécessaire pour contourner les rentes de situation, ce qui à son tour alimente la méfiance.
Cette méfiance française n’est pas nouvelle. Jesse R. Pitts, en 1963, dans A la recherche de la France, un livre dirigé par un chercheur américain spécialiste de la France, Stanley Hoffmann, raconte l’histoire suivante. Il montre qu’à l’école les élèves français font corps contre le professeur tout en le respectant. Les élèves forment ce qu’il appelle une « communauté délinquante », c’est-à-dire une communauté construite sur la base d’une opposition à l’autorité. Ce qui étonne le plus un observateur américain, c’est qu’une des pratiques de maintien de l’autorité du professeur soit de se moquer d’un élève pour lui montrer combien son erreur est grossière, ce qui fait rire le groupe et là le groupe de camarade se range derrière l’enseignant contre l’élève qui reste alors complètement seul. Cette expérience « l’aidera, écrit J.S. Pitts en 1963, à se mettre en tête le grand principe de la vie française : ‘faut se méfier’ […] Le groupe des camarades à l’école est le prototype des groupes de solidarités qui existent en France. […] Il se caractérise par l’égalitarisme jaloux de leurs membres, leur répugnance à admettre de nouveaux venus, et par la conspiration du silence à l’égard des autorités supérieures. Ils ne refusent pas l’autorité, mais ils sont incapables de prendre des initiatives constructives ; ils se contentent d’interpréter les directives de l’autorité supérieure et de s’adapter à ces interprétations […] Tout changement susceptible de créer de nouvelles ambigüités de statut ou de restreindre les zones individuelles d’autonomie en faveur d’une approche systématique et rationnelle du problème se heurteront à la plus forte opposition dont le groupe soit capable. » La « communauté délinquante » à l’école est donc, pour Pitts, la base de la méfiance française face au changement.
Le plus intéressant est que bien que l’école ait beaucoup changé en termes de recrutement social et de méthodes notamment, la valeur de méfiance reste un élément fort de la culture française encore aujourd’hui, si l’on suit les conclusions du livre d’Algan et Cahuc, et il n’y a aucune raison de ne pas les suivre au moins en termes de permanence des valeurs françaises. Il reste important cependant ne pas confondre les valeurs et les pratiques dont le lien est toujours plus problématique à démontrer. En effet quand les contraintes sont fortes le lien entre valeurs et pratiques est souvent plus faible.
A une échelle macro-sociale, la culture apparait bien jouer un rôle de programmation dans le temps des comportements humains au-delà des situations et des contraintes du jeu sociale. En France la méfiance semble une valeur de base solidement ancrée dans la culture française. Mais ce n’est pas le cas de tous les pays comme le montre la World Value Survey. Surtout la confiance ou la méfiance ne relève pas que de la culture. Elle relève aussi des institutions.
2 – L’ambivalence de la confiance : une chance et un risque
Denis Lacorne dans son livre De la religion en Amérique (2007) va montrer qu’à l’origine du système politique américain, au 18ème siècle, c’est la méfiance envers le risque de domination d’une fraction politique sur les autres qui a conduit à la reconnaissance de la « multiplicité des intérêts » dans l’Etat, comme l’écrit James Madison en 1787, à l’inverse de la tradition française qui défend plutôt l’idée d’intérêt général par l’Etat. Le pluralisme politique qui permet de protéger le droit des minorités est une des conditions de la confiance envers les institutions car il garantit qu’aucune minorité ne sera capable de dominer les autres. Ce modèle pluraliste est directement tiré de la diversité des sectes religieuses propre à l’Amérique du 18ème. Cela veut dire que la confiance ne relève pas que de la bonne volonté individuelle mais qu’elle a aussi besoin d’être garantie par des institutions. La confiance n’est fiable que sous contrainte du jeu social.
