2007 09, D. Desjeux, Les usages sociaux de la culture : Entre réservoir de sens et mobilisation stratégique
Dominique Desjeux, Anthropologue, professeur à la Sorbonne, Université Paris-Descartes.
Quand on voit l’importance de fait des rapports de forces armés dans la régulation des tensions nationales et internationales on peut de demander si la prise en compte de la dimension culturelle ne relève pas d’un angélisme plus ou moins tempéré, voire même si la culture ne sert pas surtout à justifier une partie des interventions armées, militaires ou terroristes, au nom de la civilisation, de la religion, de la démocratie, du marché ou de la tradition. Sans pouvoir répondre à cette question, je constate que la culture est autant un outil de négociation qu’un outil de tension, autant un outil de libération que de domination et c’est cette ambivalence de la culture qui me parait important de saisir comme anthropologue que ce soit en termes de géopolitique, de géomarketing ou d’interactions dans la vie quotidienne.
La culture peut être abordée par deux grandes approches, culturaliste ou stratégique. La perspective culturaliste semble plus fréquente dans les pays dont l’histoire a été marquée par la culture anglaise et/ou protestante. Elle fonde la légitimité des « communautés » et de leurs valeurs et par là explique en partie le « communautarisme » et son effet pervers l’apartheid, ou développement séparé des communautés culturelles. Cette approche met l’accent sur ce qui relève de la permanence des valeurs pour une société donnée. Cependant elle risque d’en faire des essences éternelles qui figent les sociétés hors du temps alors que le plus souvent une grande partie de ces valeurs relèvent bien de la longue durée historique, de un à plusieurs siècles, mais ne possède pas l’éternité qu’on leur prête. Implicitement ce sont des approches déterministes qui postulent que les groupes ou les individus sont conditionnés par les valeurs de leur société, mais de ce fait elles rendent les conflits insolubles puisque bien souvent les valeurs de chacun ne sont pas négociables. Les valeurs républicaines et universalistes à la française ne règle pas mieux les problèmes puisqu’il y souvent confusion entre un principe de droit, l’égalité de chaque être humain, et un effet de réalité où la diversité et l’inégalité existent de fait. L’universalisme est bien souvent la forme inversée du culturalisme du fait de sa difficulté à saisir l’ambivalence de la culture à la fois comme l’expression de mécanismes universels et de formes particulières.
Pour éclairer ce paradoxe de la culture à la fois réservoir stable de valeurs et de sens et aussi moyen stratégique dynamique, je vais partir d’une méthode d’enquête, celle des échelles d’observation de la culture (D. Desjeux, 2004, Les sciences sociales, PUF). La méthode permet non pas de saisir toutes les dimensions de la culture en même temps mais au contraire de les saisir les unes après les autres et de les mobiliser à leur tour en fonction des échelles d’action, global ou local. L’approche culturaliste possède une certaine pertinence à l’échelle macro-sociale, celle des grandes valeurs, et l’approche stratégique en possède une plutôt à l’échelle meso-sociale, celle des systèmes d’action politico-économiques, et micro-sociale, celle des interactions au sein de la famille et dans la vie quotidienne. A cette échelle micro la force explicative de la culture perd beaucoup de son intensité comme un ouragan après avoir terminé sa course.
Les échelles d’observation de la culture
Il existe de nombreuses échelles d’observation du monde et donc de découpage de la réalité à observer. Pour simplifier je distingue ici cinq échelles du plus macro vers le plus micro, l’échelle macro-sociale, celle de la planète ou d’un pays, l’échelle meso-sociale celle de la ville, de l’entrepris et du système politico administratif, l’échelle micro-sociale celles de la famille, du groupe de pairs ou des collègues, l’échelle micro-individuelle, celle des personnes dans leur unicité, et l’échelle neurobiologique, celle des neurosciences. Chacune met en lumière des aspects distincts de la culture. Les échelles macro-sociales permettent de mieux voir les effets d’homogénéité et de stabilité, alors que les échelles micro-sociales font plus apparaître les effets de diversité, de dynamisme ou de volatilité. L’important en terme de méthode est donc à la fois de bien identifier l’échelle d’observation choisie ce qui détermine la valeur de telle ou telle donnée, mais aussi de changer la focale d’observation ce qui permet de faire apparaître les effets d’homogénéité ou d’hétérogénéité culturelle du fait même du changement d’échelle.
