Internationale
Invention technique, innovation sociale et réinterprétation des usages : le cas de Dangdang.com en Chine (colloque publié par l’harmattan en 2007)
D’après David W. Chen dans le International Herald Tribune du 27 octobre 2003, d’où je tire toutes les données de cet exemple, Dangdang.com est la société la plus importante de vente de livres en ligne de Chine. En consultant le site on découvre qu’il vend aussi des nouvelles technologies, comme des Ipod entre 900 et 2300 yuans, des ordinateurs Dell ou des portables IBM à 10 000 yuans, 10 DVD pour 58,5 yuans, mais aussi des godemichés avec images animées, des bijoux et des sacs.
La société a été crée par un couple, monsieur LI Guoqing et sa femme madame Peggy YU. Leurs modèles sont Amazon et eBay deux initiateurs de e-commerce dans le monde. Dans cet exemple, le e-commerce est donc l’invention à diffuser en Chine (Desjeux D., 2005).
La première étape du processus de diffusion c’est-à-dire de migration des objets et de la pensée est donc déjà engagée quand madame Yu va lancer son entreprise à Beijing.
Les parents madame Yu étaient des ingénieurs. Ils ont connu la révolution culturelle comme toute cette génération. Madame Yu après une enfance ballottée entre plusieurs régions de Chine, suit une formation universitaire à Beijing. Puis elle part aux Etats-Unis pour se former et devient une femme d’affaire versée dans la finance à Manhattan. En 1996, elle rencontre son mari qui est déjà un homme d’affaire dans le domaine du livre mais qui ne parlent pas anglais. Ils retournent ensemble en Chine. Madame Yu a 31 ans
Quand ils démarrent leur entreprise beaucoup de personnes sont sceptiques. Comment en effet lancer un commerce fondé sur une technologie de la communication alors qu’Internet est l’objet d’une surveillance rigoureuse d’un côté et de l’autre qu’une grande partie des chinois semblent, comme dans de nombreux pays, réticents pour acheter en ligne.
L’invention doit donc passer à une deuxième étape, celle de la construction des conditions matérielles, sociales et culturelle de sa diffusion.
Pour lancer leur entreprise ils vont donc commencer par constituer une grande librairie avec 200 000 titres dans un hangar à Beijing. En France les éditions l’Harmattan, à la même époque, constitue aussi une réserve importante de livres d’occasion. Celle-ci sert depuis 5 ans de ressource pour le commerce du livre en ligne français. A la fin des années 1990, les chinois ne sont pas plus habitués que les français à l’usage de l’achat en ligne et de la vente à distance (Desjeux D., Clochard F., 2001) Ils ont les mêmes problèmes d’usage de l’ordinateur, de paiement par carte de crédit et de fiabilité logistique pour livrer les livres.
C’est la troisième étape de la diffusion celle de la réinterprétation des pratiques en fonction des contraintes de la situation et de la culture, l’usage massif du vélo et du paiement en liquide.
Puisque le système de carte de crédit ne fonctionne pas et qu’il n’y a pas l’équivalent d’UPS, la société privée postale américaine, Dangdang va adapter sa pratique commerciale aux contraintes de la Chine. « Il va utiliser 30 sociétés de coursiers à bicyclette dans 12 villes pour livrer les produits et récolter l’argent liquide qui sera ensuite transférée à la société Dandang. » Aujourd’hui d’après David W. Chen, la société Dangdang reçoit 4000 commandes par jour et gère 148 employés. Madame YU essaye d’améliorer le fonctionnement de son entreprise grâce à des observations au quotidien à la fois sur la gestion de son hangar et sur ses acheteurs. Ainsi elle a pu reconstruire que le consommateur moyen (Desjeux D., Garabuau-Moussaoui I., 2001) de Dangdang « est un homme de 25 à 35 ans qui fait ses courses durant l’heure du déjeuner sur son lieu de travail ou juste avant la fin de sa journée de travail mais rarement pendant le week end. Les livres les plus vendus sont ceux qui expliquent comment faire des affaires ou être parents. Les romans à suspens ou les livres sur les régimes alimentaires n’ont pas beaucoup de succès. » Il est possible de tirer plusieurs enseignements de ce cas afin de mieux comprendre les logiques sociales qui président à la « migration de pensées » d’un couple entrepreneur, pour reprendre le titre du colloque (Desjeux D., Alami S., Medina P., Taponier S., 1994 ; Garabuau-Moussaoui I., Taponier S., Desjeux D., 1999 ; Desjeux, D., 2002 ; Desjeux D., 2005).