La confiance demande d’autant plus d’être encastrée dans des institutions qu’elle représente un risque comme le montre Armand Mattelart dans son livre La globalisation de la surveillance (2007). Il montre comment la RFID, ou étiquette intelligente sous forme de puce incorporée dans les marchandises afin de favoriser leur traçabilité et donc leur qualité, peut autant devenir un moyen de mieux gérer les stocks et de limiter les risques sanitaires qu’un moyen de contrôle et de fichage des consommateurs. La RFID suscite autant des craintes que des peurs et représente pour l’auteur une menace et donc devient une source de défiance. Ceci montre que la confiance a à voir avec la peur et qu’elle s’inscrit dans l’ambivalence de toute innovation sociale. La plupart des nouveautés technologiques, surtout dans le domaine de l’information, possède cette double charge positive et négative, à la fois moyen de libération et de sécurisation et moyen de domination et de contrôle. La confiance est fondamentalement ambivalente : elle est toujours une chance et un risque.
La confiance ou la méfiance sont aussi liées au mensonge mais le problème est que le mensonge n’existe pas en soi, ou plus encore est autorisé dans de nombreuses situations comme le rappelle J.A Barnes dans A pack of lies (1994, Un tissu de mensonge). Ainsi il est autorisé de mentir quand on joue au poker, de tromper l’ennemi par de fausses informations en temps de guerre ou encore pour sauver la face de quelqu’un ou quand un médecin doit cacher ou annoncer une maladie grave. Dire la vérité, mentir ou garder un secret ne va donc pas de soi. La norme sociale de ce qui est acceptable socialement peut varier en fonction des époques, des sociétés ou des effets d’appartenances sociales. En fonction des situations ou des cultures mentir est socialement prescrit, permis ou interdit. Mentir pourra autant être perçu comme une manipulation et donc comme une source de méfiance, que comme un forme de respect de l’autre et donc comme une source de confiance.
C’est pourquoi, en situation interculturelle et tout spécialement en entreprise, les sources de la confiance et de la méfiance sont particulièrement incertaines notamment dans les relations de travail au quotidien à une échelle d’observation micro-sociale.
3 – La construction sociale de la confiance : une gestion permanente de l’incertitude
A l’échelle micro-sociale, celle des interactions entre acteurs, que ce soit au moment des réunions de travail ou des prises de décision, la confiance ne relève pas que des valeurs. Elle relève aussi des pratiques quotidiennes et donc d’une construction sociale sous contrainte de situation et du jeu social engagé pour investir, innover ou organiser une tâche. La confiance est un processus dans le temps qui n’est ni donné ni acquis.
Or la confiance, à l’échelle micro-sociale repose sur une double incertitude : celle de l’intérêt qu’a chaque acteur à faire ou non confiance et celle des signes de la confiance ou de la méfiance en fonction des cultures. La réduction de cette incertitude peut se faire suivant deux grandes stratégies : la première est une stratégie d’observation de ce qui donne confiance ou au contraire produit de la méfiance, le restaurant en France et en Chine étant un des lieux privilégiés de cette observation, cela pouvant être moins vrai pour un anglo-saxon ou un scandinave ; la deuxième est une stratégie de compréhension des conditions sociales de la confiance, c’est-à-dire de ce qui fait qu’un acteur est amené à faire confiance soit par contrainte, soit par intérêt, soit par valeur.
Pour la première stratégie, Yang Xiao Min (2006) cite dans son livre, La fonction sociale des restaurants en Chine, un cadre chinois qui explique que les commerciaux « peuvent présenter l’entreprise d’une autre façon au moment des repas. Ainsi ils peuvent d’avantage gagner la confiance du client ». Elle retrouve une partie des conclusions auxquelles le doyen Zheng Li hua était arrivé en 1995 dans Les chinois de Paris et leurs jeux de face. Le moment du repas est un moment privilégié pour repérer les signes de la confiance ou de la méfiance en fonction des personnes avec qui chacun doit collaborer. Comme le rappelle encore des chercheurs comme Zheng Lihua ou Fons Trompenaars le fait de sourire ou non, d’exprimer ou non son émotion en parlant, le fait de parler vite ou lentement, le fait ou non de serrer la main, peuvent autant signifier des signes d’intérêts et de confiance envers l’autre que des signes de méfiance.