En fonction de l’échelle d’observation la culture va donc relever de deux effets : un effet de ressource stratégique qui explique comment les acteurs choisissent dans une religion ou un ensemble de valeurs données sa part la plus intégriste ou la plus moderniste, plutôt à l’échelle meso-sociale, et un effet de disposition comme le montre le sociologue Max Weber, à l’échelle macro-sociale au 19ème siècle, dans le lien qu’il fait dans l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Pour lui c’est la disposition protestante, et en particulier le quiétisme, qui conditionne pour une part le comportement des entrepreneurs capitaliste au 17ème siècle.
Les échelles d’observation macro-culturelles : les effets de disposition
L’échelle macro-sociale est celle des célèbres enquêtes sur les clivages culturels réalisées par R. Inglehart depuis les années 1990 et reprises dans un News Week de février 2003 et qui fait ressortir trois grands axes de différenciation des valeurs : un axe religieux vs un axe laïc ou « séculier » ; un axe collectif vs individuel ; un axe pauvre vs riche. Dans ce découpage macro-social, les États-Unis accordent la même importance à la religion que la Pologne, l’Inde, la Turquie et sont à l’opposé de la Chine, du Japon ou de la Suède. C’est ce qui expliquerait d’après News Week l’incompréhension d’une partie de l’Europe de l’Ouest face à l’argumentaire en termes de croisade religieuse mobilisé par le président Bush pour justifier le déclenchement de la guerre en Irak.
De même l’article de News Week fait ressortir deux grands clivages quant aux craintes vis-à-vis du futur. Pour les USA et le Japon c’est la menace du nucléaire qui est la plus à craindre alors que pour la France, la Grande Bretagne, la Jordanie et le Nigéria se sont les conflits ethniques qui sont les plus à craindre.
La thèse la plus célèbre et la plus controversée est la thèse macro-culturelle d’Huntington qui montre qu’en 1920 le globe se divisait entre l’occident colonial et le reste du monde, en 1960 que le clivage central était celui de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest et qu’en 1990 le monde entre dans un choque de civilisations entre l’occident chrétien et la religion musulmane.
Les exemples de Max Weber, de Ronald Inglehart et de Samuel Huntington montrent que d’un point de vue très macro on peut faire apparaitre des clivages qui permettent de rendre compte des tensions entre des grandes aires culturelles. En ce sens l’échelle macro-culturelle valorise l’homogénéité des aires culturelles et l’explication par les dispositions liées aux valeurs.
Mais dés que l’on change d’échelle et que l’on utilise une échelle meso ou micro cette homogénéité disparaître au profit d’une diversité culturelle plus ou moins forte en fonction de la focale choisie. Ceci est normal, en termes de méthode, puisque le changement de focale vers le plus petit entraine mécaniquement une augmentation de la diversité alors qu’à l’inverse le macro produit de l’homogénéité.
Ainsi, vue d’un point de vue macro-culturel, la carte du monde fait ressortir une culture musulmane qui part de l’Afrique de l’ouest pour aller jusqu’en Asie, en passant par le Moyen Orient. Mais déjà en changeant la focale on découvre un islam sunnite et un Islam shiite. Ensuite, si on met la focale sur l’Irak on découvre en plus des musulmans sunnites et shiites, les kurdes au Nord, sans compter ce qu’il reste de chrétiens ou de juifs.
