2007, 11 novembre, D. Desjeux, Conférence sur la cacophonie alimentaire
Introduction
Le terme de « cacophonie alimentaire » est utilisé dés 1995 par un des meilleurs spécialistes de la sociologie de l’alimentation, Claude Fischler, pour décrire la modernité nutritionnelle suite à une enquête qu’il avait menée pour l’OCHA (Observatoire Cniel des Habitudes Alimentaires) et qui montrait que les consommateurs étaient un peu perdus face à la diversité des informations touchant à la nutrition. Un bon exemple récent de cacophonie est l’interview-discussion dans Libération du 27 octobre 2007 entre le Professeur Dominique Maraninchi, cancérologue, et le docteur David Servan-Schreiber, spécialiste de science cognitive, auteur du livre Anticancer: Prévenir et lutter grâce à nos défenses naturelles, (Éditions Robert Laffont, 2007) et qui cherche à montrer que prendre en compte le régime alimentaire peut être un traitement complémentaire aux chimiothérapies classiques. La base de son argumentaire est de montrer qu’il existe un lien entre cancer et mode de vie, entre maladie et culture, à une échelle très macro-culturelle, comme le fait que les hommes asiatiques ont moins de cancer de la prostate. La critique qui lui ait faite est de ne pas apporter de preuves scientifiques à certaines préconisations de soin comme celle de manger du Romarin, à une échelle plus micro-biologique. Ce qui est en jeu c’est le statut du vrai, celui de la rationalité et surtout celui de la différence d’échelle d’observation de la réalité et donc de différence de niveau de connaissance mobilisée dans le débat. Une partie de la cacophonie vient du fait que tous les discours sur la nutrition sont mis sur le même plan, comme si la science existait en soi, sans aucun débat ni sans avoir besoin de signes indiquant le degré de fiabilité de l’information produite. Ces signes, qui seraient comme des étiquettes permettant non de comprendre la valeur nutritive d’un produit ou le taux de CO2 nécessaire à sa production, mais de distinguer ce qui relève de l’observation ou de la conjecture par exemple. Une conjecture est moins sûre qu’un fait observé mais elle peut-être tout aussi intéressant ou important en terme pratique ou de piste de réflexion. A l’inverse un fait observé et vrai peut avoir une faible portée pratique. Les revues scientifiques en sont pleines. Derrière la cacophonie nutritionnelle se profile donc un problème complexe celui du statut de la science et de son rapport à la rationalité et à la croyance et surtout de son usage quand elle entre dans le jeu social économico-politique. Cela revient à se demander comment préserver à la fois le vrai et le principe de rationalité qui fonde une partie de l’objectivation de la réalité, et donc qui fonde les conditions d’un accord, tout en évitant de faire de la science une croyance qui élimine le doute et participe d’une pensée totalitaire. Cela n’est possible qu’en acceptant le principe que toute réalité humaine est ambivalente et en tension, comme c’est le cas pour la cacophonie alimentaire. Le terme de cacophonie renvoie à l’idée de discordance et de manque d’harmonie. C’est une métaphore qui rend bien compte de la complexité et de l’éclatement de la question alimentaire en fonction des acteurs concernés, des disciplines universitaires engagées et du point de vue choisi pour analyser la production, la circulation et l’usage de l’information alimentaire, c’est-à-dire du point de vue de son émission, de sa médiation et de sa réception. Après avoir lu un certains nombres d’ouvrages, d’articles universitaires et journalistiques imprimés et en ligne, et suite à de nombreuses enquêtes de terrain qualitatives menées en Europe, en Afrique, en Asie et aux USA depuis une trentaine d’années sur les pratiques culinaires et alimentaires, je me pose trois questions sur la cacophonie alimentaire : en quoi la cacophonie alimentaire est-elle ou non un phénomène récurent de l’histoire alimentaire des sociétés humaines ? Si c’est un phénomène historique qui réapparait périodiquement dans la plupart des sociétés mais sous des formes nouvelles en fonction des époques et des cultures, cela me permet de poser une deuxième question : est-il possible de réduire la cacophonie alimentaire pour construire un peu d’harmonie ou au moins de nouveaux points de repères plus ou moins stables. Comme anthropologue j’ai peu de chance de pouvoir répondre à cette question qui demande des compétences bio-nutritionnelles et agro-alimentaires que je n’ai pas. Aussi je m’en pose une troisième qui est celle des conditions sociales de la production scientifique de la cacophonie alimentaire, du sens de la symbolique cacophonique dans l’imaginaire sociétale contemporain et des contraintes matérielles qui pèsent en défaveur de l’harmonie nutritionnelle. J’essaierai de répondre aux questions en donnant des éléments de méthode et en suivant une logique d’exposition qui suit plus le cheminement des réflexions sur l’alimentation telle qu’elles se sont posées à moi que l’ordre des questions posées ci-dessus.