Cela veut dire que la confiance est un processus social, qu’elle se construit dans le temps et donc qu’elle n’est pas donnée. La confiance est donc toujours à entretenir et à reconstruire.
La deuxième stratégie est plus subtile, et souvent contre intuitive, puisqu’elle consiste à analyser et à comprendre les conditions sociales qui font que l’autre a intérêt à faire confiance alors que la confiance est souvent opposée à l’intérêt et à la contrainte. Or l’analyse du jeu social en entreprise montre que la capacité à coopérer et donc à faire confiance fonctionne d’autant mieux que les acteurs ont intérêt à faire confiance suivant un calcul coût/bénéfice, que ce bénéfice soit matériel, – en termes de revenu ou de territoire -, social, -en termes de pouvoir -, ou symbolique, – en termes d’honneur, de face ou de prestige -.
La confiance, comme processus dynamique, se construit autour de trois grands moments privilégiés, celui de l’engagement contractuel, celui de la circulation de l’information qui conditionne la réalisation des actions et celui des résultats de l’action. A chaque étape du processus il existe des incertitudes sur la confiance que l’on peut faire à l’autre sur le fait qu’il va faire ou non ce à quoi il s’est engagé. Ces moments sont eux-mêmes organisés autour de deux grands dispositifs, celui du contrôle social et celui de l’échange de l’information à travers les organigrammes formels ou à travers les réseaux informels.
Ceci explique l’importance des institutions judiciaires formelles et des formes de contrôles sociales collectives de fait, comme les risques de sorcellerie en Afrique qui limitent en partie les déviances, les formes de contrôles collectifs en Chine associés à des risques d’exclusion du groupe ou plus généralement le contrôle exercé par les NTIC (Nouvelle Technologies de l’Information et la Communication) sur le travail. Le contrôle social est une des sources de la confiance quand il limite les incertitudes qui naissent de la relation à l’autre.
La circulation de l’information est un des enjeux majeur du fonctionnement de toute organisation. Il ne peut jamais exister de circulation transparente de l’information car l’information représente toujours un enjeu de coopération mais aussi de pouvoir et donc de méfiance. L’échange de l’information est ambivalent. Echanger de l’information est indispensable au bon fonctionnement des entreprises mais il est aussi une source de contrôle et peut donc se retourner contre celui qui a fait confiance en donnant de l’information sans prendre de précaution ou sous contrainte. En fonction de la position de chaque acteur il y aura donc des stratégies de rétention ou de diffusion de l’information pertinente pour l’action de l’autre. Ce sont souvent les réseaux sociaux, sources de confiance liées à la famille, à l’origine régionale, à l’université, à la politique ou à la religion, qui vont permettre la circulation informelle de l’information. L’existence des réseaux est donc une des sources de confiance, mais aussi de méfiance du fait que les réseaux sont souvent informels et invisibles.
Conclusion
La compréhension de la confiance varie donc en fonction des échelles d’observation. A l’échelle macro-sociale les valeurs jouent un rôle clé pour expliquer le rapport à la méfiance, au civisme ou au marché mais sans nécessairement expliquer les pratiques réelles ni leur diversité en situation concrète. A l’échelle micro-sociale, la confiance apparait comme un processus beaucoup plus incertain et contingent. Il relève autant de la stratégie et du calcul des acteurs en vue de réduire les incertitudes liées à la relation humaine mais que des diverses formes de contrôle social qui permettent la stabilisation partielle de la relation. Cette échelle ne permet pas de vois par contre la force des valeurs incorporées dans le comportement des individus, ce qui relève d’une autre échelle, l’échelle micro-individuelle
La confiance relève du partage. C’est pourquoi le restaurant reste un moment clé de la construction de la confiance, comme l’avait déjà montré Norbert Elias avec les restrictions de l’usage du couteau à table dés la fin du Moyen Âge en vue de limiter les risques d’être poignardé en plein repas et donc pour augmenter la confiance !
Paris le 18 mai 2008