Amartya Sen, dans le Herald Tribune du 11 novembre 2001 montre aussi que la civilisation Indienne comprend “des Hindous, des Musulmans, des Bouddhistes, des Jains [religion indoue du 6ème siècle], des Sikhs [religion indoue contre les castes, 15ème siècle, dirigée par des guru], des Parsis [religion zoroastrienne, installée en Inde vers le 8ème siècle], des Chrétiens (depuis le 4ème siècle) et des juifs (depuis la chute de Jérusalem)” C’est pourquoi pour A. Sen “Parler de ‘monde islamique’ ou de ‘l’Ouest’ veut dire adopter une vision appauvrie de l’humanité, comme si elle était divisée d’une façon inaltérable.” Mais c’est une remarque qui ne prend pas en compte les effets d’échelle.
De même si on reprend les grandes aires culturelles mondiales on fait apparaitre un occident à dominante chrétienne, puis en changeant de focale une Europe divisée entre protestants au nord et catholiques au sud, puis une France catholique dans laquelle on découvre trois grandes cultures avec une aire catholique, une aire hérétique/protestante et une aire déchristianisée, Paris se situant dans l’aire déchristianisée (d’après E. Todd, 1988, La nouvelle France, Seuil). Cependant, à l’échelle micro, Paris apparait comme ayant une grande diversité de religions avec les protestants, les catholiques, les juifs, les musulmans, les sikhs et les indous…
Finalement l’exemple de la variabilité de la carte des religions dans le monde montre surtout qu’en fonction de l’échelle d’observation choisie on fait apparaitre de l’homogène ou de la diversité, du dynamique ou du statique. Ce que l’on voit à une échelle disparait à une autre pendant que d’autres dimensions apparaissent à la nouvelle échelle. L’important me parait donc de distinguer le moment de la description, celui des échelles pour lequel les données sont relativement neutres si elles sont justes, du moment de l’usage de ces mêmes données et donc de leur sens politique qui lui sera mobilisé dans une perspective stratégique de justification d’une action militaire, économique ou caritative.
Les cultures comme différences de codes culturels et comme ressource stratégique à l’échelle meso et micro-sociale
Les échelles meso et micro-sociales sont celle des jeux sociaux entre acteurs collectifs. Ce sont les échelles d’observation des interactions interculturelles entre acteurs d’un petit groupe, d’un quartier, d’une organisation ou entre organisations internationales. Les exemples qui suivent sont des illustrations du changement d’échelle et du fait que l’on ne voit pas la même chose en fonction du découpage choisi et notamment qu’à cette échelle on peut encore trouver de la culture sous la forme de codes ou de normes sociales. Cet effet de norme est bien souvent difficile à isoler de l’effet de situation dans lequel les grandes valeurs culturelles se sont diluées.
L’échelle des « doe’s and don’t » interculturels
Dans toutes les sociétés il existe des rites d’interaction dire bonjour ou non, serer ou non la main, utiliser ou non le prénom en fonction des cultures, etc. Toutes ces règles gèrent la distance et la proximité qui est socialement admise, prescrite ou interdite entre individus, elles sont dynamiques et diverses. C’est ce qu’il y a de plus facile à apprendre et à gérer dans les organisations.
Le prénom en situation de premier contact peut aller du prescrit à l’interdit dans la sphère publique en fonction des cultures. Ainsi aux USA le prénom, ou first name, peut être utilisé dés le premier contact. Le prénom est prescrit. Il ne signifie pas la proximité d’où l’incompréhension des français qui interprètent l’usage du prénom comme un signe de proximité. En France le prénom n’est pas utilisé comme premier contact le plus souvent. Passer au prénom c’est montrer une certaine proximité. Le prénom est permis. En Chine l’usage du prénom est interdit dans la sphère publique. Il signifie l’intimité. Cet interdit explique pourquoi de nombreux chinois porte des surnoms ou des prénoms étrangers afin d’éviter l’usage de leur prénom en publique. Même si ce code est en train de changer avec les nouvelles générations, le prénom est interdit.