La cacophonie scientifique
Dans l’enquête citée ci-dessus, Claude Fischler ne parlait pas d’abord de cacophonie alimentaire mais avant tout de « cacophonie diététique » qui fait que le mangeur moderne ne sait plus à quel « sain se vouer », comme il l’écrit dans L’école des parents n°5/1995, entre les conseils du corps médical, les articles des médias ou les préconisations de l’industrie agroalimentaire. En 1995, la cacophonie renvoie donc surtout à la diversité des sources d’émission du conseil en nutrition et par là à une critique plus ou moins explicite de la légitimité du discours médicale classique, voire à une contestation de son monopole comme seul discours légitime. Cette contestation potentielle de la légitimité du discours scientifique n’est pas propre au domaine alimentaire. Il touche autant la santé, le corps, les nouvelles technologies de la communication ou l’environnement. Plus largement la critique du discours scientifique légitime, quand elle s’exprime, que ce soit en France, aux USA, si on pense à la force de la contestation des thèses évolutionnistes aujourd’hui, ou plus généralement dans les pays où les forces religieuses intégristes cherchent à imposer des régimes théocratiques, renvoie à une crise de confiance dans les institutions laïques ou séculières. Ainsi en France 59% des français ont une image négative de l’Etat contre 39% qui en ont une image positive (sondage de La Tribune du 20/11/06). Mais ce discours critique est lui-même diversifié et instable. Un sondage de CSA réalisé pour le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche et publié le 9 octobre 2007 montre que 94% des français reconnaissent une utilité sociale à la science et que « 85% ont confiance dans la science, soit une hausse de 15 points depuis octobre 2005. Les domaines dans lesquels les Français reconnaissent les avancées scientifiques les plus favorables sont la santé, le cadre de vie et l’alimentation. Les français apparaissent plus mitigés concernant l’impact des avancées technologiques et scientifiques sur l’environnement. » La première leçon à tirer de ce constat est qu’une des sources de la cacophonie est lié au rapport que les sociétés entretiennent avec la science, que ce rapport est instable et que les scientifiques ne peuvent plus utiliser le discours scientifique comme allant de soi et ceci d’autant plus que ce n’est pas un discours unifié entre scientifiques. Or un chercheur comme Stanley Milgram a montré en 1963 dans sa célèbre expérience La soumission à l’autorité (Calmann levy) que la légitimité d’une autorité était d’autant plus faible que les personnes en charge de la représenter n’étaient pas d’accord entre eux. Une des sources de la cacophonie est donc liée au fonctionnement même de la production scientifique qui est elle-même instable et diverse et donc source de dissonances. La première cacophonie est donc pour une part une cacophonie scientifique et j’ajouterais normale, non pas au sens moral, mais au sens du fonctionnement habituel des institutions scientifiques autant avec leurs compétitions intellectuelles et leurs luttes de territoire que leur forme de coopération ou d’abnégation.