L’entrepreneur innovateur est ici quelqu’un de mobile, voire qui a subit des épreuves dans sa vie personnelle. Le passage de ces épreuves est un des indicateurs de la présence d’une forte énergie (Qi). La mobilité accroît aussi la capacité à comparer et à transposer, pour ceux des entrepreneurs qui y sont sensibles.
Il est possible qu’ayant des parents ingénieurs il ait un capital social mobilisable soit en terme de réseau (guanxi) soit en terme de compétence social c’est-à-dire de capacité à se « débrouiller » en société et à prendre des contacts (Desjeux D., 2004)
Il a aussi un capital scolaire. Dans le cas présent l’entrepreneur possède une formation universitaire en business et donc une compétence intellectuelle. C’est un atout qu’il pourra mobiliser en fonction de sa trajectoire et de la situation.
L’entrepreneur est aussi en couple. C’est une dimension souvent sous-estimée dans les TPE (Très Petites Entreprises de moins de 10 salariés) et dans les PMI-PME. C’est une façon de doubler l’énergie, d’assurer une sécurité affective face au risque entrepreneurial et de minimiser les coûts économiques tout en risquant d’augmenter les coûts humains au sein du couple.
Il est aussi bi-culturel que ce soit en terme de langue, anglais-chinois, en terme de culture, chinoise et américaine, ou en terme de métier : elle est financière, il est spécialiste de la vente de livres. Le fait de comprendre l’anglais va lui permettre de découvrir Amazon.com. Le fait d’être chinois lui donne une connaissance implicite des obstacles au développement de son affaire et des pratiques quotidiennes de la vie en Chine comme le vélo. La bicyclette devient une réinterprétation du service de livraison américain UPS, transposition qui lui vient en parti de sa mobilité, de ses capitaux divers et de son intelligence. Le fait d’être un professionnel de la vente du livre lui donne la possibilité d’utiliser son réseau social pour mobiliser les sociétés de livraison des livres. Il y a transposition d’un service déjà existant dans un domaine, celui de la livraison, vers un nouvel objet, le livre acheté par Internet.
Enfin l’entrepreneur possède ici une qualité importante et très « chinoise », l’observation du quotidien et de la situation afin de faire évoluer son affaire en fonction des contraintes du marché et des consommateurs. Pour le moment les acheteurs semblent surtout utiliser les ordinateurs de bureau comme en France à la même époque. L’introduction de l’ordinateur dans l’espace domestique semble encore limitée en Chine de même que le développement de l’ADSL à haut débit et du paiement en ligne par carte de crédit. La croissance de l’ordinateur domestique peut « booster » à court terme le e-commerce.
En France il a fallu attendre 2004 pour que l’ordinateur domestique atteigne 40% des foyers. Cette croissance est associée au développement des offres de lignes à haut débit qui datent de la même période et qui facilitent le e-commerce. Le risque majeur reste la sécurité de la carte de crédit. Aux Etats-Unis ce risque est sérieux et l’usage frauduleux des cartes électroniques est important. En France il est limité par l’usage d’une puce incorporée dans la carte ce qui n’existe pas aux Etats-Unis. Ceci explique que l’usage du vélo et du paiement en liquide est encore pour un certain temps la méthode la plus efficace de gestion de l’incertitude lié à l’usage des NTIC.
Il restera à savoir ensuite comment va évoluer le marché du livre et surtout celui des produits liés aux Nouvelles Technologie de l’Information et de la Communication qui sont deux marchés plutôt bien positionnés par rapport à Internet. En effet ils ne sont moins soumis à la contrainte du « dernier mètre », comme on dit en logistique, du fait de leur petite taille qui fait qu’il peuvent rentrer facilement dans la boite aux lettres par exemple (Desjeux D. Monjaret A. (direction scientifique), 1999).
La leçon principale est que la migration des idées et des objets peut s’analyser comme un processus social qui demande une série d’atouts et de qualités personnelles et sociales et donc que les qualités individuelles ne suffisent pas à elles toutes seules à favoriser cette migration.
Dominique Desjeux, anthropologue
Professeur à la Sorbonne (Paris 5)
Consultant international pour Pragmaty
Professeur invité à l’université des Langues Etrangères du Guangdong et à USF en Floride aux Etats-Unis.