De même dire bonjour peut blesser en fonction des cultures. Au Sénégal : on peut dire bonjour plusieurs fois par jour. Ne pas le faire peut blesser. Le bonjour est prescrit. En France : on dit plutôt bonjour tous les jours et on se sert la main. Si on oublie cela peut être mal vu. Il est aussi prescrit. Aux USA : on se sert peu la main. Les contacts physiques sont réduits au minimum en dehors du Hug entre amis ou dans la famille. Il est donc permis. En Chine : on se sert la main la première fois que l’on se rencontre et on ne recommence pas le lendemain sous peine de blesser la personne qui peut dire qu’elle a été oubliée si on lui redit bonjour en lui serrant la main. C’est donc permis puis Interdit.
Mais souvent la culture disparaît au profit des effets de situation et des relations de pouvoir qui structurent la plupart de situations humaines. C’est pourquoi, en organisation, utiliser l’explication culturelle sert plus souvent à attribuer un nom aux problèmes qu’à expliquer les problèmes réels. Cela peut-être une façon d’évacuer l’autre au titre qu’il est français, anglais, allemands, grec ou polonais. Bien souvent les problèmes interculturels relèvent de problèmes de management classique, d’organisation, de compétence ou d’intérêts divers qui s’organisent autour de zones d’incertitudes pertinentes pour l’action. C’est pour pourquoi la culture est une ressource stratégique pour légitimer des conflits ou des pratiques de coopération collective.
C’est ce que l’on retrouve aussi sous une autre forme partout dans le monde à travers les réseaux et appartenances culturelles comme dans le cas des grands corps de l’Etat en France, des guanxi politiques (réseau en chinois) en Chine ou du tribalisme en Afrique qui sont pour la plupart utilisés comme des ressources politique. Au Congo (cf. D. Desjeux, « La tontine situationniste », consommations-et-societes.fr/sections.php?op=viewarticle&artid=509) les membres du système politico-administratif se disent Lari ou Vili ou Mbochi en fonction de leur clientèle ethnique d’appartenance vis-à-vis d’un leader politique sans que cela renvoie de fait à une réalité prouvée par la « filiation ». La culture est une des bases importantes de l’organisation des réseaux dans la plupart des sociétés. C’est en ce sens qu’elle est une ressource stratégique.
Le protestantisme pour l’Europe du Nord, la catholicisme pour l’Europe du Sud ou le confucianisme pour l’Asie du Sud Est n’explique qu’en partie les succès économique de ces aires culturelle en fonction des époques. Par contre le fait qu’une partie des valeurs de ces religions aient été mobilisées dans le sens de la croissance économique est tout à fait plausible. La question revient à chercher qu’elles sont les valeurs qui ont été mobilisées et non pas à utiliser l’ensemble de la religion comme système explicatif. En effet chaque société sélectionne dans sa culture ce qui va dans le sens de ses objectifs en fonction des époques mais dans toutes les cultures on trouve des intégristes et des modernistes qui s’appuient sur la même religion pour défendre les idées opposées. En ce sens la culture est bien une ressource stratégique.
Conclusion
Dans une perspective stratégique, les valeurs ne sont pas fixes et immuables. Elles sont diverses entre les groupes et dans l’histoire d’une société donnée. Elles sont considérées comme des réservoirs de justification de l’action collective dans lequel chaque groupe puise en fonction de ses intérêts ou de ses priorités.
La culture sert bien souvent à désigner la source des problèmes sur un mode imaginaire que ce soit par rapport à l’Occident, l’Islam ou la Chine. La pertinence de la culture et des valeurs est donc relative aux situations, aux contraintes du jeu social et varie en fonction des échelles d’observation de la réalité. C’est l’importance des contraintes du jeu social qui explique l’écart qui existe entre les valeurs déclarée et les pratiques réelles et donc la valeur explicative limitée des essences culturelles pour rendre compte des problèmes du vivre ensemble, même si ces valeurs peuvent jouer un rôle déterminant à certaines périodes de l’histoire.