La cacophonie alimentaire : le perpétuel tri entre produits sains et produits toxiques des chasseurs-cueilleurs aux produits agro-alimentaires
Une deuxième cacophonie relève du fonctionnement même de la production alimentaire, c’est-à-dire de la tension entre le sain et le toxique, et ceci dés ses origines. Comme le rappelle Françoise Levy « les manières de table se sont explicitement élaborées contre les risques d’empoisonnement » et donc pour contrer la menace qu’un empoisonneur pourrait faire peser sur un déjeuner ou d’un dîner (p. 192 « Toxique » in « Pratiques alimentaires et identités culturelles », Etudes Vietnamiennes n°3-4, 1997, dirigé par J. P. Poulain) « Le problème de la toxicité est inhérente à la nutrition […] Si aujourd’hui comme hier, les être humains ont, peuvent avoir des soupçons quant à ce qu’ils mangent […] c’est parce que l’on peut reporter aux origines de l’humanité […] » la question du risque d’empoisonnement (p. 195). Ceci a commencé dés l’époque des chasseurs cueilleurs : si on se trompe de feuille on peut mourir. S’alimenter c’est trier entre les aliments, c’est chercher à éviter les risques d’empoisonnement. Aussi, pour F. Levy s’alimenter représente, à juste titre, la pratique originaire de la connaissance scientifique : « observer, expérimenter, mettre en rapport des phénomènes, comparer, classer, trier, etc. » (p.196). En écho, un blogueur canadien Christian Lamontagne écrit en septembre 2007, à propos des problèmes alimentaires « les problèmes chroniques qui dégénèrent durant 30 ans nous laissent amplement le temps de faire quelques expériences et ils exigent un peu plus que les 15 minutes de rencontre avec le médecin qui sont devenues la norme aujourd’hui. Compte tenu de ce que nous ne savons pas, je ne vois pas comment un patient d’aujourd’hui peut éviter d’être son propre chercheur et de faire de son médecin son cochercheur. » Le constat fait par F. Lévy tendrait à démontrer qu’il n’y a probablement jamais eu d’âge d’or nutritionnel, ni aucun monde où aurait régner l’harmonie alimentaire, le paradis terrestre en quelque sorte, mais ce n’est qu’un récit symbolique dont le sens est bien celui d’exprimer la difficulté qu’ont les êtres humains à accepter l’ambivalence positive et négative du quotidien, celle du bien et du mal, ou encore celle du sain et du toxique. Au contraire il y a probablement toujours eu cacophonie, ou au moins désaccord ou tension, sur les règles de tri de la nourriture entre ce qui est comestible et ce qui est toxique. C’est en tous cas une hypothèse plausible même si elle est factuellement indémontrable. Ceci veut dire que chaque époque, y compris la notre, doit trouver ses propres modalités de tri notamment parmi tous les nouveaux produits agro-alimentaires, entre ceux qui sont sains et ceux qui sont dangereux à cause du sucre, du gras ou du sodium en trop grande quantité. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à devoir observer, classer et catégoriser les produits agroalimentaires à la vue de cette perspective historique, surtout qu’il semble représenter 80% des produits alimentaires de notre assiette aujourd’hui. C’est seulement peut-être un peu inattendu vu la confiance qui avait été faite à ces produits, en termes d’hygiène, jusque dans les années 1980. Finalement une conclusion un peu paradoxale est que l’on peut dire que le chariot à course a certes remplacé le filet du chasseur-cueilleur mais qu’il faut rester toujours aussi vigilant devant les linéaires que les pygmées Mbuti dans la forêt équatoriale décrits par Maurice Godelier dans les années 1970 dans Horizons et trajets marxistes en anthropologie économique suite aux travaux de l’anthropologue Colin Turmbull . Par contre, ce qui a changé aujourd’hui c’est le sens du risque et de l’incertitude entre le sain et le toxique, en passant du risque de carence au risque d’excès comme le montre l’historien Massimo Montanari, dans La faim et l’abondance, histoire de l’alimentation en Europe (Seuil, 1995). Cependant ce sont toujours les groupes sociaux les plus démunis qui restent le plus menacés. Il montre que l’histoire de l’alimentation a toujours été associée à des luttes sociales, à des tensions entre groupes. La cacophonie diététique est aussi le produit de la diversité et de la hiérarchie sociale.
Les enjeux sociaux de la cacophonie diététique : controverses et batailles autour des comportements alimentaires
Ce que l’on appelle cacophonie aujourd’hui me parait donc pour une part la suite des conflits sociaux d’hier décrits par M. Montanari autour notamment de l’exemple de l’introduction du Maïs et de sa traduction culinaire la polenta. La polenta devient au 18ème et au 19ème siècle en Italie et au sud de l’Europe l’aliment « de survie de la population rurale. » (p. 183), comme la pomme de terre au nord de l’Europe (p. 186). Le blé et la viande sont par contre réservés aux plus riches. Le problème est que la polenta de maïs n’est pas assez nutritive et possède une carence en niacine, qui est une vitamine B essentielle. D’après wikipedia, cette vitamine aide à éliminer le mauvais cholestérol tout en favorisant le bon cholestérol. Cette carence est en partie la cause du développement d’une grave maladie la pellagre qui va suivre la diffusion du maïs en Europe centrale et méridionale pendant un ou deux siècles. Le lien entre la carence en vitamine B et la pellagre a été mis à jour en 1915 par Joseph Goldberger. Mais avant d’arriver à ce résultat il y a eu de nombreux débats pour savoir si la maladie n’était pas plutôt du à de la farine avariée. Nous retrouvons bien ici le sens de cacophonie appliquée à une controverse scientifique sur les causes d’une maladie. Le point important est que l’enjeu de cette cacophonie au 19ème siècle touche à la distribution inégalitaire des produits sains, mais chers, et toxiques, mais bon marchés, entre strates sociales favorisées et défavorisées dans un contexte de risque important de famines et donc de carences alimentaires et de forte mortalité.. Aujourd’hui le sens de la controverse et de l’incertitude alimentaire a changé, ce n’est plus la carence mais l’excès qui pose problème et notamment autour de la question de l’obésité. Mais les nouveaux risques alimentaires touchent toujours les mêmes classes sociales défavorisées puisque les signes de la réussite sociale ont été inversés, au moins dans les pays occidentaux. Dans les pays du tiers monde, comme ceux de la corne de l’Afrique, les carences nutritionnelles sont toujours présentes. Le problème est que le coût des pâtes nutritives, à base d’arachide souvent, est trop élevé (3 € le kg d’après Libération du 11 octobre 2007). Au 19ème siècle, et avant, c’est le fait de manger de la viande, des protéines, et qui plus est de la viande grasse qui est un signe de distinction sociale. Le maigre est associé à pauvre. Le gras est vu positivement comme un signe de réussite sociale. Aujourd’hui, dans les BRICs (Brésil, Russie, Inde et Chine) la consommation de protéines et particulièrement de lait et yaourt est toujours vue comme un signe de réussite sociale. Cela se traduit par une hausse de 30 à 40 % du prix du lait en 2005 et 2007 d’après Les Echos du 11 octobre 2007. D’après M. Montanari la norme du mince, comme une norme dominante, s’est mise en place en Europe dans les années 1950 à 1970. C’est l’époque où la France a atteint pour la première fois son autonomie alimentaire. Les risques de famine et de disette disparaissant. La voie est ouverte pour une critique du gros au profit du mince. Le signe de la distinction sociale aujourd’hui c’est de manger des légumes, du bio ou des produits équitables. Les moins obèses sont les cadres et professions intellectuelles supérieures, les plus obèses sont les agriculteurs, ensuite viennent par ordre décroissant les ouvriers, puis les artisans, commerçants et chefs d’entreprises et enfin juste avant les cadres les employés. Plus on appartient à une population défavorisée plus les risques d’obésité sont élevés. Depuis 1990 les écarts se sont même accrus entre catégories sociales d’après Insee Première n°1123 de février 2007. Le Figaro du 25 mai 2006 avait déjà montré qu’aux USA l’obésité chez les jeunes de milieux défavorisés avait plus fortement augmenté en 25 ans que parmi les jeunes des milieux favorisés qui eux faisaient plus de sport et buvaient moins de boissons sucrées. L’obésité est surement un des plus beau cas de cacophonie dans le monde, avec les OGM pour la France. Dans un article du 20 avril 2005 le Herald Tribune annonçait que « les personnes qui étaient en surpoids avait un risque de mortalité infantile beaucoup plus faible que ceux ayant un poids normal. Les chercheurs, statisticiens et épidémiologistes, du centre de Contrôle des Maladies et de l’Institut National du Cancer ont aussi découvert que les risques liés à l’obésité ne devenaient évident qu’à partir du moment où les individus devenaient extrêmement obèses, soit seulement 8% des américains. » (p. 5). Le fait d’être mince pouvait aussi augmenter légèrement les risques de mortalité. Après avoir travaillé sur les chiffres de l’enquête, un sociologue, le professeur Barry Glassner de l’Université de Southern California pense que la leçon qu’il faut tirer de cette étude est sans ambiguïté : « Ce qui est officiellement considéré comme du surpoids aujourd’hui est en réalité le poids optimum. » Barry Glassner, qui avait été interviewé par Michael Moore dans Bowling for Columbine, est aussi l’auteur d’un livre The Culture of Fear: Why Americans are Afraid of the Wrong Things. Paul Campos, professeur de droit à l’université du Colorado, chroniqueur et écrivain, et l’auteur de The Obesity Myth, (Le mythe de l’obésité), va encore plus loin d’après www.vivelesrondes.com/obesite-mythe, qui a traduit et mis en ligne un extrait de son livre : « Si on forçait quelqu’un à expliquer en six mots la férocité – inexplicable autrement – de l’Amérique envers le poids, çà donnerait çà : Les américains pensent qu’être gros est dégoutant. Il y a cinquante ans, l’Amérique était pleine que gens que les élites regardaient avec quelque chose d’apparenté à un franc dégout : les noirs en particulier, bien sur, mais aussi les minorités ethniques, les pauvres, les femmes, les juifs, les homosexuels, et bien d’autres. De nos jours, il faut une nouvelle cible. Comme le remarque le manuel des études sur l’obésité (ndt : The Handbook Of Obesity Studies) ‘dans les sociétés hétérogènes et affluentes comme les Etats-Unis, il y a une forte corrélation inversée entre classe sociale et obésité, particulièrement chez les femmes’. En d’autres termes, en général, les pauvres sont gros et les riches minces en Amérique. Le dégout que les minces des classes sociales hautes ressentent pour les gros des classes sociales basses n’a rien à voir avec les statistiques de mortalité, et tout à voir avec la sensation de supériorité morale. Précisément parce que les américains sont si préoccupés de leur niveau social, le dégout que les (relativement) pauvres suscite chez les (relativement) riches doit être projeté sur une autre critère de distinction sociale [i.e. l’obésité]. » Ce n’est plus une cacophonie mais une véritable bataille qui est à l’aune des angoisses du mangeur moderne.
Les angoisses du mangeur moderne : entre messianisme et apocalypse
« Tuberculose, cancers, qui sont des épouvantails qui font frémir tant d’êtres devant leurs menaces ne sont point inévitables, point inguérissables ; […] tout peut être redressé, vaincu, par qui a compris où plongent les racines du mal rongeur : dans l’impureté causées par l’alimentation cadavérique [les cellules animales pour l’auteur], dans la méconnaissance des lois naturelles et vitales, dans les excès, dans la rupture d’équilibre harmonieux […] l’Homme déchu a fini par sombrer dans l’erreur, la souffrance et l’angoisse. » L’intérêt de ce texte sur les soins du corps par l’alimentation est qu’il a été écrit en 1935 (p. 32, Principes alimentaires, d’après le Dr Hanish, un allemand qui le publie en 1935 aux éditions mazdéennes, le mazdéisme étant une religion d’origine iranienne). Il montre que le lien entre mode de vie ou comportement alimentaire et santé a toujours été présent, même avec la montée de la biomédecine. C’est ce que les observateurs des comportements alimentaires d’aujourd’hui comme Jean-Pierre Poulain ont déjà largement montré dans de nombreux travaux. Dans Le Nouvel Observateur du 27 septembre 2007 un encadré dans l’interview de David Servan-Shreiber détaille en deux colonnes l’alimentation détoxifiée, avec d’un côté les aliments à réduire comme la viande rouge au profit des légumes et du poisson. On retrouve donc les mêmes thèmes aujourd’hui qu’hier avec les aliments dépuratifs (purificateur) du docteur Hanish. De même l’annonce de la fin des points de repères et de la crise alimentaire ne date pas d’hier. En 1949 le Barishac écrit dans sa préface au livre « Nous sommes ce que nous mangeons » : « Un médecin observateur [constate] que l’eau…n’est plus de l’eau, que le lait… n’est plus du lait, que le vin…n’est plus du vin, que la viande… n’est plus de la viande, que le pain même… n’est plus du pain, etc… ; enfin que toutes les branches de l’alimentation ont été dénaturées par calcul égoïste, faussées par le même esprit qui vise à obtenir la production en quantité sans se soucier de la qualité, à constituer des stocks par des procédés artificiels. » (p. 16). Et plus loin « Bien entendu, seulement peuvent être recommandés les œufs provenant de poule vivants en liberté, dans des fermes, nourries naturellement et sainement avec des graines. Ceux provenant d’élevage forcé doivent être évités. » (p.133) Mais dans ce passage écrit il y a près de 60 ans, comment faire la part de la croyance et des valeurs anti-modernités et du vrai sur les risques alimentaires ? L’objectif de ces citations n’est pas de se moquer ou de dire que rien ne change mais de rappeler que l’alimentation a toujours eu une dimension de danger, qu’elle est ambivalente. Aujourd’hui l’alimentation est toujours perçue en partie comme une source d’insécurité et donc d’angoisse, angoisse elle-même propice au développement d’un double imaginaire apocalyptique dont les produits agro-alimentaires en sont les éléments constitutifs et messianique avec les produits naturels ou bio.
Conclusion
Montrer que la dimension tragique ou irénique des grands imaginaires du mangeurs moderne sont présentes depuis longtemps n’enlève rien à l’importance des problèmes posés à propos du veau aux hormones, de la vache folle, de la grippe aviaire, des causes du cancer ou de la dangerosité des OGM. Cela lui enlève son enchantement tragique, ou apocalyptique, qui consiste à croire que l’on est les premiers à souffrir ou que la société n’a jamais été aussi menacée, qu’il n’y a jamais eu autant de cacophonie. Les enquêtes anthropologiques m’ont appris que paradoxalement il existait comme un plaisir du malheur, comme un plaisir à annoncer le malheur au même titre que le bonheur pour tous. L’intérêt de relativiser la tragédie est de permettre une exploration moins émotionnelle des solutions à apporter, c’est-à-dire plus raisonnable et plus efficace même si le but n’est pas de supprimer l’émotion et les croyances. Cela serait complètement utopique et ceci d’autant plus que les croyances sont souvent des aiguillons pour l’action parce qu’elles donnent du sens au moment de déclencher une action tant l’incertitude est grande quant aux résultats possibles. Par contre l’émotion rentre en contradiction avec le pragmatisme nécessaire à la réalisation de l’action. Traiter de la cacophonie alimentaire c’est donc aussi traiter du jeu nécessaire entre le rationnel et l’émotionnel qui nait des incertitudes même de l’activité nutritionnelle. Accepter l’ambivalence de la vie sociale c’est accepter un mode de changement incrémental, par petites étapes, moins spectaculaire, voire proche du mythe de Sisyphe, mais moins enchantant que les pensés globales, qui visent à la pureté et à l’absolu ou qui déclare qu’il faut tout repenser. C’est la faiblesse symbolique du réformisme, mais c’est ce qui en fait son efficacité dans le quotidien. Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à la Sorbonne 2006, La consommation, PUF, Que-sais-je ? 2003, Les pratiques culinaires en France (sous la direction de D. Desjeux et Sophie Alami), consommations-et-societes.fr 2002, Alimentations contemporaines, (en collaboration avec Isabelle Garabuau-Moussaoui et Elise Palomares), L’Harmattan 2002, « Ethnographie des itinéraires de la consommation alimentaire à Guangzhou », in Zheng Lihua, Dominique Desjeux (éds.), 2002, Entreprise et vie quotidienne en Chine. Approche Interculturelles, l’Harmattan, (en collaboration avec Yang Xiaomin, Zheng Lihua, Anne Sophie Boisard, Sophie Taponier) 2001, Les produits laitiers et le corps : analyse sociologique des représentations chez les jeunes Français (20-30 ans), (sous la direction de D. Desjeux et Isabelle Garabuau-Moussaoui ), consommations-et-societes.fr 1997, Produits transgéniques, angoisse alimentaire et diversité culturelles de la perception des risques, consommations-et-societes.fr 1991, Les comportements alimentaires en Europe, consommations-et-societes.fr
Dominique Desjeux, anthropologue, professeur à la Sorbonne 2006, La consommation, PUF, Que-sais-je ? 2003, Les pratiques culinaires en France (sous la direction de D. Desjeux et Sophie Alami), consommations-et-societes.fr 2002, Alimentations contemporaines, (en collaboration avec Isabelle Garabuau-Moussaoui et Elise Palomares), L’Harmattan 2002, « Ethnographie des itinéraires de la consommation alimentaire à Guangzhou », in Zheng Lihua, Dominique Desjeux (éds.), 2002, Entreprise et vie quotidienne en Chine. Approche Interculturelles, l’Harmattan, (en collaboration avec Yang Xiaomin, Zheng Lihua, Anne Sophie Boisard, Sophie Taponier) 2001, Les produits laitiers et le corps : analyse sociologique des représentations chez les jeunes Français (20-30 ans), (sous la direction de D. Desjeux et Isabelle Garabuau-Moussaoui ), consommations-et-societes.fr 1997, Produits transgéniques, angoisse alimentaire et diversité culturelles de la perception des risques, consommations-et-societes.fr 1991, Les comportements alimentaires en Europe, consommations-et-societes.fr